mercredi 18 octobre 2017

EARTHLESS 2008

"La totalité du concert est une expérience sonore indescriptible, magique."

EARTHLESS : Live At Roadburn 2008

Je regarde les lumières de la nuit par ma fenêtre. Les usines au loin découpent de l'acier, pendant que les locomotives mettent en attente les wagons citernes. La ville ne dort jamais vraiment, et des hommes alimentent cette activité de leur labeur, seuls dans la nuit. La circulation automobile a décliné depuis la fin de l'après-midi, et on entend enfin le coeur de la cité battre dans ces antres de tôles poussiéreuses.

Le Rock fut longtemps l'exutoire de la force de travail internationale. L'électricité sauvage puisé dans le Blues noir américain permit aux forçats de la besogne de s'identifier aux forçats du Boogie. Combien de groupes qualifiés de bas du front firent frémir les scènes mondiales afin de canaliser la colère sourde des hommes de l'ombre de l'économie ? Humble Pie, Status Quo, Grand Funk Railroad, AC/DC, Creedence Clearwater Revival, Rory Gallagher … Tous des groupes à grosses guitares d'ailleurs. Imprégnés de Blues et de Soul, ils ne furent jamais avares de jams à rallonge permettant d'atteindre la transe prolétarienne. Jimi Hendrix et Cream en firent aussi partie, à leurs manières. Cette idée de malaxer le Blues et le psychédélisme pour se lancer dans des odyssées sonores cosmiques permettait au gamin sortant de l'usine de s'échapper de sa triste réalité, bière à la main. Le message n'a pas besoin d'être ouvertement politique ou revendicatif pour délivrer une vraie parole. C'est à tort que furent mis au pilori ces stakhanovistes des planches, la presse leur préférant les vrais artistes : David Bowie, Sparks, Lou Reed, Bob Dylan, Yes, ELP…. Et puis aussi le Punk, sorte de révolte devenue branchée, qui fut curieusement déconnectée de sa base alors que son vrai message était bien celui d'exprimer la fureur des hauts fourneaux et des chaînes de montage : Stooges, MC5, Damned, Sex Pistols… n'avaient finalement que cette ambition. D'autres se déclamèrent prophètes, comme les Clash. Une belle connerie tiens.

Aujourd'hui, la plèbe se défoule en clubs sur du Rihanna, du Katy Perry, du David Guetta, du DJ Khaled, du Imagine Dragons, Daft Punk ou Sia. C'est disco, c'est chic, c'est Dance, ça ressemble à la bouse électronique des années 90 : Gala, Two Unlimited, Ace Of Base, Doctor Alban…. De la grosse Techno-Dance européenne, de la grosse soupe vulgaire, sans aucune base culturelle ni intellectuelle. De la grosse merde musicale servant de prétexte pour encaisser les dividendes. Du boulot de patronat et d'actionnaires. Comment vous dire que je déteste ça….. Je n'ai pas assez de mots vulgaires et haineux pour juger ce purin auditif.

Mais le public est responsable de ce qu'il écoute. L'éducation permet d'éviter ce genre d'écueil, mais le pouvoir des médias est immense. Il manque furieusement de discernement ces derniers temps. Tout est formidable. Les qualificatifs sont tellement nébuleux, que l'on sent l'outrage auditif se profiler : électro-pop, musique urbaine, Rap new-yorkais avec une touche de Soul, Soul urbaine, Ragga-Funk….. Que des intitulés qui ne ne font que cacher la misère. Des groupes arrivent dans les médias sans prévenir, sont invités à la Fashion Week, on les voit partout. Pourquoi ? Sur quelle base ? Sur quel prétexte musical ? Souvent aucun, si ce n'est la boursouflure bourgeoise des grandes cités, les réseaux, les copains, les copines…. Et puis on regarde l'horizon, et on se dit que les prolétaires anglais de 1972 qui vibraient sur Status Quo et « Don't Waste My Time » n'ont plus de place en ce bas monde.

