"Plus
d'un an après, tout cela se réveille encore parfois, me mordant les
viscères."
JOURNEY :
Frontiers 1983
J'aurais
aimé ne jamais connaître cette situation. J'aurais voulu que tout
continue, mais il m'a fallu me résoudre à l'évidence : notre
relation n'allait nulle part. J'ai pris la décision de partir, une
fois encore. Second échec. Un an auparavant, nous nous sommes déjà
retrouvés au bord de ce précipice. J'ai erré quelques semaines
dans les rues froides, d'hébergement en chambre d'ami, avant que tu
finisses par comprendre mes souffrances. Oh je n'étais pas exempt de
reproches. J'avais voulu vivre notre histoire comme je l'avais
imaginé, sans vraiment me préoccuper de ce que tu pensais. J'avais
l'impression de faire pour le mieux, mais je me trompais. Tu as fait
un pas vers moi, j'en ai fait un vers toi.
Il
m'a semblé que tout était reparti, encore plus beau, encore plus
fort. Mais nos caractères empoisonnés par les échecs passés et
nos fiertés mal placées ont eu raison de cette douce plénitude
amoureuse. Tout s'est brisé à nouveau. Tout a pris feu, avec une
intensité encore supérieure. C'était désormais évident : je
devais partir. Il fallait arrêter tout cela. Mon corps était en
train de se consumer de rage et de douleur. Notre amour était devenu
un poison qui me tuait à petit feu.
Lorsque
j'ai posé mes cartons dans mon appartement de célibataire, j'ai
ressenti à la fois le soulagement et la brûlure du manque de ta
présence. Il ne m'étais pas facile de tourner la page. J'avais tant
d'espoir, je repensais encore aux bons moments. Je m'imaginais tout
ce que nous aurions pu faire, indécrottable rêveur. Mais celle que
je voyais dans mes hallucinations n'étaient pas toi. C'était encore
un être fantasmé qui avait ton corps. Une fois encore, je me
fourvoyais à voir en toi quelqu'un d'autre, à nier ta personnalité,
celle qui, opposée à la mienne, fit trop souvent des étincelles.
Peut-être
avions-nous changé. Peut-être que les épreuves que nous eûmes à
affronter chacun de notre côté, côte à côte, avaient finalement
brisé la belle union qui était la nôtre, et par là même, nos
rêves de couple heureux et épanoui. J'étais maintenant seul avec
mes souvenirs, mes regrets, mes remords, et l'image de ton visage.
Nous nous revîmes ponctuellement après la rupture, et cela fut sans
doute une erreur de plus. Nous fîmes l'amour avant de nous séparer
à nouveau, pensant que cela était sans doute la meilleure manière
de renouer. Mais c'était en réalité un piège terrifiant. Car il y
avait en arrière-plan toutes les rancoeurs qui ne demandaient qu'à
exploser de nouveau. C'est ce qui arriva effectivement. Et je
préférai couper court, rompre tout contact, toute communication.
Discuter avec toi était devenu toxique pour moi. Comme une injection
d'héroïne, tu m'apportais bien-être et plaisir avant de me ravager
les tripes par le manque et les souvenirs qui volent dans le cortex
comme les flashes d'un mauvais trip.
Plus
d'un an après, tout cela se réveille encore parfois, me mordant les
viscères. Je n'y vois que du gâchis, je me suis résolu. La rupture
totale m'a permis de cicatriser, mais parfois, encore, il y a ces
images, ces scènes, ces incompréhensions, ces injustices qui
reviennent comme une mauvaise migraine. Souvent, cela se produit dans
des instants de faiblesse morale, de mélancolie. Il me suffit d'un
faux-pas aussi minime pour que remonte ces visions d'échec et de
douleur. Cela ne dure plus, au plus quelques minutes, avant de
s'évaporer. Mais avec le recul, je sais que j'ai touché de très
près l'enfer de la folie. Au fond, je suis encore fragile, et je le
sous-estime trop. Ces éclairs acides me rappellent à l'ordre
régulièrement.
Je
ne pensais pas qu'un jour Journey viendrait dans les pages de ce
blog. Pourtant, en voilà un album, et je le chronique parce qu'il
est temps pour moi de le faire. Oui, l'amateur d'électricité que je
suis est capable de mettre un genou à terre. Ce qui précède en
est, je crois, la preuve. J'écoutai souvent ce disque lorsque ces
flashes me revenaient. Mais longtemps, il me fut impossible d'en
parler sans que ma gorge se noue, étouffée par les sanglots
d'amertume.
