"La
totalité du concert est une expérience sonore indescriptible,
magique."
EARTHLESS :
Live At Roadburn 2008
Je
regarde les lumières de la nuit par ma fenêtre. Les usines au loin
découpent de l'acier, pendant que les locomotives mettent en attente
les wagons citernes. La ville ne dort jamais vraiment, et des hommes
alimentent cette activité de leur labeur, seuls dans la nuit. La
circulation automobile a décliné depuis la fin de l'après-midi, et
on entend enfin le coeur de la cité battre dans ces antres de tôles
poussiéreuses.
Le
Rock fut longtemps l'exutoire de la force de travail internationale.
L'électricité sauvage puisé dans le Blues noir américain permit
aux forçats de la besogne de s'identifier aux forçats du Boogie.
Combien de groupes qualifiés de bas du front firent frémir les
scènes mondiales afin de canaliser la colère sourde des hommes de
l'ombre de l'économie ? Humble Pie, Status Quo, Grand Funk
Railroad, AC/DC, Creedence Clearwater Revival, Rory Gallagher …
Tous des groupes à grosses guitares d'ailleurs. Imprégnés de Blues
et de Soul, ils ne furent jamais avares de jams à rallonge
permettant d'atteindre la transe prolétarienne. Jimi Hendrix et
Cream en firent aussi partie, à leurs manières. Cette idée de
malaxer le Blues et le psychédélisme pour se lancer dans des
odyssées sonores cosmiques permettait au gamin sortant de l'usine de
s'échapper de sa triste réalité, bière à la main. Le message n'a
pas besoin d'être ouvertement politique ou revendicatif pour
délivrer une vraie parole. C'est à tort que furent mis au pilori
ces stakhanovistes des planches, la presse leur préférant les vrais
artistes : David Bowie, Sparks, Lou Reed, Bob Dylan, Yes, ELP….
Et puis aussi le Punk, sorte de révolte devenue branchée, qui fut
curieusement déconnectée de sa base alors que son vrai message
était bien celui d'exprimer la fureur des hauts fourneaux et des
chaînes de montage : Stooges, MC5, Damned, Sex Pistols…
n'avaient finalement que cette ambition. D'autres se déclamèrent
prophètes, comme les Clash. Une belle connerie tiens.
Aujourd'hui,
la plèbe se défoule en clubs sur du Rihanna, du Katy Perry, du
David Guetta, du DJ Khaled, du Imagine Dragons, Daft Punk ou Sia.
C'est disco, c'est chic, c'est Dance, ça ressemble à la bouse
électronique des années 90 : Gala, Two Unlimited, Ace Of Base,
Doctor Alban…. De la grosse Techno-Dance européenne, de la grosse
soupe vulgaire, sans aucune base culturelle ni intellectuelle. De la
grosse merde musicale servant de prétexte pour encaisser les
dividendes. Du boulot de patronat et d'actionnaires. Comment vous
dire que je déteste ça….. Je n'ai pas assez de mots vulgaires et
haineux pour juger ce purin auditif.
Mais
le public est responsable de ce qu'il écoute. L'éducation permet
d'éviter ce genre d'écueil, mais le pouvoir des médias est
immense. Il manque furieusement de discernement ces derniers temps.
Tout est formidable. Les qualificatifs sont tellement nébuleux, que
l'on sent l'outrage auditif se profiler : électro-pop, musique
urbaine, Rap new-yorkais avec une touche de Soul, Soul urbaine,
Ragga-Funk….. Que des intitulés qui ne ne font que cacher la
misère. Des groupes arrivent dans les médias sans prévenir, sont
invités à la Fashion Week, on les voit partout. Pourquoi ? Sur
quelle base ? Sur quel prétexte musical ? Souvent aucun,
si ce n'est la boursouflure bourgeoise des grandes cités, les
réseaux, les copains, les copines…. Et puis on regarde l'horizon,
et on se dit que les prolétaires anglais de 1972 qui vibraient sur
Status Quo et « Don't Waste My Time » n'ont plus de place
en ce bas monde.
