vendredi 30 novembre 2018

SPACEMETAL 2018


"La colère règne dans cette tornade de doom-metal psychédélique."




SpaceMetal : Shroud 2018

Paris est décidément une grande cité désincarnée. Il suffit de passer quelques jours dans sa proche banlieue pour comprendre le malaise qui rampe dans ces rues. Pas la peine d'aller renifler le cliché des cités en décomposition, une zone intermédiaire éclaire déjà sur le désenchantement qui règne. Bagneux, Arcueil feront l'affaire, entre ses petits quartiers pavillonnaires calmes et ses quartiers d'immeubles de logements sociaux.

La région parisienne est en travaux constants. De grands chantiers barrent le paysage en permanence. Des échafaudages barrent la vue, des camions-toupie déversent des mètres-cubes de ciment dans des sols sablonneux gorgés de boue et d'eau souillée. Des ouvriers de toutes origines ethniques s'agitent dans ce bric-à-brac de ferraille et de béton. Ils extirpent de ce lieu de quoi péniblement nourrir leurs familles, dans un quelconque appartement de banlieue ou dans un foyer de migrants. Ces hommes, mais aussi ces femmes de couleur nourrissent un peuple de laborieux qui fait vivre en cachette les beaux immeubles de bureaux et les grands magasins. Ils récurent, bâtissent, surveillent toute la nuit ou le jour à l'abri des panneaux de chantier, avant de s'enfuir au petit matin ou à la tombée de la nuit vers leurs quartiers où ils goûtent à une maigre vie de repos. Ils croisent sur la route, en sens inverse, tous les cadres supérieurs, les employés de bureau qui partent attaquer leurs journées de travail, pris dans les bouchons quotidiens.

Paris et sa région sont une faune hirsute de plusieurs couches de travailleurs qui se croisent et se détestent cordialement. D'un côté, il y a les braves parisiens râleurs assommés par leur quotidien de travailleurs tertiaires consuméristes, et de l'autre il y a les basanés, ceux que l'ont tolèrent le temps d'une compétition sportive, mais qu'on haït cordialement parce qu'ils parlent mal le français, parce qu'ils ont encore profité des généreuses aides sociales du pays. Il faut les avoir croisé dans la rue, sur un coin de trottoir, le regard vide, assommés de travail abrutissant, pour comprendre qu'ils ne sont que les chiens maltraités d'un monde abject.

Et ces âmes déracinées errent dans les rues, vaquant à un quotidien hypnotique, et croisent d'autres fantômes de la société. Ils sont des personnes âgées, mais aussi des quarantenaires à la dérive. Leurs vêtements sont totalement démodés, leurs coiffures d'une autre époque. Ils n'ont pour seul plaisir que l'achat d'un jeu de grattage ou un paquet de cigarettes à l'emballage répugnant. Leur espérance se limite à une petite somme d'argent inespérée qui pourrait améliorer le quotidien. Ils ne sont pas des mendiants, mais il semble que la frontière entre les deux mondes est extrêmement mince. Ils marchent encore debout, pendant que des roms font la manche à genoux, le visage contre le sol, un gobelet devant eux, dans les rues et les couloirs du métro.

Ils déambulent au milieu des travailleurs immigrés, entre deux PMU et deux marchands de sandwiches turques, parmi les chantiers, et les dépôts de déchets sauvages laissés au bord des rues, entre deux voitures abandonnées. On sent que la misère est proche. Elle rôde en permanence dans ce monde banlieusard où tout est devenu triste, au bord de la rupture. Les jolis immeubles des années 70, jadis merveilles d'architecture et de confort moderne, sont désormais sales et mal entretenus. Certains sont déjà tombés dans des projets de réhabilitation de quartiers. Les petits pavillons des années 90, avec jardinets et jolies clôtures, sont prisonniers de cet enfer de bruit, de poussière et de crasse. Certains ont l'air à l'abandon. Les volets de bois sont délavés, une voiture moisit devant la porte du garage au milieu d'herbes folles.