Que reste-t-il aux losers en ce bas monde ? Le Stoner-Rock. Et une des grandes forces reste Earthless. Groupe fondé par le guitariste Isaiah Mitchell, c'est un trio de lads. Mario Rubalcaba tient la batterie, Mike Eginton la basse. Leur musique est essentiellement instrumental, bien que Mitchell ait une voix en or, comme il le prouve avec son autre projet : Golden Void, une merveille.

Un perdant, en voilà que j'en suis à nouveau un, à trébucher sur les écueils de la vie. J'ai retrouvé ma solitude, même si tout n'est finalement pas si noir que la fois précédente. Je me suis reconstitué mon univers à moi, je crois que j'ai retrouvé la totalité de mon âme, bien que l'amertume parasite mon palais, ce goût d'échec difficile à évacuer de la bouche. Les jours qui ont suivi mon déménagement précipité, j'ai dormi, mais j'ai aussi écouté pas mal d'albums que j'avais laissé de côté, de vieux camarades comme de nouveaux complices. Ils me soutiennent en ces temps troublés, m'empêchent de tomber, exténué que je suis physiquement et moralement. Derrière mon irrésistible envie d'avancer vers des jours meilleurs se cachent des blessures profondes, un épuisement général après plusieurs années difficiles à me battre contre les éléments afin de ne pas sombrer. J'ai trouvé de l'aide bienveillante, avant que le vent ne tourne et que le sable des dunes ne gâche le repas sur la plage et ne fasse s'envoler les beaux espoirs. Je suis triste et en colère à la fois, tout en songeant à l'apaisement de mon âme torturée. Je vais enfin vivre pleinement dans mon univers à moi, seul, et c'est sans doute mieux comme cela.

S'envoyer deux titres instrumentaux de trente minutes chacun captés dans un obscur festival hollandais, voilà qui a de quoi être particulièrement intransigeant et hermétique. Seulement voilà, ils sont deux odyssées audacieuses, chantres d'une musique disparue issu d'un monde perdu. Mais tout cela résiste parce que se concrétisèrent quelques idéaux, et furent jeter sur de la cire l'une des musiques les plus originales de tous les temps. Elle échappa un temps aux diktats commerciaux, les gamins avaient pris le pouvoir. Aujourd'hui, ils doivent se contenter de vivre de petits boulots précaires, de formations sans issues, et manger aux crochets de leurs parents. Aussi pour eux, la liberté serait de danser sur du Major Lazer, une bière à dix euros à la main dans un festival hors de prix, pour vivre, je cite : « un grand moment de convivialité et de partage ». De la merde oui. Les gamins n'auront pu compter que sur quelques selfies illusoires les montrant s'amuser follement, que notre vie est trop belle, et sur l'ivresse d'une bière tiède à quatre degrés. Il m'est impossible que ces gosses soient plus cons que nous et que les précédents. Sans doute ont-ils plus de mal à faire le tri dans le flux d'informations gargantuesque qu'on leur jette au visage. Plutôt que de nager à contre-courant et s'épuiser, faudrait-il leur montrer un petit sentier calme dans la forêt, plus sinueux mais plus doux qui leur permettra d'atteindre cette joie de vivre qui doit leur être promise.

Leur montrer trois zozos américains jouant un Heavy-Blues Psychédélique totalement inspiré de Jimi Hendrix est une première étape. Il faut qu'ils savent que de vieux cuirs comme moi se redressent fièrement à l'écoute de ces tornades soniques, et y trouvent l'excitation suffisante pour propulser un trentenaire bien tassé vers des cieux plus beaux. La musique électronique actuelle défoule sans doute, et permet surtout de plaire aux publics féminin et masculin, ce qui n'était pas évident dans les années soixante-dix. Les gars aimaient The Who, Status Quo et AC/DC, pendant que les demoiselles gémissaient de plaisir sur Marc Bolan, David Bowie, et Ten CC. Aussi, peut-on arriver à la conclusion qu'écouter de la merde permet de draguer facilement ? Je ne l'espère sincèrement pas, et rappelons-nous que c'est le public féminin hystérique qui plébiscita en premier Elvis Presley, les Beatles, les Rolling Stones et les Who. Bien sûr, les groupes ne pouvaient pas jouer dans le brouhaha, mais ils vendirent des disques grâce aux jeunes filles. Aussi, le Rock peut être fédérateur. La comparaison entre Earthless et les Beatles s'arrêtera là.

