samedi 19 janvier 2019

UFO 1974


"Je me souviens m'être blotti dans cette musique totalement inconnue des adolescents de l'époque."


UFO : Phenomenon 1974

Je me sens maussade. Je n'arrive pas vraiment à l'expliquer, mais j'accuse le coup. Est-ce un trop-plein d'écriture ces derniers temps ? Une surcharge d'activité professionnelle ? C'est sans doute tout cela à la fois, mêlé à un temps gris et brumeux qui colle au sol et qui alimente le vague-à-l'âme. A moins que ce ne soit mon âge qui avance, et le constat terrible d'un monde qui s'effrite inexorablement. Le mouvement social qui gronde dans le pays semble confirmer cet état de fait : des villes de province, des pans de campagne française entiers se décomposent dans la misère et la disparition du tissu social. La province est désormais une succession de villes en perdition où se croisent salariés pauvres, usines fermées, et animations factices. Même la télévision ne parle plus d'eux dans ses publicités, ses films ou ses documentaires. Il n'est question que de professions libérales, d'artistes, de citadins fortunés, de grosses voitures, de grands restaurants, de luxe à la française et de destinations d'exception. Parler de la province n'a rien de glamour. Ces gens n'ont rien d'intéressant et pour cause : il ne peuvent rien faire, puisqu'ils n'ont pas d'argent. Ce sont des lourdauds, des beaufs, des gens qui se plaignent, sans ambition. Ils sont typiquement français, comme on dit non sans un certain mépris.

J'ai passé les fêtes à Albi, en famille. J'étais dans le Sud-Ouest, le mythique et caricatural Sud-Ouest, avec ses bonnes tables, sa joie de vivre, son soleil, et ses monuments en briques rouges. Pourtant, un goût bizarre me caressa le palet. J'ai traversé la France profonde de la Franche-Comté au Tarn en passant par la Saône-Et-Loire, l'Allier et le Massif Central, et je n'ai vu que des campagnes magnifiques gangrenées par la misère rampante.

Albi ne fait pas exception. Petite ville de province bourgeoise, préfecture de département, elle est une fierté nationale grâce à son classement au patrimoine de l'UNESCO. Mais la ville est aujourd'hui une coquille vide. Le centre est envahi de touristes, les places ont été ravagées par des parkings souterrains privés et des aménagements de granit gris immonde. Les petits commerces ont fermé pour être remplacés par des opticiens, des banques, des assurances et des chaînes de prêt-à-porter.

Les animations de Noël sont elles aussi navrantes. Totalement artificielles, ce sont les mêmes que partout ailleurs, sans âme : projection de lumières sur les monuments, marché de Noël avec des boutiques vendant du vin chaud et de la raclette au pays du foie gras. Le pinacle fut cette scène ahurissante : sur ce même marché de Noël, une baraque de marchand de vin, vendant du Tariquet pas du tout local, faisait jouer un DJ diffusant de la grosse musique électro sur laquelle des quarantenaires bobos bourrés dansaient.
J'enfonçai les mains dans les poches de mon vieux blouson, je rentrai ma tête dans mes épaules, et me dit que décidément, nous étions dans un monde de cons. Je regardai ma fille de treize ans, qui elle aussi était consternée, et me dit que peut-être, il y avait quand même une sortie à toutes ces conneries.

Les fêtes furent pour autant agréables, même si tout cela raviva un fort sentiment de nostalgie. Les balades à la campagne ou à Toulouse furent de bons moments, il y eut des îlots de joie dans ce fatras d'imbécilités. Le trajet de retour fut pourtant curieux. Pas que j'avais hâte de partir, ou que je voulus au contraire rester. Le séjour est toujours trop court lorsque sept cent kilomètres vous séparent de vos proches, et que le temps avance, inexorablement.

La route est toujours pour moi une grande évasion intellectuelle. Le bitume qui défile, les paysages qui se succèdent sont autant de sources d'alimentation à mon imaginaire perturbé. Pour la première fois, je n'écoutai aucune musique dans la voiture, juste la radio. Je n'avais pas envie. Je voulais entendre une voix me parler. Et puis je voulais écouter ce qu'il se passait dans le pays en ce nouveau samedi de manifestation. Il y eut quelques passages de silence, car dans le coeur du pays, il n'y a même pas la radio.

Une fois rentré après avoir déposé ma fille chez sa mère, et après avoir roulé neuf heures de suite, je rangeai tranquillement mes sacs. Les images de mon séjour se succédaient dans le silence de mon appartement. Je décidai de rompre ce calme en mettant un disque, mais je ne sus que mettre. Et puis mon regard s'arrêta sur mes albums de UFO. Je décidai d'en sortir Phenomenon. Et je le posai sur la platine. Et je le trouvai incroyablement judicieux dans cet instant.