Je déteste cet univers, il me rend triste, mélancolique. On a l'impression d'être au bord du gouffre. Nous ne sommes qu'à quelques kilomètres du périphérique, la frontière routière qui marque le début de Paris l'éternelle, la ville musée grotesque qui passe son temps à s'extasier sur elle-même. Une poignée de souillons revendicatifs vient parfois remuer la fange sous les pieds de la ville lumière, gâchant très momentanément ses belles perspectives de grands magasins de luxe et de circuits touristiques branchés. La musique disparaît de ces rues, la littérature se regarde le nombril, la peinture n'existe plus. Paris est une caricature autour de laquelle des âmes errantes grouillent pour faire vivre ce monde industriel et médiatique, bien propre sur lui, sans avoir le moindre regard pour les laborieux qui peinent à survivre dans ces cages de béton et d'acier.

Depuis vingt ans, Paris n'a rien à offrir musicalement. Entre concerts d'artistes millésimés pour esthètes prétentieux, et pétarades éphémères de jeunes gens biens, la musique parisienne est un artefact. C'est la ville de la mode et de l'électro, de la french touch. Le Rock est mort depuis bien longtemps en ces terres, si tant est qu'il ait eu une existence tangible. Soyons honnêtes, on crut beaucoup aux Variations, puis à Téléphone, Little Bob Story et Trust. Mais le Rock en France est un truc marginal, quelque chose qu'une poignée d'idéalistes veut faire vivre, et qu'une bande de corniauds croit utile de souiller pour briller en société.

On est si loin de la réalité du Rock sur cette planète. Le Rock est mort, c'est un fait, du moins commercialement. Si l'on regarde le Top 200 du Billboard aux Etats-Unis, ou le Top 100 des charts britanniques, les deux références absolues en termes de pop-culture, le Rock a disparu. Il ne survit que par quelques best-of ou rééditions d'albums mythiques : Beatles, Queen, Rolling Stones, Bowie…. Les nouveaux artistes font un passage express, comme Greta Van Fleet ou Queens Of The Stone-Age. Il reste alors les tournées, sous une forme plus ou moins nostalgiques. On va voir Aerosmith, Def Leppard, Kiss ou Deep Purple comme on va au musée : pour voir des vestiges. On fait pareil en France, sauf que les vieilles pièces se font rares, et sont souvent enterrées : Hallyday, Bashung...Et sont exhumées avec la même absence de bienséance que pour les artistes anglo-saxons par disques posthumes interposés.

Nous sommes en 2018, et il faut partir à la Nouvelle-Orléans. La ville porte encore les scarifications de la catastrophe Katrina de 2005. Cet ouragan aura mis à l'épreuve les ouvrages protégeant la ville du Mississippi, mais aussi les quartiers les plus vulnérables. Ils sont désormais des cimetières à ciel ouvert. Les corps sont-ils tous évacués ? Les personnes victimes sont-elles toutes relogées ? On n'en sait que peu, parce qu'il s'agissait de ces basanés américains qui faisaient la richesse de la Nouvelle-Orléans autant que son terreau raciste. Les quartiers ravagés sont désormais abandonnés. Leurs habitants ne reviendront pas. Et c'est une partie de la richesse culturelle de cette ville qui disparaît.

La Nouvelle-Orléans n'est pas seulement la cité du Jazz du même nom, festif, et negro-spiritual. C'est certes sa base culturelle. Mais il ne faut pas oublier la Warehouse, une salle crée en 1968, et qui va, comme la Grande Ballroom de Detroit, accueillir le meilleur du Rock des années 70 : Fleetwood Mac, Allman Brothers Band, Grateful Dead, Led Zeppelin, Humble Pie… la salle a fermé depuis longtemps, mais a laissé des souvenirs.

