"Le
trio est en combustion totale."
ROBIN
TROWER : Victims Of The Fury 1980
Je
verse l'eau bouillante dans l'emballage de plastique, et quelques
minutes plus tard, me voilà avec un plein bol de nouilles chinoises
prêtes à déguster. Je pose mon repas sur la table en formica de la
cuisine, et je m'assied sur une chaise. Je mets la radio pour me
tenir compagnie. C'est dimanche soir, et sur les grandes ondes, c'est
l'heure du débat politique. Je n'ai pas le courage de changer de
station pour trouver plus agréable, plus divertissant. Après tout,
ce sera pour moi l'accompagnement sonore parfait pour basculer du
week-end vers la réalité du travail, le lendemain matin. Je souffle
sur les premières cuillerées de nouilles lyophilisées chaudement
reconstituées sous la lumière blafarde du néon de ma cuisine. Je
regarde par la fenêtre, et j'aperçois les lumières de la ville. Au
loin, le périphérique est chargé de la circulation des citadins
revenant de week-end. Les nouilles ne sont pas bonnes, et l'émission
de radio ne l'est pas davantage. C'est un dimanche soir triste en
banlieue.
Je
jette mon gobelet de plastique vide à la poubelle et j'éteins la
radio, ainsi que la lumière blanche de la cuisine. Je me dirige vers
le salon, et je me décide à prendre en main cette soirée avant
qu'elle ne bascule dans le sinistre absolu. Je fouille dans ma
collection de disques vinyles, et après quelques hésitations, je
décide de sortir l'album Caravan To Midnight de Robin Trower.
Le disque est sorti il y a plus d'un an, et je ne l'ai pas souvent
joué. C'est curieux, car j'adore profondément ce guitariste et son
groupe. J'étais allé les voir en 1977 aux Abattoirs de Paris, avec
Patti Smith en première partie. Ce fut un excellent show. Trower y
fut brillant, et le chanteur Jim Dewar avait la voix magnifique des
albums. Le set fut toutefois perturbé par quelques punks venus pour
Patti Smith. Robin reçut même une canette sur la tête. Après
s'être frotté le crâne en souriant, il reprit le concert,
imperturbable dans son art. J'avais mal au ventre de voir ce public
français incapable d'apprécier à sa juste valeur ce fantastique
artiste. Que pouvait bien pouvoir penser Robin de nous ? Il
devait se douter du tournant musical en train d'exploser en Europe.
C'est
que le Punk a apporté un vent de fraîcheur dans le Rock. Il lui a
permis de revenir à des chansons plus courtes et plus percutantes.
Mais c'était aussi la fin du Rock issu de la fin des années
soixante, toute cette musique progressive et psychédélique. Dans le
même sac, il y eut les héritiers du Blues anglais : Led
Zeppelin, les Rolling Stones…. Et mon Robin Trower, il en faisait
partie. Il avait fait partie des pionniers de la musique progressive
anglaise avec Procol Harum, avant de se lancer en solo avec une
musique héritée du grand Jimi Hendrix. Trower n'était pas du style
à improviser quinze minutes sur un morceau, mais il aimait
développer de longs et beaux chorus qui m'ont toujours donné le
frisson. Il voulait s'exprimer avec sa guitare, et il en avait mille
fois la capacité. Sa carrière s'est toutefois développée aux
Etats-Unis, avec un succès commercial indéniable.
Depuis
1977 et l'album In City Dreams, la musique du groupe se fit
moins hard et plus subtile, avec des tonalités Funk, les influences
de Santana et de la scène californienne. J'étais toujours très
amateur, mais en cette même année, apprécier un tel disque était
une erreur de goût qui vous projetait dans le panier des nazes. Mes
amis comme certains de mes collègues avec qui j'avais l'habitude de
discuter musique ne se privèrent pas de se payer ma tête. Ils ne
juraient que par Johnny Thunders, Sex Pistols, Clash, Stranglers ou
les français de Stinky Toys. Personnellement, je ne trouvais pas
tout cela bien excitant. Johnny Thunders et ses Heartbreakers avaient
grâce à mes yeux car il y avait deux sacrés guitaristes dans la
bande. Je me permis d'ailleurs d'en faire les héritiers de Robin. Je
préférais d'autres formations comme les irlandais de Thin Lizzy, où
les français de Little Bob Story et d'Océan. Mais une fois encore,
on me rabaissa au rang de vieux hippie ringard.
