"Le
set bascule dans un équarrissage en règle. "
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juillet 1980 : Judas Priest au Nassau Coliseum de New York
En
1980, Judas Priest atteint enfin le toit du monde. Après presque dix
années d'existence, et six albums dont un live enregistré au Japon,
le quintet de Birmingham récolte le fruit de son travail acharné.
L'album British Steel sort en avril 1980. Il se classe 4ème
des meilleures ventes d'albums en Grande-Bretagne, et 34ème aux
Etats-Unis où il devient disque de platine. Globalement, il se
classe partout dans le monde, sauf en France…
Certes,
le travail a payé, mais le contexte se prête également au succès
d'un groupe sans concession comme Judas Priest. Le heavy-metal est en
plein renouveau, grâce à une nouvelle génération de groupes
anglais que la presse appelle NWOBHM (New Wave Of British
Heavy-Metal). Ils s'appellent Iron Maiden, Saxon, Def Leppard,
Diamond Head, Witchfynde, Tygers Of Pan-Tang, Venom, Raven,
Samson….Ils emmènent avec eux une autre génération de groupes
plus expérimentés apparue au milieu des années 70, et qui sont
aussi leurs mentors : Thin Lizzy, Budgie, UFO, Motorhead et bien
sûr Judas Priest. Grâce à la NWOBHM, toute ces formations trouvent
enfin le succès, où bénéficient d'un regain d'intérêt.
Judas
Priest est, avec Motorhead, l'un des groupes les plus acérés, les
plus violents du circuit mondial. Leur look et leur musique vont
devenir des étendards de la culture heavy-metal. Il connaît aussi
une petite mutation musicale qui semble à priori anodine, mais qui
va achever la conquête du succès du groupe. D'abord, musicalement,
Judas Priest se débarrasse de ses dernières scories psychédéliques
qui traînaient encore sur ses albums de la fin des années 70. Le
quintet ne tourne pas le dos à son ancien répertoire, loin de là,
c'est lui qui a forgé leur réputation. Mais les nouveaux morceaux
vont se montrer plus simples, davantage basés sur le riff assassin.
L'arrivée d'un nouveau batteur n'y est pas pour rien.
Le
batteur Leslie Binks s'en va en août de l'année 1979 après presque
trois années de bons et loyaux services. Grâce à Les Binks, Judas
Priest a atteint la première division du heavy-metal mondial, et a
enregistré sans doute deux des meilleurs albums du genre en 1978 :
Stained Class et Killing Machine. Mais le rythme
infernal de tournée finit par achever le batteur barbu. Judas Priest
sent que les choses bougent autour de lui. Ils ont trouvé leur
image, leur son. Ils sont un gang ultra-acéré sur scène, qui n'a
littéralement peur de personne, pas même des meilleurs concurrents
outre-Atlantique comme Rush, Aerosmith, AC/DC et Ted Nugent. Pour
l'anecdote, les australiens d'AC/DC et Judas Priest partageront
l'affiche à de nombreuses reprises entre 1977 et 1979, et notamment
à Paris, au Pavillon de Paris.
A
l'automne 1979, Judas Priest doit assurer de nouvelles dates
américaines après que son album live, Unleashed In The East ait
pris par force le Top 100 US en octobre. La scène « brummie »
anglaise est une grande famille. Les Brummies sont les habitants du
« Black Country », le secteur mineur et sidérurgique
autour de Birmingham et Sheffield, et incluant le Pays de Galles. La
scène musicale va être, dans les années 70, l'une des plus vivaces
du pays, s'opposant à celle de la capitale, Londres. Dans le Black
Country apparaît The Move, Black Sabbath, Judas Priest, Budgie, mais
aussi Chicken Shack, Trapeze avec le bassiste chanteur Glenn Hughes.
Deux membres de Led Zeppelin sont originaires du Black Country :
Robert Plant et John Bonham.
Lorsqu'il
s'agit de trouver un musicien de remplacement rapidement dans un
groupe du Black Country, on cherche dans le circuit des copains :
c'est un gage d'entente mutuelle. Lorsque Black Sabbath perd Ozzy
Osbourne en 1977, il est remplacé par Dave Walker de Savoy Brown,
originaire de Birmingham. Lorsque Black Sabbath cherche un batteur en
1983, il recrute Bev Bevans, l'ancien batteur des Move, originaire
de… Birmingham.
