"Je
me souviens m'être blotti dans cette musique totalement inconnue des
adolescents de l'époque."
UFO : Phenomenon 1974
Je
me sens maussade. Je n'arrive pas vraiment à l'expliquer, mais
j'accuse le coup. Est-ce un trop-plein d'écriture ces derniers
temps ? Une surcharge d'activité professionnelle ? C'est
sans doute tout cela à la fois, mêlé à un temps gris et brumeux
qui colle au sol et qui alimente le vague-à-l'âme. A moins que ce
ne soit mon âge qui avance, et le constat terrible d'un monde qui
s'effrite inexorablement. Le mouvement social qui gronde dans le pays
semble confirmer cet état de fait : des villes de province, des
pans de campagne française entiers se décomposent dans la misère
et la disparition du tissu social. La province est désormais une
succession de villes en perdition où se croisent salariés pauvres,
usines fermées, et animations factices. Même la télévision ne
parle plus d'eux dans ses publicités, ses films ou ses
documentaires. Il n'est question que de professions libérales,
d'artistes, de citadins fortunés, de grosses voitures, de grands
restaurants, de luxe à la française et de destinations d'exception.
Parler de la province n'a rien de glamour. Ces gens n'ont rien
d'intéressant et pour cause : il ne peuvent rien faire,
puisqu'ils n'ont pas d'argent. Ce sont des lourdauds, des beaufs, des
gens qui se plaignent, sans ambition. Ils sont typiquement français,
comme on dit non sans un certain mépris.
J'ai
passé les fêtes à Albi, en famille. J'étais dans le Sud-Ouest, le
mythique et caricatural Sud-Ouest, avec ses bonnes tables, sa joie de
vivre, son soleil, et ses monuments en briques rouges. Pourtant, un
goût bizarre me caressa le palet. J'ai traversé la France profonde
de la Franche-Comté au Tarn en passant par la Saône-Et-Loire,
l'Allier et le Massif Central, et je n'ai vu que des campagnes
magnifiques gangrenées par la misère rampante.
Albi
ne fait pas exception. Petite ville de province bourgeoise,
préfecture de département, elle est une fierté nationale grâce à
son classement au patrimoine de l'UNESCO. Mais la ville est
aujourd'hui une coquille vide. Le centre est envahi de touristes, les
places ont été ravagées par des parkings souterrains privés et
des aménagements de granit gris immonde. Les petits commerces ont
fermé pour être remplacés par des opticiens, des banques, des
assurances et des chaînes de prêt-à-porter.
Les
animations de Noël sont elles aussi navrantes. Totalement
artificielles, ce sont les mêmes que partout ailleurs, sans âme :
projection de lumières sur les monuments, marché de Noël avec des
boutiques vendant du vin chaud et de la raclette au pays du foie
gras. Le pinacle fut cette scène ahurissante : sur ce même
marché de Noël, une baraque de marchand de vin, vendant du Tariquet
pas du tout local, faisait jouer un DJ diffusant de la grosse musique
électro sur laquelle des quarantenaires bobos bourrés dansaient.
J'enfonçai
les mains dans les poches de mon vieux blouson, je rentrai ma tête
dans mes épaules, et me dit que décidément, nous étions dans un
monde de cons. Je regardai ma fille de treize ans, qui elle aussi
était consternée, et me dit que peut-être, il y avait quand même
une sortie à toutes ces conneries.
Les
fêtes furent pour autant agréables, même si tout cela raviva un
fort sentiment de nostalgie. Les balades à la campagne ou à
Toulouse furent de bons moments, il y eut des îlots de joie dans ce
fatras d'imbécilités. Le trajet de retour fut pourtant curieux. Pas
que j'avais hâte de partir, ou que je voulus au contraire rester. Le
séjour est toujours trop court lorsque sept cent kilomètres vous
séparent de vos proches, et que le temps avance, inexorablement.
La
route est toujours pour moi une grande évasion intellectuelle. Le
bitume qui défile, les paysages qui se succèdent sont autant de
sources d'alimentation à mon imaginaire perturbé. Pour la première
fois, je n'écoutai aucune musique dans la voiture, juste la radio.
Je n'avais pas envie. Je voulais entendre une voix me parler. Et puis
je voulais écouter ce qu'il se passait dans le pays en ce nouveau
samedi de manifestation. Il y eut quelques passages de silence, car
dans le coeur du pays, il n'y a même pas la radio.
Une
fois rentré après avoir déposé ma fille chez sa mère, et après
avoir roulé neuf heures de suite, je rangeai tranquillement mes
sacs. Les images de mon séjour se succédaient dans le silence de
mon appartement. Je décidai de rompre ce calme en mettant un disque,
mais je ne sus que mettre. Et puis mon regard s'arrêta sur mes
albums de UFO. Je décidai d'en sortir Phenomenon. Et je le
posai sur la platine. Et je le trouvai incroyablement judicieux dans
cet instant.
Il
y a vingt-cinq ans, je venais d'arriver à Albi depuis un an. Mes
parents avaient décidé de quitter notre Jura natal pour le soleil
du Sud-Ouest, mais aussi pour fuir quelques calamités. Je ne m'y
sentis pas vraiment heureux au départ.
Au
fur et à mesure du temps, j'acquis deux visages. Il y avait l'élève
appliqué et plutôt sociable, et de l'autre, le fanatique de Rock
qui passait son temps seul à écumer les disquaires et les
libraires. Je dépensais tout mon argent de poche dans les disques.