Lorsque
je ressentis la force de ces chansons pour la première fois, je sus
que j'avais vieilli. Je fus longtemps à la recherche de la furie
électrique, avant d'être touchée par la grâce mélancolique du
Blues. Cela n'était en fait que le début pour moi de la découverte
de mon fort intérieur. Je n'étais en réalité pas si fort et
solide que je voulais le faire paraître. Mon caractère se forgea au
contact des impacts des munitions de l'adversité. Mais l'envers du
décor était bien plus fragile et sensible. Au fur et à mesure que
je découvrais la vie, ses difficultés, ses contradictions, et ses
joies artificielles, je finis par faire du Rock la soupape à ce
monde étriqué et brutal.
Journey,
j'en fis la connaissance dans mon adolescence comme l'exemple absolu
du groupe à détester : ultra-commercial, consensuel, comme
Foreigner. Et puis je tombai sur un vieux numéro de Best de 1976, et
je fis la découverte de la période obscure de Journey, celles des
années Jazz-Rock. Et donc, je baissai un peu la garde. Finalement,
je n'étais pas un mauvais bougre. Car vingt ans plus tard, je sais
aujourd'hui apprécier leurs albums à leur juste valeur. Je n'ai en
réalité jamais fermé la porte à la découverte et à l'émotion.
Finalement, l'histoire de Journey, c'est aussi celle, au départ,
d'une désillusion.
En
1970, Santana est sur le toit du monde. Après un triomphe sur la
scène du Festival de Woodstock en 1969, le groupe de Rock latino
s'envole vers les cimes avec le disque Abraxas. L'album brille
notamment par sa reprise de « Black Magic Woman » de
Fleetwood Mac, à l'époque encore groupe de blues-rock commandé par
le prodige génial Peter Green.
Alors
que le succès commercial s'installe, la consommation de drogues
augmente au sein du septet de San Francisco d'origine chicano. Le
guitariste et leader Carlos Santana commence à perdre pied devant ce
succès monstre qui l'inscrit dans l'arène des fines lames de la
six-cordes de l'époque. Comme Peter Green, il décide de prendre un
second guitariste : un petit protégé qu'il a repéré. Green
avait choisi Danny Kirwan, dix-huit ans. Santana choisira Neal Schon,
seize ans. Le gamin apparaît sur le troisième album de Santana,
III, en 1971. Comme le précédent, il est numéro un des
meilleures ventes d'albums aux Etats-Unis, et double disque de
platine.
Et
puis la machine se grippe. Carlos Santana sent qu'il perd pied. Le
succès commercial, l'argent, la drogue, l'alcool lui font tourner la
tête, comme à tous. Il découvre l'oeuvre de John Coltrane, et veut
réorienter sa musique vers quelque chose de plus spirituel. L'album
Caravanserai est un cauchemar pour la maison de disques.
Santana refuse de laisser filtrer quoi que ce soit. L'enregistrement
se fait dans la lumière feutrée des bougies et de l'encens. L'album
est un miracle sonore, mais est le contre-pied absolu des disques
précédents. Il accrochera toutefois la 8ème place des ventes
d'albums aux Etats-Unis et sera disque de platine. Mais Santana, le
groupe, est en pleine dislocation. Neal Schon participe au disque
live avec Buddy Miles et Carlos Santana dans le volcan de l'Ile Maui.
Puis c'est la déroute. Santana décide de se consacrer au bouddhisme
avec son ami John MacLaughlin, et la suite sera plus Jazz et
maîtrisé.
En
1973, le producteur de Santana Herbie Herbert décide de rebondir. Il
propose à Neal Schon et à l'organiste de Santana Gregg Rolie de
créer un groupe pour accompagner les artistes de la Bay Area de San
Francisco. Ross Valory et Georges Tickner deviennent respectivement
bassiste et guitariste rythmique. Prairie Prince des Tubes sera le
batteur. Rapidement, l'idée de backing-band de luxe tombe aux
oubliettes. Sur la proposition d'un roadie, le nom adopté est
Journey, et la musique sera Jazz-Rock Fusion. Trois albums plus tard,
Journey est dans l'impasse. Aynsley Dunbar, ancien batteur de Bowie
et Zappa, tient les baguettes. Tickner est parti, et les ventes
minables suggèrent qu'il faut un chanteur. Rolie assure le chant.
Toutefois, malgré ses capacités, il assume ses limites.
