"Le
tas de ruines encore chaude, c'est moi et ma vie."
THE
OBSESSED : The Obsessed 1990
La
route traverse la forêt puis longe le lac. Les arbres nus de l'hiver
ressemblent à des squelettes décharnés et désarticulés. Le ciel
est gris et bas. Il semble exercer une pression aussi oppressante
qu'inexorable sur mes épaules. Inconsciemment mes mâchoires se
serrent, et mes sourcils se froncent. Mon iris noircit, imprégné
d'une colère sourde. Le destin m'a été bien cruel ces dernières
années. Je sens mon corps habité d'une fatigue immense. Je ne sais
si c'est mon moral qui est atteint, ou si effectivement mon organisme
réclame la paix et le repos. Quinze années de vie de couple, deux
séparations, et des cendres plus ou moins fumantes derrière moi. Le
tas de ruines encore chaude, c'est moi et ma vie. Après dix années
avec la mère de ma fille, révulsé par le peu d'intérêt dont elle
fit toujours preuve pour moi, je la quittai. S'en suivirent quatre
années de combats juridiques, de disputes, et d'innombrables ennuis
financiers dont je fus la seule proie. C'est dans ces moments-là
qu'on se rend compte qu'une fois la tête sous l'eau, les mains
tendues sont rares. Banques, assurances, impôts… tous des crevards
prêt à vous lâcher lorsque votre vie décroche. Pas de soutien,
pas de compréhension, et vos revenus fondent sous les impayés, les
créances, les intérêts, les indemnités de retard, les
découverts…. Carte bancaire bloquée sans prévenir, vous laissant
incapable de vous acheter à manger ou aller au travail, vous
humiliant devant vos enfants. Et puis les frais qui courent alors que
vous n'avez plus un sou…. Une fois que la tête sort un peu de
l'eau, il y a cette main invisible qui appuie encore un peu pour vous
y maintenir quelques mois de plus, afin d'expier vos péchés, celui
d'avoir voulu reprendre le contrôle de votre vie.
Je
savais alors ce que je voulais et ce que je ne voulais plus. La femme
idéale était dans mon viseur, et elle m'apparut, quelques mois plus
tard. Compréhensive, attentionnée, tout changea lorsque sa vie à
elle fut bouleversée : travail, enfant malade…. Impossible
d'en supporter davantage, je devins un fardeau. Durant quatre années,
nous oscillâmes entre passion amoureuse et haine absolue, nos
sentiments gangrénés par nos problèmes respectifs.
L'incompréhension devint totale, le ressentiment mutuel de plus en
plus encombrant. Et puis il y eut aussi la révélation de
l'imposture. De mon côté, mes problèmes financiers traînaient en
longueur, du côté de ma nouvelle compagne, il était évident
qu'elle ne voulait pas changer de vie pour moi. Elle qui se montrait
si curieuse de mon univers en devint dégoûtée. Ma musique favorite
l'insupportait, le temps que je passais à écrire aussi. Elle
n'aimait pas particulièrement mes amis, et nos discussions
tournaient parfois à vide, car tous mes centres d'intérêt
l'indifféraient. Et cela était réciproque. Devenue commerciale,
ses chiffres de vente, la concurrence avec ses collègues, ses
projets immobiliers commençaient à m'étouffer. J'essayais d'aérer
la conversation, et parfois nous passâmes des instants exquis à
rire ensemble, bien trop rares pour sauver un couple en déroute. La
colère et la rancoeur ne tuèrent pourtant pas le fond de notre
amour, mais il était évident que nous ne finirions pas nos vies
ensemble. Son infecte adolescente de gamine se chargea de détruire
le fragile édifice que nous tentâmes de monter ensemble, encouragée
par l'inconséquence de sa propre mère, incapable de savoir ce
qu'elle voulait vraiment. Elle n'avait pas la force ni l'envie de
lutter. Il fallut aller à la solution de facilité : il fallait
que je parte. Cela n'était pas nouveau. Je connus ma première
expérience de SDF un an auparavant, pour les mêmes raisons, avant
que de bonnes résolutions ne me fassent revenir. Mais un an plus
tard, les mêmes maux me conduisirent à la même conclusion. Et
cette fois, il était hors de question que je fasse demi-tour, ni que
je finisse à la rue une fois de plus.
