"Du
plus loin que je puisse me souvenir, j'ai toujours fui la réalité."
SERGEANT
THUNDERHOOF : Ride Of The Hoof 2015
Ce
sentiment de colère intense me rongeait les tripes depuis bien trop
longtemps. Il fallait que j'extirpe cette folie qui était de
détruire mon esprit. J'avais envie d'hurler, mes mâchoires étaient
tellement serrées que j'aurais pu m'en briser les dents. Mon œil
était de jais. Il avait perdu sa couleur naturelle, dissoute par la
fusion de mes neurones. J'implorais désormais des forces de
l'Au-Delà pour sortir de ce merdier poisseux qui refusait de me
laisser tranquille. J'implorais les Forces du Mal, je voulais qu'une
puissance magique prenne possession de mon corps et de mon esprit,
qu'elle puisse me venger de cette douleur subie, de tous ces coups
que j'ai supporté depuis tant d'années.
Je
voulais brûler ma vie, la vivre pleinement, et qu'importe le prix.
J'avais passé quinze années bien rangées, à chercher un bonheur
illusoire fait de biens matériels, des projets de vie sans intérêt.
Ne restait que la fierté d'exhiber à la société notre belle
maison, notre belle voiture, nos enfants, pour montrer que l'on avait
réussi. Réussi quoi, à part s'endetter toujours plus ? Tous
ces fantasmes consuméristes me faisaient vomir. Ils m'étouffaient,
ils n'avaient aucun sens. C'était pitoyable, je ne voulais pas
rentrer dans cette course à la futilité sociale. Je l'avais fait
une fois, elle me coûta cher et ne m'apporta que des emmerdes. Et
puis quand cela fonctionne, une fois tout cela obtenu, on passe à
l'achat suivant, et entre les deux, on se dit quoi ? On vit
quoi ? Des travaux, des factures, de la fatigue ? Et on vit
quand ? La vie est finalement bien plus belle lorsque la
discussion, l'image, la musique, l'histoire, l'imagination débordent
de toutes parts, lorsque l'existence se remplit de créativité et
non de vacuité.
Du
plus loin que je puisse me souvenir, j'ai toujours fui la réalité.
Mon imagination a toujours carburé à plein régime, se nourrissant
de tout ce qui pouvait alimenter mes aventures imaginaires :
films, séries télévisés, livres, musique…. Mon univers est un
immense carambolage de voitures américaines des années
soixante-dix, de combats de la seconde guerre mondiale, de films de
gangsters, de héros à l'américaine, et de jolies créatures de
papier glacé. Tout ce que je pouvais glaner était bon pour faire de
mon monde intérieur le plus riche et le plus excitant possible. Il
n'était que le résultat de mes obsessions et de mes découvertes.
L'école n'était qu'une obligation contractuelle qui m'enseigna
quelques techniques de base pour m'exprimer et découvrir davantage :
lire, écrire, compter…. Le reste n'était que rabâchage.
L'histoire et la géographie furent deux grandes fenêtres sur le
monde, et la langue anglaise, celle sur ma musique chérie. Le reste
n'était qu'ennui et obligation sans passion. Les mathématiques et
la physique n'étaient que de la gymnastique de singe savant et
docile, ce que je n'étais assurément pas. Mon parcours fut celui
d'un élève plutôt pas mauvais mais pas terrible, ce que l'on
qualifie avec ce terme terrible : moyen. Au milieu de la route,
le ventre mou de la société, le type dont on attend rien
d'extraordinaire, si ce n'est de rentrer dans le rang bien sagement.
