KILLING
JOKE : Absolute Dissent 2010
Alors
que ma destinée s'améliore, je flirte avec le chaos. Je suis en
formation en banlieue lyonnaise, et je fais le trajet à pied entre
l'hôtel et l'école. Il n'y a qu'une demi-heure de marche, et en ce
début de mois d'avril, le temps est clément. La fraîcheur du matin
me réveille avant la journée d'enseignement, essentiellement axé
sur le sacro-saint management. Je prends ce moment avec un certain
détachement. Je sais que c'est l'étape obligée avant de bénéficier
d'un emploi mieux rémunéré et plus intéressant … où il n'y
aura aucun management.
J'ai
trop vécu ces situations de direction, ces conflits de personnes par
le passé. J'ai trop vu de misère sociale, j'ai trop été confronté
à la glaciale résignation des directeurs en charge des « projets
de service », l'équivalent des plans sociaux dans le privé.
J'ai connu l'ascenseur émotionnelle, lorsque tu apportes à tes
troupes. Et que cela se confronte aux objectifs d'économie funestes.
Sauf que l'on ne vire pas, on ne remplace pas. Et on écrase ce qu'il
reste. Comme dans le secteur privé.
J'ai
toujours eu une haute estime du service public, de la place de l’État
dans l'architecture de la société, et son équilibre. Je vais
devenir ce que l'on appelle un « chargé de mission »
dans le monde vaste et bien flou de la protection de biodiversité
dans une région, la Franche-Comté, à l'équilibre bien fragile. Je
vais tenter à mon petit niveau de sauver ce qu'il reste à sauver,
et de protéger cette richesse animale et végétale des barbares
ultra-libéraux, autant que je puisse faire, pour ma fille, et pour
préserver mes souvenirs d'enfant du Jura.
Le
trajet entre l'hôtel et l'Ecole Nationale des Travaux Publics de
l’État n'est pas vraiment l'exaltation de la biodiversité et de
la transition écologique. Il s'agit de relier Villeurbanne à
Vaulx-En-Velin à pied, en longeant des boulevards, des autoroutes et
des rocades colmatés de circulation automobile, et des quartiers
sales où règnent une misère latente.
Je
suis parfois accompagné de collègues, mais cela est irrégulier, en
fonction du temps. Je me tiens à cette errance matin et soir.
Peut-être ai-je en tête les verres de bières consommées au centre
de Lyon, entre la place Bellecour et la place des Terreaux, ou ces
excellents repas dans les brasseries et les « bouchons »
lyonnais. Je dors de toute façon peu, et je me couche vers une heure
du matin. Toutefois, le contact de l'air matinal me permet d'évacuer
mes dernières brumes nocturnes. C'est sans doute la belle vie en
réalité, après sept longues années à tenter un concours des plus
courus dans la fonction publique. Nous sommes une poignée d'élus
parmi un océan de candidats au fameux ascenseur social cher à
l'administration française.
Je
fais parfois le trajet seul, et cela ne me dérange guère. Malgré
la misère des paysages, je dévore les photographies autour de moi,
insatiablement. Et puis, lors d'une pause entre deux séquences de
cours, je rencontre à la machine à café une collègue de
formation : Hélène. Quelques collègues masculins l'ont déjà
repéré, car elle ne laisse guère indifférent. Certains m'en ont
déjà parlé, quelques objectifs graveleux circulent. Je trouve cela
puéril et bien médiocre. Mais ce matin, c'est avec moi qu'elle
entame la conversation. Sa silhouette est frêle et menue. Elle n'a
qu'une petite trentaine d'années. Ses cheveux bruns, droits et longs
dessinent son visage de bien jolie manière. Elle est souriante, la
peau claire, avec de jolies fossettes. Ses yeux sont d'un bleu très
clair. Son sourire est permanent. Elle aime rire, se moquer, parfois
un peu brutalement, avec un côté décalé et revêche qui me plaît
énormément. Ma personnalité se libère, je plaisante également, à
froid, avec un ton décalé. Elle apprécie énormément.