Alors
aux Etats-Unis, Judas Priest se retrouve sans batteur. Ils cherchent
un nom, et un groupe revient à l'esprit : Trapeze. Ce groupe
originaire de Birmingham, fondé en 1969 comme Judas Priest, va
connaître un succès étonnant aux USA, et notamment au Texas.
Jusqu'à la fin des années 70, Trapeze ne va remplir que de petits
clubs en Grande-Bretagne alors que les stades s'ouvrent à lui à San
Antonio et Dallas. Le trio anglais connaît de nombreux sursauts.
D'abord, son prodigieux bassiste-chanteur, Glenn Hughes, rejoint le
troisième line-up de Deep Purple en 1973, celui de l'album Burn.
Trapeze va poursuivre en quatuor avec un deuxième guitariste :
Rob Kendrick. En 1979, Trapeze stagne, et la formation va éclater.
Rob Kendrick rejoint Budgie. Et Judas Priest décide de proposer le
poste de batteur à Dave Holland, qui accepte des deux mains. Le
guitariste fondateur Mel Galley va poursuivre encore deux ans avec le
chanteur Peter Goalby. Puis Galley rejoindra Whitesnake à la fin de
l'année 1982, et Goalby, Uriah Heep. Trapeze aura donc été un
sacré vivier de talents.
Dave
Holland est un choix particulièrement judicieux. Outre le fait qu'il
soit de la même génération que les musiciens de Judas Priest,
qu'il porte la moustache, et qu'il soit issu du même circuit
brummie, il a une frappe particulièrement efficace qui va être un
atout majeur. Holland est sans doute l'un des batteurs les plus
précis, les plus carrés, les plus puissants du rock avec John
Bonham. Comme ce dernier, il combine précision métronomique, swing
et lourdeur. Mais Holland pousse la chose un cran encore au-dessus.
Moins foisonnant que Les Binks, issu du circuit progressif et jazz,
il sait placer ses roulements de caisses avec parcimonie et
précision. Ce qui lui importe, comme John Bonham, c'est l'impact.
Propulsé par un tel moteur, Judas Priest devient une bête sonore
indestructible. La tournée américaine qui suit fait tomber les
dernières résistances, et le premier bootleg de Judas Priest est
capté avec Dave Holland à la batterie en novembre 1979 à New York.
Ne
se donnant décidément aucun répit, Judas Priest retourne en studio
avec un nouvel ingénieur du son qui vient de faire des miracles sur
l'album live Unleashed In The East : Tom Allom. Il va
devenir leur producteur attitré jusqu'en 1989, et a fait son grand
retour en 2018 pour le disque Firepower. Il est capté en
janvier et février 1980 aux Startling Studios d'Ascot. Le contexte
musical est favorable au heavy-metal et Judas Priest. Mais le
contexte politique est aussi intéressant.
Depuis
l'arrivée de Margaret Thatcher à la tête du gouvernement
britannique en 1979, le pays subit la politique ultra-libérale de
celle que l'on surnommera la Dame de Fer. Elle va privatiser les
charbonnages d'état et la sidérurgie anglaise, provoquant la
fermeture de très nombreux sites, et la mise au chômage de très
nombreux ouvriers. Des grèves massives et violentes débutent
pendant de longs mois. Un bras de fer s'engage entre le Black Country
et la Dame de Fer. Il se terminera par la capitulation des mineurs et
des ouvriers, qui perdront tous leur travail. Dans ce contexte pour
le moins violent socialement parlant, Judas Priest va se montrer
ostensiblement solidaire avec ses terres d'origines. L'album va
s'appeler British Steel en hommage aux usines sidérurgiques
de Birmingham et Sheffield dans lesquelles Tony Iommi de Black
Sabbath perdra deux phalanges sous une presse en 1968. La pochette
sera une lame de rasoir dans une lumière rouge sanglante, portant
toute l'agressivité et la violence du contexte politique.
Judas
Priest va aller encore plus loin en obligeant CBS à commercialiser
l'album au prix très abordable de 3,99 livres sterling. Les
publicités dans la presse musicale affiche ostensiblement le tarif
avec la mention « British Steal », « Le Vol
Anglais », nouveau clin d'oeil méprisant à Margaret Thatcher.
Certes, les membres de Judas Priest ont tous connu la dureté du
milieu ouvrier du Black Country. Mais ils en sont tous solidaires.
Ils aiment ces hommes et ces femmes qui ont été à leurs côtés
durant ces années de vaches maigres, et qui les ont soutenus sur
leurs premiers concerts. Kenny Downing dira en 1980 en interview que
le tempo de la musique de Judas Priest est celui des presses
hydrauliques des aciéries voisines de la maison de ses parents. Et
le tempo fracassant imprimé par Dave Holland en est le reflet
absolument brillant.