Et
finalement, la vie sembla avoir raison : j'ai trouvé un emploi
de fonctionnaire moyen, j'ai fait mon travail, j'ai fondé une
famille. J'ai eu une existence moyenne, faite de joies médiocres :
une petite baise sans flamme, un apéro avec du whisky infect ou du
Ricard bon marché et des gens inintéressants, et mes passions
intérieures en sourdine. Ce feu sacré me bouffait les tripes, mais
ma bonne éducation, bien qu'ouverte intellectuellement, ne m'avait
pas beaucoup offert de voies vers la liberté. Beaucoup de
contraintes, peu d'audace. Le sexe s'incorpora à mon monde :
celui de la pornographie et de l'érotisme, une sexualité ouverte et
débridée, qui m'apporta des clés pour comprendre et apprécier le
corps féminin. Je sus alors ce que j'aimais ou pas. Pourtant, de cet
apprentissage rêvé, je n'en retrouvai que rarement la trace dans
mes couples. Entre les histoires, les fantasmes, le passé, et la
réalité, il n'y eut rien de fantasque ou d'excitant. Seules
quelques flashs merveilleux avec ma dernière compagne illuminent cet
horizon triste : nos premiers ébats, ces moments où elle
s'abandonna totalement à moi. Tout cela est éparse. Pas de
fantaisie, juste une fine ouverture menant à la vie des gens biens
que la publicité nous répand dans les oreilles à longueur de
journée pour nous convaincre que cela est la panacée. Quinze ans de
couple plus tard, il n'y a pas de panacée, juste des échecs. Il ne
reste que des ruines fumantes, de la rancoeur, et ma fantaisie
blessée.
L'excitation
me vint souvent de la musique, et du Rock'N'Roll. Là je fus
intransigeant, comme mes lectures. J'avais des idées bien précises
sur la qualité et le contenu. Cela ne m'empêcha pas de plonger dans
le Blues, le Jazz, le Hard-Rock ou le Black-Metal. L'essentiel était
cette étincelle magique qui réveillait mon âme en quelques
mesures.
En
quête de nouvelles sonorités, incapable de me résoudre à me dire,
comme un vieux con, que la bonne musique appartenait au passé, je
partis à la recherche de nouveaux groupes. Mes découvertes fut
nombreuses, et Sergeant Thunderhoof est l'une des plus éclatantes.
Modeste
groupe britannique de Bath dans le Somerset, composé de vieux gamins
d'une petite trentaine d'années, cette jolie bande de branleurs
extatiques décida de jouer ensemble vers 2014. Un chanteur roux aux
cheveux courts avec des baskets, un guitariste en bermuda avec une
guitare de fan de Grunge, et deux autres companieros pas plus stylés
fondèrent l'un des quatuor de Heavy-Rock anglais les plus fulgurants
de ces vingt dernières années. C'est que cette petite équipe ne
recule pas devant la dépense sur scène, se donnant à plein régime
pour que son Rock explose à la gueule du public. Look de nazes, mais
musique de toute première catégorie.
Zigurat
ouvrit les hostilités en 2014, mais c'est avec ce fantastique Ride
Of The Hoof que le groupe explose littéralement au grand public.
D'abord parce qu'il est doté d'une pochette sublime, enluminure
moyen-âgeuse aux teintes psychédéliques. Ensuite parce que son
premier titre est le redoutable « When Time Stood Still ».
Il y a matière à dissertation. Mais ce qui m'a frappé c'est que
j'ai eu la sensation de partir dans une spirale émotionnelle. Je me
suis retrouvé en quelques riffs gamin dans un grand champ de foin
fraîchement coupé, jouant avec ma carabine bricolée, mon vieux
casque français de la première guerre mondiale, courant sous le
soleil d'été, m'arrêtant pour admirer la campagne rayonnante de
lumière, et pour réalimenter mon imagination en images intérieures.
J'ai passé mes dix premières années à courir en permanence à
travers bois et champs, imprégné d'un immense sentiment de liberté
et d'un champ de possibles incroyables. Pourtant, à la relecture, il
n'était pas si ouvert, car tout cela était de l'ordre du rêve, et
déjà, je faisais la séparation entre le fantasme et la réalité.