Cinq personnages ont décidé de monter un groupe de Stoner-Metal dans cette ville. Dans ce paysage sinistré, ces gaillards veulent défendre le Rock, du moins leur vision, brutale, épique, et sans concession. Travis Acosta tient le chant, Rob Norton la basse, Chris Kain la batterie. John Maracich et Chris Trentecosta tiennent les guitares. Un groupe de plus, soit…..Il s'appelle SpaceMetal, et je dois avouer avoir dû aller au-delà de ce patronyme tiède pour découvrir leur musique. Et elle est excellente.
SpaceMetal pratique un Stoner-Metal saignant, équarri par deux guitares précises et inspirées, poussées par une rythmique lourde et puissante. Au-dessus de ce brasier électrique vole une voix originale, un brin nasillarde, juste, mais absolument pas hard'n'heavy. Acosta a le timbre presque maniéré. Il a une force expressive étonnante.

Shroud est leur second album en deux ans, et il a les caractéristiques d'un disque fascinant. Le morceau titre est une virulente heavy-song à l'âme noire. On ressent la douleur des paysages désolées de la ville ravagée par la boue. « Birthright Baby » affole le tempo, les guitares se mettent en harmonie, rappelant un Thin Lizzy des enfers.

Ces deux belles stèles de granit ouvrent la porte à la pièce d'exception du disque : « Forest Of Faith ». On plonge dès le larsen introductif dans un tourbillon de mélancolie rageuse qui va s'étendre sur huit minutes. Le texte est superbe. Il dessine des plans cinématographiques de nature froide et détrempée d'automne, dans les grandes forêts de séquoias à la frontière canadienne. La rivière qui s'écoule est ce fil de la vie, les arbres sont les âmes qui hantent nos existences. Les guitares tissent un tapis d'acier, le chant évoque, martial et suppliant, cette foi en l'existence qui s'effrite avec les désillusions. Les soli sont abrasifs, écorchent à vif le coeur. Ils me font tant penser à cet univers urbain sinistre qu'est la banlieue parisienne, ces âmes perdues qui errent sans but dans ces espaces sinistres.
« The Wheel » grogne d'un riff bluesy, Acosta incante. La seconde guitare pleure. La rythmique fait basculer l'atmosphère en colère noire. Une saveur zeppelinienne hante le refrain. « Unifier » est un uppercut heavy plus classique que l'on trouve presque tiède vue la qualité des morceaux précédents. Mais sous son atour conventionnel se cache un excellent heavy-boogie furieux.

« Forest Of Faith » avait placé haut la barre de l'excellence, mais le disque a encore de fantastiques pièces à révéler. « Cities Of The Dead » vient sonner la charge infernale. Le titre a un écho forcément particulier à la vue des origines du groupe. Ces cités de la mort sont sans doute ces quartiers dévastés et abandonnés avec leurs âmes perdues. La colère règne dans cette tornade de doom-metal psychédélique.

« New Blood » est une construction dantesque de dix minutes faites d'imbrications de riffs terrifiants de menace. Acosta se transforme en capitaine de navire au milieu de la tempête. Le groupe soude un monstre métallique totalement invincible. C'est un déluge d'acier qui s'abat. Chris Kain est un batteur solide et inventif, ne rechignant pas aux roulements de toms. Son fidèle second Rob Norton blinde l'espace de sa basse grondante. Maracich et Trentecosta arrachent de la poussière de pierre avec leurs guitares. Ils savent aussi ouvrir l'espace, faire entrer l'air et la lumière par des accords ouverts ou des chorus épiques. SpaceMetal n'est pas un nouveau Mastodon, mais bien un groupe à part, avec cette finesse dans l'accord, ce sens de l'émotion sur des bases très pures.
Shroud est indubitablement un très grand disque, quasi-parfait de la première à la dernière note. SpaceMetal a son style, qu'il doit à ses guitaristes inventif, et beaucoup à son chanteur au timbre charismatique. Ce quintet a de la ressource, et de nouvelles merveilles à offrir.

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