En
juillet 1980, Judas Priest débute sa tournée américaine du British
Steel Tour. Le quintet est devenu une coqueluche des radios pour ses
prestations scéniques redoutables. Les captations radios deviennent
légions dès 1978. La radio WLIR de New York capte leur set au
Nassau Coliseum du 5 juillet 1980. Judas Priest remplit alors les
plus belles salles européennes, mais les stades américains sont une
autre affaire. Cela ne déstabilise en rien le groupe qui donne ses
tripes sur scène.
Judas
Priest vient d'atterrir de Grande-Bretagne, dans le contexte
politique et économique que je viens d'expliciter. Il a le couteau
entre les dents. Et ce set du 5 juillet va être une machine à
broyer de l'os. Et le public du Nassau Coliseum va subir un assaut
frontal de soixante-quinze minutes sans pitié.
Il
débute par une série d'excellents morceaux courts. Rob Halford
arrive sur sa moto et la fait vrombir avant que ne débute le
redoutable « Hell Bent For Leather ». Puis il extirpe de
l'album Sad Wings Of Destiny de 1976 le morceau « The
Ripper ». Il perd son influence queenienne pour révéler son
atmosphère menaçante. Le travail vocal de Rob Halford est
hallucinant. Cet homme au combien humble, au flegme typiquement
britannique malgré ses tenues agressives, a un registre vocal
vertigineux, au moins égal à celui de Freddy Mercury. Et je dois
avouer ma sympathie évidente pour Halford, son humour, sa prestance,
son talent de parolier, malgré tout le respect que je peux avoir
pour le chanteur de Queen. Rob Halford est un garçon surprenant,
dont la simplicité déstabilise.
« Sinner »
est une de ces scories psychédéliques dont Judas Priest mettra un
terme à partir de 1982. Ce morceau a été composé pour l'album Sin
After Sin en 1977, et va devenir un tour de force pour Judas
Priest. Le guitariste Glenn Tipton, qui utilise beaucoup la Fender
Stratocaster, fait la démonstration de son talent, créant un climat
hard-psyché qui vrille les neurones de son audience. Et cette
version, sans doute l'une des dernières, est hallucinante. Mais en
1980, on attend plus concis. « Beyond The Realms Of Death »
retourne les tripes, mais bien plus encore lorsque l'histoire
rappelle que cette chanson fut celle du procès de Reno.
Le
set bascule dans un équarrissage en règle. Deux redoutables scies
circulaires viennent broyer de l'os : « You Don't Have To
Be Old To Be Wise » et « The Grinder », toutes deux
issues de British Steel. La version proposée ici de « Victims
Of Changes », originellement enregistrée en 1976, est
absolument exceptionnelle. Le tempo est fracassant, Rob Halford est
impérial, les guitares de Downing et Tipton sont divines. Ils
dessinent des arabesques de poussières de carbone dans le ciel. Ils
vivent cette terre qui se meurt.
« Steeler »,
issu du nouvel album, vient fracasser encore une fois les espoirs
d'un groupe serein. On découvre le côté implacable qui fusionne la
batterie infernale de Holland, la basse implacable de Ian Hill, et
les guitares tranchantes de Downing et Tipton. Le freak-out final
emporte tout sur son passage.
Le
concert se termine par près de treize minutes de « Genocide »,
morceau issu du second album Sad Wings Of Destiny. KK Downing
et Glenn Tipton deviennent enragés, soutenus par leur
percussionniste infernal. C'est une cathédrale de riffs et de chorus
hallucinés.
« Tyrant »
sert de rappel, comme « The Green Manalishi », une
reprise de Fleetwood Mac avec le guitariste de blues Peter Green.
L'homme perdra pied après son départ du groupe en mai 1970. La
folie de cet être brillant est parfaitement en accord avec la folie
de ces cinq hommes sauvages qui coulent sur le monde une épaisse
couche d'acier en fusion.
Ils
seront autant les maîtres de la NWOBHM que du Thrash US et européen.
Mercyful Fate et Celtic Frost leur doivent beaucoup, ainsi que les
groupes français comme Vulcain, Trust et Warning. On ricane encore
de leurs costumes de simili-cuir rouge et noir. Mais ces gaillards
étaient de véritables visionnaires dont l'oeuvre fait encore
frémir, plus de quarante années plus tard.
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