Nous
échangeons sur nos carrières en bons fonctionnaires. La discussion
est agréable. Je me permets de lui poser quelques questions, elle
fait de même. Nous sommes en phase, avec ce même côté sarcastique
et noir. Il n'y a aucune séduction entre nous, juste un excellent
contact. Je ne sais pas quel âge elle a. Elle me semble jeune, et
moi, je me sens vieux et pataud. Il n'y a que des échanges rieurs.
Nous nous loupons une première fois à discuter davantage en dehors
de la journée de formation. Elle va boire un verre à Lyon avec un
groupe de collègues, elle m'invite. Mais elle monte dans le bus, et
moi, je poursuis à pied. Finalement, nous sortirons ce soir-là à
deux endroits différents. Je n'ai pas pris la peine de lui demander
un numéro de téléphone.
Le
lendemain, nous nous croisons à nouveau. Elle me fait la bise
spontanément et me parle de sa soirée. Je lui évoque la mienne, un
brin plus riche et mouvementée. Elle me demande pourquoi nous nous
sommes loupés. Je lui explique que je viens et je repars à pied,
c'est un principe personnel. Son joli regard bleu ciel se cale dans
mes yeux et elle me demande si elle peut venir avec moi, car elle
aimerait bien marcher un peu avant la journée de formation.
Seulement, elle n'a pas envie de faire le chemin seul, le paysage
n'est pas très rassurant pour une femme seule. Sans enthousiasme
démonstratif, j'acquiesce avec un sourire. Nous échangeons nos
numéros de téléphones pour nous tenir au courant l'un et l'autre.
La
soirée va encore se dérouler dans un bar à bières fort agréable
des quais de Saône. Je me couche un peu vaseux, mais lorsque le
réveil sonne, je suis plutôt en forme, malgré mon corps de presque
quarantenaire un peu tanné. Je décide d'envoyer un message à
Hélène pour l'informer que je vais partir d'ici une quinzaine de
minutes, si cela lui convient. Elle me demande cinq minutes de plus
que je lui accorde bien volontiers. Finalement, lorsque je rejoins le
hall d'entrée, elle est déjà là, souriante, portant une casquette
de laine à carreaux et un élégant manteau de feutre gris clair.
Nous
partons ensemble, et nous discutons sur le chemin. Il n'y aura aucun
temps mort. Aucun des deux ne se forcera. La conversation est
relancée en permanence entre elle et moi. Il y a une envie de se
connaître. Le premier aller et retour sera réservé à des échanges
sur nos expériences professionnelles. J'ai un passé plus complexe
et riche. Elle évoque des situations que je lui laisse développer.
Un peu trop volubile, je trouve instinctivement une situation
comparable pour la rassurer. Mais j'angoisse. Je ne veux pas paraître
arrogant, celui qui sait tout, qui a tout vu. Je fais attention à la
durée de mon explication, j'essaie d'être concis. Elle m'écoute
avec attention, me pose des questions : elle s'intéresse très
sincèrement. Je suis un peu déstabilisé, mais son attention
naturelle est délicieuse.
La
discussion est douce et agréable, avec des rires et de la
connivence, malgré le fait qu'elle se décrive comme une jeune femme
dure et sans concession. Dans ses propos, elle n'a certes aucune
volonté de plaire à quiconque, et n'hésites pas à dire ce qu'elle
pense, quitte à en rajouter dans l'humour noir. Mais notre
discussion semble justement hors du temps, elle me fait l'honneur
d'apprécier ma compagnie. Nous évoquons nos carrières
professionnelles, puis nos vies, nos loisirs, nos déconvenues
amoureuses aussi. Il ne se joue rien de particulier entre nous, aucun
jeu de séduction, mais une complicité évidente s'installe. Nous
oublions les tristes paysages urbains qui nous entourent, les odeurs
putrides qui souillent nos fosses nasales. Nous rions même de bon
coeur de certaines observations insolites ou navrantes, comme pour
exorciser la folie de ce monde sordide.