Le
Punk ne fit pourtant pas long feu. Lorsque sortit Caravan To
Midnight en 1978, les Pistols avaient disparu, et les autres
cherchaient un second souffle. Ce fut le début de la New Wave. Les
épingles à nourrices et les crêtes laissèrent la place à de
petits costumes cintrés gris d'employé de bureau, et les guitares
se firent moins mordantes. Caravan To Midnight me parut
pertinent : il était selon mon avis personnel le disque New
Wave de Robin Trower. Il y avait ce climat un peu froid et ces
mélodies squelettiques. Il restait bien sûr le groove impeccable de
Rustee Allen et de Bill Lordan, et ces éclats de soleil mélancolique
sur la plage déserte. « I'm Out To Get You », « Fool »
ou « It's For You » me semblaient si belles. Bien
évidemment, je fus bien seul à partager cette analyse dans mon
entourage. Et puis le disque ne fut pas suivi d'une tournée
mondiale, comme d'habitude. Cela me parut inquiétant, comme si le
groupe ne résistait pas à cette vague Punk qui aurait finalement eu
sa peau.
1979
s'écoula sans nouvelle de Robin Trower, et l'absence de livraison
discographique annuelle m'alarma particulièrement. J'étais bien
triste. Entre-temps, j'avais pris ce logement social en banlieue Est
de Paris, afin de partir de chez mes parents. Les immeubles étaient
neufs, tout était pratique. Mais il y régnait comme une angoisse
latente, une sensation de vide, de désincarnation. Et puis, pour
aller chez les disquaires ou les salles de concerts à Paris, c'était
plus loin, malgré le RER. Je me sentais un peu seul là-dedans. Je
ne croisais les voisins que le matin ou le soir, échangeant un bref
bonjour.
La
banlieue parisienne avait pour vocation de faire de la mixité
sociale. Pourtant, on sentait que les jeunes dans ses quartiers
étaient sous pression. Je me suis éloigné de mes collègues et de
mes amis, qui habitaient tous dans le Paris intra-muros. Toutefois,
je me suis fait un copain : Rachid. Ses parents étaient
d'origine tunisienne. Il avait trois ans de moins que moi, lui
vingt-deux, moi vingt-cinq. J'étais déjà limite un vieux pour lui,
surtout que j'avais un emploi installé depuis presque deux ans. Lui
alignait les contrats sur des chantiers de construction. On avait
fait connaissance dans le hall d'entrée. Je revenais un samedi de
mon tour des disquaires avec quelques albums, et il aperçut le
disque Powerage d'un groupe australien nommé AC/DC. Rachid
portait les cheveux longs et bouclés, un jean serré, un perfecto de
cuir et des bottes de moto, le look du parfait fan de Hard-Rock. Il
m'a vu avec mon petit costume et mes Clarks, et il m'a abordé en
montrant du doigt le disque : « Pas mal pour un
beatnik ! ». On a commencé à discuter ensemble. Il
connaissait AC/DC, mais pas cet album. Je lui ai proposé de venir
chez moi l'écouter, ce qu'il a fait. Ce soir-là, on s'est amusé
comme jamais. J'ai sorti une bouteille de bourbon, il a ramené de
l'herbe. On s'est envoyé le dit disque, et puis quelques autres que
j'avais et qu'il ne connaissait pas : Thin Lizzy, UFO… Il est
parti chez lui et a ramené des albums de Téléphone, de Trust, et
quelques simples anglais de Heavy-Metal : Motorhead, Samson,
Raven.
Les
soirées musique se firent régulières, et un soir, je lui passai un
album de Robin Trower que j'adorais : le Live de 1976. Il
fut impressionné par l'énergie et le feeling de la guitare, mais
conclut l'écoute avec une petite moue en me disant : « Ouais,
il joue super bien, mais ça rappelle quand même vachement Hendrix.
Ca sonne vieux. ». L'effet du kiff et du bourbon s'arrêta
aussi sec. Comment ce jeune impétueux osait critiquer Robin
Trower ? Comment était-ce possible qu'il n'eut pas perçu la
magie dans cette musique ? Je conclus le débat avec un sec :
« J'espère que tous tes mecs-là, ils sauront un jour avoir un
dixième de la puissance de Robin Trower. » Rachid éclata de
rire, puis nous mîmes sur la platine un disque qui faisait
consensus : Live And Dangerous de Thin Lizzy.
Cette
petite anicroche intellectuelle n'entama en rien notre amitié.
Pourtant, il resta comme une blessure. Rachid me faisait écouter
Trust, nous allâmes même les voir en concert à Pantin. Ils furent
effectivement fantastiques. Pourtant, il me manquait cette virtuosité
au service de l'émotion : les improvisations sauvages de Robin,
la voix puissante de Jim Dewar, les friselis de cymbales de Bill
Lordan. Je savais que Robin Trower allait leur en montrer. Je voulais
qu'il revienne avec un disque infernal qui mettrait tout le monde
d'accord.
Nous
étions en 1980, et je n'avais toujours pas de nouvelle de mon groupe
préféré. Le Punk avait définitivement mué en New Wave avec les
premiers synthétiseurs. Le Heavy-Metal s'était réveillé avec Iron
Maiden, Def Leppard, Saxon, Motorhead…. Alors que je flânais dans
les bacs, je tombai sur un album à la pochette noire et orange avec
un nom qui me pétrifia : Robin Trower. Le disque s'appelait
Victims Of The Fury, et il venait de sortir. Le vendeur,
Jeannot, qui me connaissait, encaissa le disque en souriant :
« Je me doutais bien que tu l'achèterais. Et mon pote, tu vas
pas être déçu. ». Dans le RER, je contemplai la pochette du
disque, avec ce fil barbelé orangé luisant sur un fond noir. Et il
y avait ce titre agressif : Victims Of The Fury.