Earthless est donc un trio essentiellement instrumental mené par un véritable génie de la six-corde électrique : Isaiah Mitchell. Le garçon est surprenant, car il déclara qu'il découvrit en fait Hendrix plus tard, ses principales influences étant Cream, les Rolling Stones et les Beatles. Il n'a aucune connaissance encyclopédique sur le Rock, il n'est guidé que par la passion de jouer du Blues psychédélique. L'homme n'a d'ailleurs aucun plan de carrière, se laissant porter au gré des projets musicaux. Pour Golden Void, il chante également, très bien. Pour Earthless, il n'en voit pas l'intérêt. Il est aussi l'invité de multiples jams entre musiciens, dont certaines ont fait l'objet d'albums en pressage vinyle uniquement, réservé aux esthètes, donc. Il use essentiellement une vieille Fender Stratocaster râpée se rapprochant de plus en plus de celle de Rory Gallagher, qu'il ne doit pas connaître plus que cela. Il parle matériel musical, amplificateur, donne des cours de guitare et se laisse porter par le vent. Son humilité l'oblige à rendre hommage à sa fidèle section rythmique de Earthless, dont le batteur Mario Rubalcaba qu'il considère comme le digne successeur de Mitch Mitchell.

Nous ne trouverons donc pas ici de compositeur torturé, de poète maudit, de bête de scène ambiguë, et encore moins d'artiste capricieux. Les trois sont de bons clients des festivals, jamais avares d'un coup de main ou d'un set improvisé, payé ou non. A l'édition 2008 du Festival Roadburn, Earthless joua à trois reprises, bouchant les trous dans la programmation en plus de leur set officiel. Le principal sera capté, honneur fait par les organisateurs du Roadburn Festival aux groupes qu'ils respectent. Il est ainsi publié et permet à ces formations obscures de proposer un album live enregistré professionnellement devant un public conséquent. Un ou deux artistes par an ont cet honneur, Earthless furent de ceux-là en 2008. Il s'agit d'un double album vinyle ou d'un double album cd, offrant deux longues improvisations chacune basées sur des thèmes publiés sur albums ou maxi. Earthless prend plaisir à les malaxer et à les mélanger pour créer une matière sonore onirique, proche d'une certaine forme de Jazz coltranien. Comme si Mitchell avait réussi ce qu'Hendrix semblait chercher juste avant de mourir : sortir des carcans du morceau classique pour se lancer dans l'aventure sonique à partir de quelques idées de thèmes. Les jams publiées en bootleg semblent le montrer, comme l'improvisation « Villanova Junction » jouée notamment à Woodstock en 1969.

Mitchell n'est ni un simple copieur, ni un passéiste. Si son langage de base vient du Blues électrique psychédélique de la fin des années soixante, il en a développé une forme moderne et personnelle. La totalité du concert est une expérience sonore indescriptible, magique. La guitare vole au-dessus d'une rythmique carrée mais évoluant avec beaucoup de finesse. Ils portent le maître qui s'envole toujours plus haut. C'est un shoot d'acide, d'adrénaline, un véritable langage électrique. Le tempo est enlevé, vif, nerveux, la guitare rageant, tapant du poing sur la table, véritable descente en vaisseau intergalactique à travers les météorites.


Earthless n'a même pas pris la peine d'enregistrer un nouveau disque depuis 2013, laissant le champ libre à Golden Void puis à divers projets solo de Mitchell à travers le monde, croisant sa guitare avec des musiciens espagnols ou australiens. Mais Earthless n'est jamais loin, le vaisseau amiral volant toujours haut dans le ciel, attendant le retour de ses appareils en mission.

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