Le
Rock sait aussi se faire industriel. Il évoque bien sûr les
angoisses de la ville dans le Blues-Rock ou le Heavy-Metal. Mais il
sait aussi faire vivre pleinement le sentiment physique. Cela
s'appelle par facilité le Rock Industriel. Le terme ne veut pas dire
grand-chose, regroupant dans une grande marmite les formations
utilisant des tempi ou des thèmes martiaux et inquiétant, et usant
de de synthétiseurs glaciaux inspirés de la New Wave anglaise du
début des années 80.
L'un
des fondateurs s'appelle Killing Joke et est anglais. Il est fondé à
la fin de l'année 1978 comme un groupe Punk, et arrive à la
remorque du mouvement. Le mouvement est en train de muter d'un Rock
direct inspiré des Stooges et du MC5 vers quelque chose de plus
sophistiqué et évocateur de la Grande-Bretagne sordide de l'époque.
Le line-up s'assemble en quelques semaines, et ne bougera quasiment
plus : Jaz Coleman au chant, Kevin Walker dit Geordie à la
guitare, Paul Ferguson à la batterie, Martin Glover dit Youth à la
basse. Il semble évident dès leur premier album, Killing Joke,
en 1980, que l'influence de Joy Division est majeure. Le Punk
Hardcore joue également un rôle, ainsi que, dans une moindre
mesure, le Heavy-Metal de Black Sabbath.
Ce
premier album va devenir une référence du Post-Punk, mais la
discographie de Killing Joke ne souffre en réalité d'aucun mauvais
disque. Dès le début, il se dote d'une imagerie violente,
révolutionnaire, jouant avec les codes du nazisme et des
totalitarismes. Jaz Coleman apparaît sur scène le visage maquillé
de blanc et de coulures noires, et les yeux charbonneux, presque
Black-Metal avant l'heure. A partir de 1983, Killing Joke injecte des
synthétiseurs à son Punk-Rock métallique et tribal. Le groupe
connaît un succès certain en Grande-Bretagne, mais aussi dans le
reste de l'Europe ainsi que dans d'autres contrées australes fort
surprenantes. L'album Night Time en 1985, leur cinquième,
atteint la 11ème place des meilleurs ventes d'albums en
Grande-Bretagne. C'est le sommet de leur carrière commerciale. Le
disque dispose de morceaux fabuleux à commencer par le superbe et
prenant « Love Like Blood » et sa mélodie romantique. Il
y a aussi le titre « Eighties » qui sera largement copié
par Kurt Cobain pour « Come As You Are » de Nirvana. Des
rumeurs de dossiers de procès firent long feu, mais en réalité,
Killing Joke n'entreprendra rien. Jaz Coleman ne manquera toutefois
pas de faire remarquer les similarités entre les deux chansons.
Toutefois les sarcasmes cesseront lorsque Kurt Cobain se donnera la
mort.
La
fin des années 80 est consacré à une musique dans la veine de
Night Time, mais avec davantage de synthétiseurs et de
mélodies gothiques. Killing Joke tente de rallier l'esprit d'un
Simple Minds, mais cela ne porte pas ses fruits.A la fin des années
80, Geordie et Coleman sont seuls à bord. Ferguson part en 1987, et
Youth a déserté en 1982 pour être remplacé par Paul Raven.
Pourtant, au début des années 90, Killing Joke renaît de ses
cendres avec des albums marquants : Pandemonium en 1994
qui voit le retour de Youth à la basse, mais aussi Killing Joke
en 2003, la batterie étant tenue par Dave Grohl...
Les
prestations scéniques sont également marquantes, le charisme de Jaz
Coleman jouant un grand rôle. Mais Geordie et sa grosse Gibson
demi-caisse dorée n'est pas en reste. Toutes les pièces sont
rassemblées en 2008 : Coleman, Geordie, Youth et Ferguson. Ils
enregistrent même leurs répétitions en vue de la tournée à
venir, et les publient avec le disque : Duende – The
Spanish Sessions en 2008. On peut entendre les quatre musiciens
jouer en direct une sélection de leur meilleurs morceaux depuis le
début de leur carrière, que tous furent là ou non. Ils ne se
quittent plus depuis. Comme quatre amis fraternels, ils ont su
trouver un équilibre faisant passer leur amitié indéfectible en
premier. Et la version ainsi captée de « Love Like Blood »
est sans aucun doute une des meilleures de toutes, supérieure à
l'originale.