Que
reste-t-il aux losers en ce bas monde ? Le Stoner-Rock. Et une
des grandes forces reste Earthless. Groupe fondé par le guitariste
Isaiah Mitchell, c'est un trio de lads. Mario Rubalcaba tient la
batterie, Mike Eginton la basse. Leur musique est essentiellement
instrumental, bien que Mitchell ait une voix en or, comme il le
prouve avec son autre projet : Golden Void, une merveille.
Un
perdant, en voilà que j'en suis à nouveau un, à trébucher sur les
écueils de la vie. J'ai retrouvé ma solitude, même si tout n'est
finalement pas si noir que la fois précédente. Je me suis
reconstitué mon univers à moi, je crois que j'ai retrouvé la
totalité de mon âme, bien que l'amertume parasite mon palais, ce
goût d'échec difficile à évacuer de la bouche. Les jours qui ont
suivi mon déménagement précipité, j'ai dormi, mais j'ai aussi
écouté pas mal d'albums que j'avais laissé de côté, de vieux
camarades comme de nouveaux complices. Ils me soutiennent en ces
temps troublés, m'empêchent de tomber, exténué que je suis
physiquement et moralement. Derrière mon irrésistible envie
d'avancer vers des jours meilleurs se cachent des blessures
profondes, un épuisement général après plusieurs années
difficiles à me battre contre les éléments afin de ne pas sombrer.
J'ai trouvé de l'aide bienveillante, avant que le vent ne tourne et
que le sable des dunes ne gâche le repas sur la plage et ne fasse
s'envoler les beaux espoirs. Je suis triste et en colère à la fois,
tout en songeant à l'apaisement de mon âme torturée. Je vais enfin
vivre pleinement dans mon univers à moi, seul, et c'est sans doute
mieux comme cela.
S'envoyer
deux titres instrumentaux de trente minutes chacun captés dans un
obscur festival hollandais, voilà qui a de quoi être
particulièrement intransigeant et hermétique. Seulement voilà, ils
sont deux odyssées audacieuses, chantres d'une musique disparue issu
d'un monde perdu. Mais tout cela résiste parce que se concrétisèrent
quelques idéaux, et furent jeter sur de la cire l'une des musiques
les plus originales de tous les temps. Elle échappa un temps aux
diktats commerciaux, les gamins avaient pris le pouvoir. Aujourd'hui,
ils doivent se contenter de vivre de petits boulots précaires, de
formations sans issues, et manger aux crochets de leurs parents.
Aussi pour eux, la liberté serait de danser sur du Major Lazer, une
bière à dix euros à la main dans un festival hors de prix, pour
vivre, je cite : « un grand moment de convivialité et de
partage ». De la merde oui. Les gamins n'auront pu compter que
sur quelques selfies illusoires les montrant s'amuser follement, que
notre vie est trop belle, et sur l'ivresse d'une bière tiède à
quatre degrés. Il m'est impossible que ces gosses soient plus cons
que nous et que les précédents. Sans doute ont-ils plus de mal à
faire le tri dans le flux d'informations gargantuesque qu'on leur
jette au visage. Plutôt que de nager à contre-courant et s'épuiser,
faudrait-il leur montrer un petit sentier calme dans la forêt, plus
sinueux mais plus doux qui leur permettra d'atteindre cette joie de
vivre qui doit leur être promise.
Leur
montrer trois zozos américains jouant un Heavy-Blues Psychédélique
totalement inspiré de Jimi Hendrix est une première étape. Il faut
qu'ils savent que de vieux cuirs comme moi se redressent fièrement à
l'écoute de ces tornades soniques, et y trouvent l'excitation
suffisante pour propulser un trentenaire bien tassé vers des cieux
plus beaux. La musique électronique actuelle défoule sans doute, et
permet surtout de plaire aux publics féminin et masculin, ce qui
n'était pas évident dans les années soixante-dix. Les gars
aimaient The Who, Status Quo et AC/DC, pendant que les demoiselles
gémissaient de plaisir sur Marc Bolan, David Bowie, et Ten CC.