Je
suis aujourd'hui célibataire, dans mon appartement, au milieu de mon
univers : musique, bandes dessinées, histoire, cinéma,
littérature fantastique, art flamand…. J'ai retrouvé mon âme à
trente-huit ans. Il m'a fallu pleurer de l'argent à mes parents,
comme un étudiant sans le sou, il a fallu que je m'assois encore sur
ma dignité. Mais cela est terminé, car j'ai retrouvé ma
personnalité. Je suis plus agréable à vivre, plus souriant. Je
suis heureux de rentrer chez moi. Bien sûr, il ne faut pas trop
appuyer sur la plaie pour que se réveille la douleur. Pourtant, ma
jovialité retrouvée me permet de discuter avec de jeunes femmes, et
de les voir me sourire gentiment alors que mon hermétisme noir les
faisait fuir. Ces simples sourires, ces petits mots gentils sont
autant de caresses à un coeur meurtri qui retrouve peu à peu
confiance. Ma dernière compagne et moi ne sommes pas fâchées, nous
discutons encore ensemble, une certaine tendresse demeure. Pour la
mère de ma fille, la colère a fait la place à une noire
résolution. Malgré ses provocations, je reste de marbre, froid et
glacial, juste mais sans pitié. C'est le pire que l'on puisse
connaître d'un être humain : l'indifférence. Au fond de moi,
je la hais, et je l'ai expliqué ouvertement à ma fille. Pourtant,
cela ne se voit pas frontalement. Et je ne fais aucun commentaire
désagréable. Lorsque mon enfant me demande mon avis, je lui donne
sans détour, pour le reste, c'est elle qui se fera son opinion. Je
m'en occupe au mieux le peu de temps que je l'ai, j'essaie de lui
inculquer mes valeurs, de l'encourager vers la réussite. Elle est
une survivante, elle aussi.
Pourquoi
me répandre en ces lignes sur ma propre condition alors que je dois
vous parler de musique ? Parce que ce disque touche à mon
intime, au plus profond, et qu'il vient de resurgir par miracle enfin
remasterisé et bonifié d'inédits. The Obsessed est un groupe qui
touche au plus profond de l'âme. Le Doom, c'est la destinée. C'est
la traduction littérale. Cette expression de Doom-Metal est hérité
du morceau « Hand Of Doom » de Black Sabbath, les
fondateurs du genre, et l'un des morceaux fondateurs de cette
atmosphère mêlant désespoir et onirisme.
En
1979, lorsque Scott « Wino » Weinrich fonde l'embryon de
son groupe au lycée avec le bassiste Mark Laue, l'ensemble s'appelle
Warhorse. Il devient The Obsessed sans véritable explication, si ce
n'est qu'au pur Heavy-Metal de Judas Priest et Black Sabbath,
Weinrich incorpore quelques pionniers de la New Wave Of British
Heavy-Metal, dont Motorhead. Le Punk a aussi sévi en
Grande-Bretagne, et touche les côtes américaines. Il se mue en
Hardcore avec Misfits, Bad Brains, et Black Flag. Warhorse se
fracasse déjà dans le campus sur les amateurs de Disco qui ne
comprennent pas cette musique noire et lente.
Weinrich
est un grand échalas de près de deux mètres, bâti comme une
armoire à glace. Il a les cheveux longs, presque mulet, le visage
maquillé de noir et de blanc. Il fait peur aux Punks, dont Henry
Rollins, le chanteur de Black Flag, à l'allure de flûte
traversière. Lorsqu'il croise Weinrich devant un club, il craint le
pire. Mais un badge Motorhead sur sa veste en jean lui sauve la vie.
Wino sourit, et lui dit : « Ouais Motorhead, c'est cool
hein ? » Depuis, Rollins a passé les vingt années
suivantes à faire de la musculation.