D'ailleurs, lorsque j'étais dans mes rêves, je n'étais plus moi,
mais un personnage inventé de toutes parts, capable de vivre
pleinement mes aventures. Je ne me voyais pas les vivre, moi. Je me
sentais trop médiocre, trop faillible. On appellera cela de la
confiance en soi. J'avais déjà compris dès mon plus jeune âge que
je ne vivrais pas la vie dont je rêvais, mais celle que m'imposerait
la société, car je ne répondais pas aux critères de l'exception.
En fait, inconsciemment, je m'étais résolu à dix ans à n'être
qu'un type moyen ayant une vie moyenne.
Trente
années d'abnégation et de pragmatisme plus tard m'ont permis de
comprendre que ma vie ne valait rien. Pas que je n'aie que des
regrets, mais ce qui fut le plus enrichissant fut ce que j'accomplis
poussé par ma propre personnalité, et non contraint et forcé.
D'ailleurs j'ai le plus grand mal à faire des choses qui ne
m'intéressent pas. Cela me rend apathique, amorphe, sans vigueur, ce
que l'on peut définir avec la plus grande précision par
l'expression : « Ca me fait chier. » Trop de leçons,
trop de cours, trop de choses que j'ai dû apprendre et faire sans
aucune passion, sans aucune envie. Se forcer est la pire des
sensations, car elle engendre le rejet. A trente-huit ans, j'ai
rejeté ce fonctionnement. Tout ce qui m'emmerde est balayé
froidement de ma vie. Depuis, je me sens revivre. Je suis un homme
plus ouvert, plus drôle, plus riche intellectuellement. Je me
découvre auprès de nouvelles rencontres, on me dit combien je suis
intéressant, passionné et cultivé. Me voilà devenu intéressant,
moi, l'homme moyen. Tout cela est un édifice bien fragile, d'abord
menacée par mon absence de confiance en moi, et ma capacité à me
poser des milliards de questions existentielles.
Ce
genre de disque m'interroge au plus profond, parce qu'il retourne
émotionnellement des sillons que j'avais recouvert sous une épaisse
couche de terre végétale. Mais mon âme sensible et fragile soulève
toujours la poussière sous le tapis. Il m'arrive parfois d'analyser
des faits remontant à des dizaines d'années, juste parce que mon
vécu me permet d'avoir un regard différent. Je ne regrette pas de
vieillir, car finalement, il me semble que je deviens meilleur.
J'aurais aimé disposé de force de réflexion plus tôt, mais ce
sont mes erreurs et mes blessures qui m'ont forgé. Je suis le
produit de mes douleurs. Mais ce qui me manque maintenant, ce sont
les joies intenses de la vie. Elles ont été bien trop rares ces
quinze dernières années. C'est un constat désarmant, mais entre
rebondissements médicaux et merdier financier, rien ne m'aura permis
de profiter pleinement de la vie et des bons moments. Tout a été
gâché par cette foutue fatalité, quand tu as décidé de mettre le
doigt dans l'engrenage, et que ta vie n'est conseillée que par des
gens qui ne te veulent du mal.
« When
Time Stood Still » fait partie de ces fantastiques chevauchées
électriques oscillant entre rage profonde et mélancolie poisseuse.
La guitare de Mark Sayer et la basse de Jim Camp tapissent le fond
sonore de braises électriques qui crépitent entre les tympans. La
voix superbe de Dan Flitcroft oscille entre colère foudroyante et
cantique psychédélique. Le tout est profondément enclumé par le
batteur Darren Ashman. Enclume, c'est le mot, car le bonhomme a une
frappe puissante et souple, qui n'est pas sans rappeler celle de John
Bonham sur « When The Levee Break » de Led Zeppelin en
1971. Cette cogne à la fois martiale et incroyablement imbibée de
groove fait des ravages, fracassant les cymbales et parcourant les
caisses avec une intelligente parcimonie teintée de Jazz et de
Blues.