Epluchant la pochette simple et sans fioritures, je constatai que le
Robin Trower Band était revenu à sa configuration originale de
1975 : Bill Lordan à la batterie, Robin Trower à la guitare,
Jim Dewar à la basse et au chant.
Je
suis excité, j'ai l'impression d'avoir de l'or dans mes bras.
Aussitôt rentré, je n'en peux plus. Je déchire le film plastique
autour de l'album, et je le pose sur la platine. Je suis pris à la
gorge par un chorus assassin de Robin Trower qui dégueule de larsen
sale. Le groupe se met en route. La basse est énorme, la batterie
puissante. Le morceau s'appelle « Jack And Jill », est je
suis déjà KO. Je suis tellement fasciné que je remets le diamant à
plusieurs reprises sur ce même morceau. Il sonne comme le Robin
Trower Band que j'ai toujours rêvé. Le chorus est somptueux,
hululant de wah-wah, agressif, possédé.
Le
second morceau s'appelle « Roads To Freedom ». C'est un
superbe Blues hendrixien. Sur l'entame du premier accord, on entend
l'amplificateur souffler. On est là, avec le Robin Trower Band, dans
le studio. Jim Dewar chante magnifiquement. Il module dans les aigus
avec brio. Robin l'accompagne avec des accords Blues crasseux. Il
ponctue de quelques chorus bluesy.
« Victims
Of The Fury » est un morceau étrange, presque New Wave. Il y a
beaucoup d'écho. Les paroles sont plutôt politiques, ce qui est
surprenant dans ce groupe. Et puis le chuchotement sur le refrain, la
reverb sur la guitare, le chant malsain de Dewar, la batterie
nerveuse de Lordan font de cet ovni sonore une superbe pièce de Rock
à part dans la musique de Robin, le Blues des années 80. Trower se
fend d'un beau solo de guitare éclairant de sa lumière ce morceau
triste.
On
pensait pouvoir souffler, mais le trio enchaîne avec l'infernal
« The Ring ». C'était un autre de ces morceaux que
j'attendais tant. Il est heavy, sale, violent, sans concession. Le
trio est en combustion totale. Il est même au-delà : je le
trouve indépassable de puissance, de brio, de virtuosité. J'ai
l'impression que rien n'équivaut ce disque en termes de qualité. Il
est plus que parfait. Le son de guitare est ahurissant de violence et
hargne, bien davantage que le premier Iron Maiden. « Only
Time » est un Blues sale et lumineux. Je retrouve la sensation
de bien-être des albums passés : Bridge Of Sighs, For
Earth Below, Long Misty Days… Sur le solo, la wah-wah
déchire l'air avec une férocité rare. Les morceaux sont courts
mais intenses. « Only Time » se termine en furie
électrique.
Voilà
déjà quelques morceaux infernaux. Mais d'un coup rugit « Into
The Flame ». Il s'agit d'un Blues moite, tendu, poisseux, gorgé
de wah-wah. Le son est brut, on a l'impression d'être avec les trois
musiciens dans une pièce aux murs sombres. La guitare bave de
hargne. Il n'y a pas de guitare rythmique sur le solo, juste la
ligne simple de basse. Robin Trower joue avec les vides et les
silences. Ce genre d'exercice n'existe plus en 1980, mais Trower
vient de le réactiver. Le Blues d'acier revit avec Robin. « The
Shout » est un uppercut de Blues. Mais il est surpassé par le
fantastique « Mad House ». La rythmique est rapide et
vive. Le travail de cymbales de Bill Lordan est impressionnant. La
guitare rugit, Jim Dewar est un animal grondant, possédé par le
Blues.
Je
terminai le disque terrassé. Robin Trower venait de renaître de ses
cendres. Je le fis écouter à mon pote Rachid. Je vis son visage
faire des expressions curieuses. Il semblait perplexe, entre
admiration et retenue. Ce Blues incandescent venait de le terrasser,
je le savais. Il finit par lâcher : « La vache, ça
tabasse ! » Ce nouvel album, hors du temps et des modes,
était un obus à fragmentation. La guitare de Robin eut le dernier
mot.
Je
me couchai, la sensation de la revanche enfin venue. J'avais hâte de
voir la tête de mes amis de Paris, leur en montrer. Mais je me
demandais si nous n'avions pas changé de route, moi d'un côté, eux
là-bas. Rachid comme moi, nous étions ces êtres de banlieues à la
dérive, à la recherche de la flamme électrique, l'étincelle de
rage du Rock. La froideur du béton résonne sur « Into The
Flame ». Un avenir meilleur nous attend.
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