Robert
Fleischman est recruté, et devient le vocaliste de Journey sur la
tournée du troisième album : Next en 1977. CBS est
mécontent des ventes, même si elles progressent. Sur les conseils
insistants de leur label, ils embauchent un chanteur. Et sur cette
tournée, ils composent même une nouvelle chanson : « Wheel
In The Sky ». Toutefois, Fleischman refuse d'être manager par
Herbert, préférant garder le sien.
Après
avoir écouté la cassette de démonstration d'un jeune chanteur
nommé Steve Perry, Herbert en est convaincu : ce jeune homme
est providentiel. Pourtant, Journey a un chanteur. Aussi les managers
vont imaginer un stratagème. Perry va être présenté comme le
cousin du roadie John Villanueva, celui-là même qui eut l'idée du
nom du groupe. Pendant un soundcheck à Long Beach, Fleischman se
sauve pour boire un café. Herbert lance Perry au micro. Journey est
surpris. Herbert fait son annonce : Steve Perry est le nouveau
chanteur de Journey. L'intégration va coûter cher. Aynsley Dunbar
met son poste en jeu contre celui de Perry, qu'il ne peut supporter.
Il perd et part, remplacé par Steve Smith.
L'arrivée
de Steve Perry va provoquer un cataclysme : le groupe vend des
disques, énormément, grâce aux sept octaves de ce jeune homme. Il
a beau tenir son micro comme Guy Lux, son coffre retourne les coeurs.
Il apporte sa patte Pop aux chansons. Les albums Infinity,
Evolution et Departure deviennent tous triple album de
platine. Escape est le point d'orgue avec ses neuf disques de
platine. Le tube s'appelle « Don't Stop Believin ». Bien
que fraîchement accueilli dans le groupe, imposé par le management,
il devient l'homme providentiel.
Gregg
Rolie lâche l'affaire après le double l'album en direct Captured
en janvier 1981, remplacé par Jonathan Cain. L'orgue Hammond est
remplacé par les synthétiseurs au moment exact où les années 80
font leur apparition. Escape en bénéficie, même si « Don't
Stop Believin » est surtout porté par le piano. L'étape
principal sera le successeur de l'immense Escape :
Frontiers. Comment succéder à un album neuf fois platine aux
Etats-Unis ? En faisant encore mieux.
Et
c'est ce que va faire Journey. En 1983, les pantalons blancs pattes
d'éléphant et les chemises en satin disparaissent pour un look plus
simple et brut : jean, baskets, tee-shirt. Frontiers resserre
les liens avec le Rock dur et les explorations sonores électroniques.
La guimauve, si l'on peut appeler cela ainsi, se dissout dans une
douleur urbaine insaisissable. Qu'importe. Cet album renverse le côté
consensuel pour proposer une musique mélodique mais sans concession.
On découvre que ces mélodies cravachent avec férocité la chaire
implacable. Mais l'important n'est pas là. Cet album véhicule la
mélancolie des hommes dans l'échec sentimental. Il n'est plus
question de séduction.
Les
chansons poignantes sont là : « Separate Ways »,
« Send Her My Love », « Chain Reaction »….
Il y a de la ballade commerciale : « Faithfully »,
qui est une daube. Mais il y a tout le reste. Il y a un album
implacable de mélodies et de sonorités Rock. Cet album ravage le
coeur du trentenaire. Il n'est plus question de bon temps, de
s'amuser. Frontiers explore la douleur des hommes seuls, des
couples qui se séparent. C'est pour cela qu'il remue autant dans ma
chair.
2 commentaires:
Ach so !! Catastrophe ! Journey dans l'Electric Buffalo (... et après on se demande pourquoi le climat est devenu dingue).
Voilà bien un groupe que je ne m'attendais pas à voir dans ce blog. L'un des trois premiers ne m'aurait guère surpris, mais Steve Perry ... Ach so.
Quel grand écart entre Journey et Venom ... :-)
Toutefois, j'ai quelques vagues souvenirs de trois albums "Steve Perry" que l'on m'avait fait écouter. Un ennuyeux et sirupeux, un autre plus surprenant, assez innovateur avec un gros son en dépit de la place des claviers, et le troisième, un live, plutôt bon.
Eh bien "Frontiers" est celui "avec le gros son" ! Effectivement, "Wheel In The Sky" ou "Touchin, Lovin, Squeezin" sont plus sucrés, sans parler du look des musiciens dont Steve Perry avec leurs costards à pattes d'eph blancs et ce chanteur qui tient son micro comme Guy Lux.
Toutefois, il y avait de l'énergie, et de sacrées mélodies.
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