Il y avait à Albi trois disquaires. Le premier était une sorte de
FNAC locale, vendant les albums à des prix prohibitifs. Mais il
avait quelques pirates et rééditions qui firent mon bonheur,
d'autant plus qu'il était facile de les négocier, vu que le
propriétaire n'y connaissait rien, et qu'il n'aimait pas les albums
qui traînaient.
Je
devins ami avec Marc de Watt, juste à côté du lycée, mon repère.
Et puis il y eut le disquaire de la place du Marché Couvert, et puis
un bouquiniste avec son père, qui au milieu de vieux bouquins, avait
un stock hallucinant de vinyles. Ils devinrent tous mes amis, car ils
faisaient partie de ma tournée du week-end. Je marchais des
kilomètres à pied pour aller les voir, discuter, écouter. Je me
souviens de ces après-midis fantastiques au milieu des bacs de
disques vinyles et des étagères de vieux bouquins à écouter
Humble Pie, Wishbone Ash,
Motorhead, Judas Priest, Jethro Tull…. Aujourd'hui, tous ces
amis se sont évaporés. Je
me souviens m'être blotti dans cette musique totalement inconnue des
adolescents de l'époque. Et
en moi bouillait cette musique Rock que je découvrais goulûment, et
que j'étais le seul à connaître.
C'est
dans un grand bac de vinyles vendus dix francs l'unité que j'achetai
cet album. J'en fis l'acquisition avec un autre disque de UFO :
Force It. Il y avait en fait toute la discographie. Mais mon
amour pour le son de la guitare électrique me fit opter pour ces
deux albums, parce que sur les autres il y avait des claviers, et
pour moi à l'époque, les claviers, c'était mal. Force It
fut longtemps mon disque absolu, mais Phenomenon me hanta
longtemps. J'aimais son côté rugueux, sa pochette étrange.
J'appris plus tard qu'elle était l'oeuvre de Hipgnosis, la société
qui créa les visuels de Pink Floyd.
Phenomenon
traîne dans ma vie depuis vingt-cinq ans, tranquillement, sans faire
de bruit. Et je me rend compte que j'achète chaque réédition en
disque compact. Et lorsque je le mis sur la platine en rentrant
d'Albi après les fêtes de Noël, il me revint dans le coeur comme
le souvenir d'un vieil ami.
Il
est difficile de décrire ce que représente la découverte d'un
disque vieux de vingt ans pour un adolescent des années 90. En
pleine ère du Metal, la pochette de Phenomenon semblait bien
inoffensive. Mais l'écoute de l'album vinyle de Phenomenon me
retourna. Il y avait une dureté Rock inédite, malgré la précarité
apparente de l'enregistrement.
En
réalité, cet album est excellent, et fondateur. Il est le premier
33 tours avec le nouveau guitariste, Michael Schenker, qui n'a que
dix-neuf ans. Schenker est d'origine allemande, et est incapable de
parler anglais. Mais cela n'est pas un problème. Michael est
mutique, il ne communique qu'avec sa guitare, comme Ritchie Blackmore
de Deep Purple.
Et
puis il y a des morceaux merveilleux sur cet album. Le choix de
Michael Schenker fut judicieux. Originellement, le bretteur de UFO
s'appelait Mick Bolton, mais le rythme des tournées lui fit prendre
la décision de partir. Schenker fut un remplaçant en pleine tournée
allemande, alors qu'il était lead-guitarist dans les Scorpions avec
son frère Rudolph à la rythmique. Mais déjà, ils rêvaient de
s'en séparer, alors qu'il n'avait que 17 ans. Michael Schenker fit
de UFO un groupe immense, c'est indiscutable. Et ce premier album
avec lui, Phenomenon, en est la preuve absolue.
Beaucoup
de compositions de cet albums sont devenus des classiques de scène :
« Oh My », « Doctor Doctor », « Rock
Bottom ». Et puis il y a les merveilles inconnues comme
« Crystal Light », et le poignant « Queen Of The
Deep ». Les UFO n'étaient pas des romantiques, et leurs textes
prêtent à caution. Mais ces garçons sont des prolos. Il vibre en
eux la Grande-Bretagne ouvrière. Cet album a une sonorité
maladroite, mais est doté de compositions redoutables. Les musiciens
de UFO sont des gamins, mais l'alchimie avec leur correspondant
allemand est telle qu'ils pensent atteindre un pinacle, avec une
pochette signée Hipgnosis, le label de celles de Pink Floyd.
Phenomenon atteindra la 202ème place des ventes aux USA, bien
loin du succès allemand. C'est un début, qui ne pardonne rien. Et
puis tout cela n'a aucune importance.
Cet
album garde en lui cette rugosité Rock qui me fera vraiment vibrer
sur l'album suivant, Force It. Mais j'aime surtout cette
alternance de mélancolie et de colère. Elle me parle de plus en
plus fort en moi, et je n'arrive pas à l'expliquer. Mais cet album
semble résonner dans mon passé. Et ce qui éclaire mon âme est que
ce disque soit la bande-son de mes souvenirs.
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1 commentaire:
Excellent article comme d'habitude.On ressent l'atmosphère du voyage et l'impression tenace qu'a eu ce disque dans votre vie.
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