« When
Time Stood Still », c'est un cri de colère vers le ciel. C'est
une fureur qui part en une gerbe d'étincelles vers le cosmos. Les
dieux ont entendu l'appel de l'Enfer. C'est du Stoner-Metal de
première catégorie, emporté par un chanteur expressif et en
intéraction avec son guitariste. Sayer et Flitcroft sont en phase
totale. La rythmique est impeccable, rouleau compresseur de
percussions lourdes et de basse au pétrole. Le son est parfait,
puissant, compressé, organique. On sent le quatuor en pleine bourre
en studio, cherchant à donner le meilleur pour que les morceaux
soient propulsées dans la dimension désirée. Il n'y a pas ici de
place pour des morceaux « excellents, mais dommage, la
production est minable ». C'est du grand art sonore, comme
jamais un disque de Rock n'a sonné depuis Black Sabbath. Il n'y a
rien de superflu, juste de la musique inspirée. Et Il faut que vous
sachiez qu'un disque en direct avec ce morceau, et c'est encore une
autre dimension. Car ces garçons savent restituer cette musique
incroyable sur scène, sans fioriture, avec les tripes du vrai
Rock'N'Roll.
« Planet
Hoof » est un épais Doom-Rock aux accents spatiaux. Guitare et
basse ramonent le conduit de cheminée, pendant que la batterie fait
trembler les murs. Flitcroft vole déjà haut, évoquant des mondes
interstellaires rouges et ocres. « Reptilian Woman » est
une impressionnante pièce de Heavy-Metal Stoner à la puissance
époustouflante. La mélodie vocale rageuse est enivrante, C'est un
morceau sans concession, imprégné de science-fiction des années
cinquante, de ces monstres issus des cataclysmes nucléaires.
« Enter
The Zigurat » est une odyssée spatiale et psychédélique qui
rampe entre les roches lunaires. Guitare et basse vrombissent comme
le bourdonnement d'un vaisseau interstellaire.C'est un morceau
prenant, obsédant, avec son rythme tribal, ses lignes de guitares
lancinantes qui se durcissent au fur et à mesure de la progression
du thème. Puis le morceau explose à coup de wah-wah et de riffs
ouverts en une extase lyrique, comme une fantastique bouffée
d'oxygène après avoir été emprisonné dans une pièce des heures.
On sent son corps se régénérer, mais il lui est incapable de
dissiper cette mélancolie rampante qui rend ce morceau si prenant,
si obsédant, si pur, si intense. Le solo de guitare est une
merveille de progression vers les étoiles, quelques notes
s'égrainant avec finesse et précision. Le chant est profond,
sombre, volatile.
« Goat
Mushroom » est le gros morceau de ce disque, voyage électrique
de presque quatorze minutes. Incandescente odyssée de Doom-Metal
noir et menaçant, elle aboutit à une explosion rythmique de
Heavy-Metal Stoner furieux. C'est la forge de l'Enfer, c'est
l'incandescence noire des âmes qui disparaissent sous la fourche du
Diable, le bouc...Dérive hallucinée de guitare électrique fatale,
« Goat Mushroom » est un massif granitique, une montagne
imposante, sur laquelle trône le mage éternel. Le tempo est
imprégné d'un groove sableux, volcanique, dont les cendres frappent
millimétriquement les neurones.
« The
Staff Of Souls » conclut à merveille ce beau disque. Jolie
pièce alliant guitare percolant comme l'eau d'une source, et basse
fuzzée, on retrouve une teinte similaire au majestueux Soundgarden.
Sergeant Thunderhoof sait faire de la musique, il sait varier les
atmosphères, jouer avec l'âme de ses amateurs. C'est du bel ouvrage
que voilà, qui rappelle aussi le Led Zeppelin de « No
Quarter ». Et puis les neiges des grands sommets fondent en de
petits ruisseaux d'eau pure courant dans les rochers.
L'eau
est encore fraîche, la vie se poursuit. Il y a de la lumière au
bout du tunnel, et peut-être un peu d'amour et de tendresse, tout
simplement. En tout cas, la vie est plus belle lorsque Sergeant
Thunderhoof joue.
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