Il y a vingt-cinq ans, je venais d'arriver à Albi depuis un an. Mes parents avaient décidé de quitter notre Jura natal pour le soleil du Sud-Ouest, mais aussi pour fuir quelques calamités. Je ne m'y sentis pas vraiment heureux au départ.
Au fur et à mesure du temps, j'acquis deux visages. Il y avait l'élève appliqué et plutôt sociable, et de l'autre, le fanatique de Rock qui passait son temps seul à écumer les disquaires et les libraires. Je dépensais tout mon argent de poche dans les disques. Il y avait à Albi trois disquaires. Le premier était une sorte de FNAC locale, vendant les albums à des prix prohibitifs. Mais il avait quelques pirates et rééditions qui firent mon bonheur, d'autant plus qu'il était facile de les négocier, vu que le propriétaire n'y connaissait rien, et qu'il n'aimait pas les albums qui traînaient.

Je devins ami avec Marc de Watt, juste à côté du lycée, mon repère. Et puis il y eut le disquaire de la place du Marché Couvert, et puis un bouquiniste avec son père, qui au milieu de vieux bouquins, avait un stock hallucinant de vinyles. Ils devinrent tous mes amis, car ils faisaient partie de ma tournée du week-end. Je marchais des kilomètres à pied pour aller les voir, discuter, écouter. Je me souviens de ces après-midis fantastiques au milieu des bacs de disques vinyles et des étagères de vieux bouquins à écouter Humble Pie, Wishbone Ash, Motorhead, Judas Priest, Jethro Tull…. Aujourd'hui, tous ces amis se sont évaporés. Je me souviens m'être blotti dans cette musique totalement inconnue des adolescents de l'époque. Et en moi bouillait cette musique Rock que je découvrais goulûment, et que j'étais le seul à connaître.



C'est dans un grand bac de vinyles vendus dix francs l'unité que j'achetai cet album. J'en fis l'acquisition avec un autre disque de UFO : Force It. Il y avait en fait toute la discographie. Mais mon amour pour le son de la guitare électrique me fit opter pour ces deux albums, parce que sur les autres il y avait des claviers, et pour moi à l'époque, les claviers, c'était mal. Force It fut longtemps mon disque absolu, mais Phenomenon me hanta longtemps. J'aimais son côté rugueux, sa pochette étrange. J'appris plus tard qu'elle était l'oeuvre de Hipgnosis, la société qui créa les visuels de Pink Floyd.

Phenomenon traîne dans ma vie depuis vingt-cinq ans, tranquillement, sans faire de bruit. Et je me rend compte que j'achète chaque réédition en disque compact. Et lorsque je le mis sur la platine en rentrant d'Albi après les fêtes de Noël, il me revint dans le coeur comme le souvenir d'un vieil ami.
Il est difficile de décrire ce que représente la découverte d'un disque vieux de vingt ans pour un adolescent des années 90. En pleine ère du Metal, la pochette de Phenomenon semblait bien inoffensive. Mais l'écoute de l'album vinyle de Phenomenon me retourna. Il y avait une dureté Rock inédite, malgré la précarité apparente de l'enregistrement.

En réalité, cet album est excellent, et fondateur. Il est le premier 33 tours avec le nouveau guitariste, Michael Schenker, qui n'a que dix-neuf ans. Schenker est d'origine allemande, et est incapable de parler anglais. Mais cela n'est pas un problème. Michael est mutique, il ne communique qu'avec sa guitare, comme Ritchie Blackmore de Deep Purple.

Et puis il y a des morceaux merveilleux sur cet album. Le choix de Michael Schenker fut judicieux. Originellement, le bretteur de UFO s'appelait Mick Bolton, mais le rythme des tournées lui fit prendre la décision de partir. Schenker fut un remplaçant en pleine tournée allemande, alors qu'il était lead-guitarist dans les Scorpions avec son frère Rudolph à la rythmique. Mais déjà, ils rêvaient de s'en séparer, alors qu'il n'avait que 17 ans. Michael Schenker fit de UFO un groupe immense, c'est indiscutable. Et ce premier album avec lui, Phenomenon, en est la preuve absolue.

Beaucoup de compositions de cet albums sont devenus des classiques de scène : « Oh My », « Doctor Doctor », « Rock Bottom ». Et puis il y a les merveilles inconnues comme « Crystal Light », et le poignant « Queen Of The Deep ». Les UFO n'étaient pas des romantiques, et leurs textes prêtent à caution. Mais ces garçons sont des prolos. Il vibre en eux la Grande-Bretagne ouvrière. Cet album a une sonorité maladroite, mais est doté de compositions redoutables. Les musiciens de UFO sont des gamins, mais l'alchimie avec leur correspondant allemand est telle qu'ils pensent atteindre un pinacle, avec une pochette signée Hipgnosis, le label de celles de Pink Floyd. Phenomenon atteindra la 202ème place des ventes aux USA, bien loin du succès allemand. C'est un début, qui ne pardonne rien. Et puis tout cela n'a aucune importance.

Cet album garde en lui cette rugosité Rock qui me fera vraiment vibrer sur l'album suivant, Force It. Mais j'aime surtout cette alternance de mélancolie et de colère. Elle me parle de plus en plus fort en moi, et je n'arrive pas à l'expliquer. Mais cet album semble résonner dans mon passé. Et ce qui éclaire mon âme est que ce disque soit la bande-son de mes souvenirs.



tous droits réservés

1 commentaire:

lug addict a dit…

Excellent article comme d'habitude.On ressent l'atmosphère du voyage et l'impression tenace qu'a eu ce disque dans votre vie.