Cette
union retrouvée a accouché de l'album Absolute Dissent en
2010. Il est tout de même rare de s'enthousiasmer pour le disque
d'un artiste ayant trente ans de carrière. Souvent, on adore les
disques historiques, ceux des dix ou quinze premières années. Et
puis ceux, récents, qui sonnent mieux que la moyenne, dans des
line-ups souvent largement remaniés dans lesquels ne subsistent
souvent qu'un seul membre du groupe original, le guitariste, le
chanteur, voire même le batteur, font l'effet d'une satisfaction
polie. La grande force de Killing Joke, c'est qu'ils sont capables de
produire à tout moment un disque meilleur que ses « classiques ».
Night Time de 1985 égala Killing Joke en 1980, qui fut
surpassé par Pandemonium en 1994, qui trouve son écho en
terme de qualité avec Killing Joke en 2003.
Et
donc, Killing Joke publie Absolute Dissent en 2010, dont la
qualité équivaut à ses meilleurs albums depuis trente ans.
Absolute Dissent est un disque puissant,
violent. Il faut savoir puiser dans la discographie de Killing Joke.
Il y a quelques écueils, certaines chansons moins plaisantes sur de
grands albums. Sur ce disque, la musique prend à la gorge dés le
premier accord et ne lâche plus rien jusqu'à la fin. Le son est
magnifique, puissant, sans doute le meilleur que Killing Joke n'ait
jamais eu. Et les morceaux sont absolument tous fantastiques.
C'est
la quintessence de ce que Killing Joke a produit depuis sa carrière.
On y trouve des scories de tout, alimentant un torrent de musique
sombre, illuminée de quelques éclairs de lumière céleste sur
certains refrains. Curieusement, ce disque n'est que très rarement
cité. Pourtant, il renferme ce que Killing Joke a produit de plus
homogène, de plus classieux sur soixante-deux minutes. Cela
représente un aller-retour avec ma collègue entre l'école et notre
hôtel, très exactement.
Jaz
Coleman est brillant vocalement. Geordie emplit l'espace sonore de
ces riffs de guitares farouches et romantiques. Youth et Ferguson
sont une section rythmique fabuleuse, la meilleure depuis celle de
Peter Hook et Stephen Morris de Joy Division : inventive,
puissante, originale, virtuose et personnelle.
Chaque
morceau de ce disque m'évoque tant de choses. La mélancolie féroce
naturelle de Killing Joke alliée à leur prise d'âge fait que toute
cela résonne puissamment dans mes tripes. En ces heures sombres, le
riff illuminé de soleil noir de « Absolute Dissent »
traduit la folie de ces société ultra-libérales. « The Great
Cull » est une charge ahurissante d'électricité, quelque
chose de largement aussi violent que le meilleur des groupes de
Thrash-Metal le plus affûté. Les titres s'enchaînent sans répit,
comme une charge de colère légitime. « Absolute Dissent »,
« The Great Cull », « Fresh Fever From The Skies »,
et « In Excelsis » semblent relier pour créer un mur
sonore absolument imprenable. Cet album est un assaut féroce. Il n'y
a aucun temps mort. Ce disque vit, profondément, presque
auto-alimenté par sa propre énergie : « Endgame »,
« The Raven King », « Honour The Fire »….
J'ai
immédiatement pensé à ce disque lorsque j'ai commencé à discuter
avec Hélène dans ces territoires infâmes. Elle était cet élément
de délicatesse dans ce monde infâme. Elle se montrait forte, mais
voulait un peu de protection. Je lui ai apporté cette sécurité
réconfortante. Elle a pu venir à pied à la formation. J'ai pu
faire sa connaissance. Et nous avons pu partagé une complicité
naturelle entre personnes qui se comprennent, comme si tout était
évident, sans rien attendre.
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