Weinrich
aime les jolies filles, mais a une obsession : signer avec un
label. The Obsessed râtisse les clubs avec le batteur Ed Gulli. Le
trio terrorise les audiences du Maryland, tout comme un quatuor issu
de Arlington : Death Row, qui reviendra à son nom d'origine,
Pentagram. C'est que la musique est au Punk ou au Rap, mais
certainement pas à cette mixture incompréhensible entre Black
Sabbath, Judas Priest, Misfits et Motorhead. Comment ces types
peuvent-ils porter les cheveux longs en 1982 ? Pourtant, il
n'est pas question d'en discuter, car ils font peur. Ils sont
incroyablement plus terrifiants que n'importe quel groupe de skins.
Et pour cause : d'abord, ils sont techniquement meilleurs
musicalement, et ensuite, ils ne font ABSOLUMENT aucune concession.
Ils
ne font tellement pas de concession que The Obsessed mourra sans
avoir rien sorti, à part une démo, un maxi et un titre sur une
compilation de Thrash-Metal. Pourtant, depuis le début des années
80, le trio est rôdé. Il est capable de jouer une heure et quart
avec ses seuls morceaux originaux, et sa maîtrise instrumentale est
impressionnante. Pourtant rien n'y fera. Le Rock'N'Roll est mort aux
Etats-Unis. Et ce ne sont pas des disciples de Black Sabbath et de
Kiss qui vont régénérer le genre avec leurs grosses guitares. Le
son est aux synthétiseurs. Genesis, Phil Collins, Yes, David Bowie,
Van Halen…. Tous ont pris le pli. Le Heavy-Metal sans concession de
The Obsessed est à la fois un anachronisme et une incompréhension.
Ils ont régénéré la musique de Black Sabbath pour en faire une
matière aussi Punk qu'incroyablement noire et émotionnelle.
Personne n'est prêt à écouter cette musique, comme l'Amérique des
années 60 ne sut quoi faire de MC5 et des Stooges. Pentagram, The
Obsessed et tous les guerriers Doom furent condamnés à errer dans
l'ombre, à peine éclairer par le Thrash-Metal de Slayer et de
Metallica qui leur devait beaucoup. Pourtant, pas assez jeune, pas
assez branché, pas assez speed, The Obsessed disparut avec ses
dizaines de morceaux impeccables. Plutôt que de faire des ronds de
jambe, Scott Weinrich accepta le poste d'un groupe de Doom-Metal
mieux barré qu'eux : Saint-Vitus. Venu de Californie, leur
tournée avec les Punks de Black Flag leur ouvrit les portes d'un
label : SST Records. Scott Weinrich remplaça le furieux Scott
Reagers, et devint le simple chanteur du quartet, la guitare étant
tenue par le furieux Dave Chandler. Weinrich apporta son timbre
grave, mais aussi sa plume merveilleuse, ainsi que, très
sporadiquement, sa guitare. Saint-Vitus devint culte, et se fit sa
petite réputation aux Etats-Unis comme en Europe, notamment en
Allemagne. Le disque live de 1990 fut capté dans ce pays, démontrant
toute la férocité du quatuor Doom. Fort de ce succès, SST Records
décida de capitaliser sur son poulain inattendu. Ayant connaissance
du passé de Wino, la maison de disques lui proposa de publier le
premier album de The Obsessed. Weinrich, fidèle en amitié, rappela
Scott Laue à la basse et Ed Gulli à la batterie pour graver huit
superbes morceaux.
En
1990, la musique de The Obsessed est encore plus incongrue. Le Grunge
arrivera un an plus tard avec Nirvana. La musique Pop est boursouflée
de synthétiseurs : Queen, Phil Collins, Genesis, Rod Stewart,
Stevie Wonder….. Les rares guerriers électriques opèrent dans
l'ombre : Melvins, Screaming Trees, Soundgarden, Mudhoney, Alice
In Chains… Il y a bien Metallica et les Guns'N'Roses, mais les deux
ont opéré le virage vers la balade qui colle aux doigts. Comme si
cela était obligatoire.
The
Obsessed ne se pose pas ces questions. Même les titres lents sont
violents. A commencer par le magnifique « Tombstone Highway »,
merveille de mélancolie revêche. La guitare bave sur la bande
sonore. La rythmique est aussi économe que précieuse. Les tonalités
de Weinrich sont d'une richesse rare. Un larsen, une note soutenue,
et voilà l'émotion s'envoler. Sa voix grave et puissante,
totalement juste et virtuose domine largement le spectre sonore.