Aussi, peut-on arriver à la conclusion qu'écouter de la merde
permet de draguer facilement ? Je ne l'espère sincèrement pas,
et rappelons-nous que c'est le public féminin hystérique qui
plébiscita en premier Elvis Presley, les Beatles, les Rolling Stones
et les Who. Bien sûr, les groupes ne pouvaient pas jouer dans le
brouhaha, mais ils vendirent des disques grâce aux jeunes filles.
Aussi, le Rock peut être fédérateur. La comparaison entre
Earthless et les Beatles s'arrêtera là.
Earthless
est donc un trio essentiellement instrumental mené par un véritable
génie de la six-corde électrique : Isaiah Mitchell. Le garçon
est surprenant, car il déclara qu'il découvrit en fait Hendrix plus
tard, ses principales influences étant Cream, les Rolling Stones et
les Beatles. Il n'a aucune connaissance encyclopédique sur le Rock,
il n'est guidé que par la passion de jouer du Blues psychédélique.
L'homme n'a d'ailleurs aucun plan de carrière, se laissant porter au
gré des projets musicaux. Pour Golden Void, il chante également,
très bien. Pour Earthless, il n'en voit pas l'intérêt. Il est
aussi l'invité de multiples jams entre musiciens, dont certaines ont
fait l'objet d'albums en pressage vinyle uniquement, réservé aux
esthètes, donc. Il use essentiellement une vieille Fender
Stratocaster râpée se rapprochant de plus en plus de celle de Rory
Gallagher, qu'il ne doit pas connaître plus que cela. Il parle
matériel musical, amplificateur, donne des cours de guitare et se
laisse porter par le vent. Son humilité l'oblige à rendre hommage à
sa fidèle section rythmique de Earthless, dont le batteur Mario
Rubalcaba qu'il considère comme le digne successeur de Mitch
Mitchell.
Nous
ne trouverons donc pas ici de compositeur torturé, de poète maudit,
de bête de scène ambiguë, et encore moins d'artiste capricieux.
Les trois sont de bons clients des festivals, jamais avares d'un coup
de main ou d'un set improvisé, payé ou non. A l'édition 2008 du
Festival Roadburn, Earthless joua à trois reprises, bouchant les
trous dans la programmation en plus de leur set officiel. Le
principal sera capté, honneur fait par les organisateurs du Roadburn
Festival aux groupes qu'ils respectent. Il est ainsi publié et
permet à ces formations obscures de proposer un album live
enregistré professionnellement devant un public conséquent. Un ou
deux artistes par an ont cet honneur, Earthless furent de ceux-là en
2008. Il s'agit d'un double album vinyle ou d'un double album cd,
offrant deux longues improvisations chacune basées sur des thèmes
publiés sur albums ou maxi. Earthless prend plaisir à les malaxer
et à les mélanger pour créer une matière sonore onirique, proche
d'une certaine forme de Jazz coltranien. Comme si Mitchell avait
réussi ce qu'Hendrix semblait chercher juste avant de mourir :
sortir des carcans du morceau classique pour se lancer dans
l'aventure sonique à partir de quelques idées de thèmes. Les jams
publiées en bootleg semblent le montrer, comme l'improvisation
« Villanova Junction » jouée notamment à Woodstock en
1969.
Mitchell
n'est ni un simple copieur, ni un passéiste. Si son langage de base
vient du Blues électrique psychédélique de la fin des années
soixante, il en a développé une forme moderne et personnelle. La
totalité du concert est une expérience sonore indescriptible,
magique. La guitare vole au-dessus d'une rythmique carrée mais
évoluant avec beaucoup de finesse. Ils portent le maître qui
s'envole toujours plus haut. C'est un shoot d'acide, d'adrénaline,
un véritable langage électrique. Le tempo est enlevé, vif,
nerveux, la guitare rageant, tapant du poing sur la table, véritable
descente en vaisseau intergalactique à travers les météorites.
Earthless
n'a même pas pris la peine d'enregistrer un nouveau disque depuis
2013, laissant le champ libre à Golden Void puis à divers projets
solo de Mitchell à travers le monde, croisant sa guitare avec des
musiciens espagnols ou australiens. Mais Earthless n'est jamais loin,
le vaisseau amiral volant toujours haut dans le ciel, attendant le
retour de ses appareils en mission.
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