C'est que le bonhomme n'est pas un sosie vocal d'Ozzy Osbourne ou de
Lemmy Kilmister. Ses incantations vocales sont martiales, et appuient
chaque riff comme autant de coups de massue. C'est du grand art,
finement ciselé, comme ce chorus s'envolant dans la lumière comme
un oiseau de proie. La wah-wah hulule comme un rapace en chasse
nocturne. Mark Laue et Ed Gulli assure une assise rythmique puissante
sans être démonstrative, permettant au guitariste de caler ses
mélodies cancéreuses.
« The
Way She Fly » est moins mélancolique que son prédécesseur.
C'est un morceau imprégné de colère noire, de folie meurtrière.
Weinrich installe un climat malsain, au bord de la folie. « Forever
Midnight » est presque enjoué, poussé par un riff que l'on
pourrait qualifier de Hard-Rock si la tonalité de la Gibson Les Paul
Custom noire n'était aussi écrasante. Pourtant on est surpris par
la qualité mélodique de ce beau morceau. Weinrich est ainsi capable
de faire pousser des fleurs dans le bitume, malgré le volume sonore
des amplificateurs. Le duo basse-guitare crée une bourrasque sonore
qui doit autant au Punk qu'au Boogie féroce du Heavy-Psyché anglais
du début des années 70. Chaque riff est un coup de hachoir, mais
Weinrich sait le relever d'une ligne mélodique lyrique qui engendre
une profonde mélancolie. Ses interventions en solo sont des
prolongements du morceau, une sorte d'apogée émotionnelle qui brûle
les neurones et le coeur.
« Ground
Out » est un virulent Boogie, brûlant comme une torche dans la
nuit. On y sent des scories de ZZ Top brassées avec la férocité
de Motorhead et de Black Sabbath. L'accordage bas et ravageur rend le
morceau poisseux. Les chorus sont des stries de lumière blanches
dans la nuit, dont l'apparition fugace n'est guère plus rassurante.
Certains
morceaux sont très courts, deux minutes voire moins, presque Punk.
D'autres s'étendent pour développer les thèmes. Le pinacle est
atteint avec « Freedom » et ses six minutes scindées en
deux thèmes distincts. Le premier est un instrumental au tempo
rapide, gorgé de chorus sauvages, tout en larsen contenu, et en
riffs rageurs. Puis le rythme ralentit pour la seconde phase, qui
s'ouvre sur un morceau Heavy-Metal brutal, marteau sur l'enclume,
dans la plus pure tradition du Black Sabbath de Masters Of
Reality. La coda finale retrouve le thème initial pour un chorus
échevelé.
« Red
Disaster » retrouve l'ambiance poisseuse des morceaux hantés
du début. On est véritablement en terrain Sabbathien. « Inner
Turmoil » est un terrifiant morceau au riff massif, devant
autant à Led Zeppelin qu'à Black Sabbath. Le tempo s'emballe. On
découvre l'influence Punk Hardcore sur la musique de The Obsessed.
Le
disque se termine par le magique « River Of Soul ». C'est
l'un des morceaux les plus emblématiques du groupe, avec cette
amertume infernale que l'on retrouvait sur « Tombstone
Highway ». Les riffs de Black Sabbath, le tempo massif et
régulier, les enluminures de larsen et de lignes mélodiques noires
sont parfaites. Le chant de Weinrich est parfaitement brillant, entre
rugissement Blues et incantation désespérée. D'un simple coup de
médiator, Wino plante n'importe qui dans le sol. Car chacune de ses
interventions est judicieuse, intelligente, portée par cette musique
de magie noire, urbaine et crasseuse comme ne l'a jamais été aucun
disque de Punk ou de
Rap.
Complété
avec ses démos de 1984 et un rare concert de 1985 qui restitue
parfaitement ce qu'était The Obsessed sur scène dans le Maryland,
cet album est plus que jamais séminal. Il est l'essence du
Heavy-Metal qui brûle le coeur pour en faire exploser la vérité,
celle de l'âme.
tous droits réservés
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire