"Par
où commencer ? Par 40 Watt Sun par exemple, par un disque beau
à pleurer."
40
WATT SUN : Wider Than The Sky 2016
Les
perles se dispersent désormais dans l'océan de l'oubli dans une
indifférence quasi-générale. Ce monde est-il devenu à ce point
fou et formaté pour ne plus ressentir la vibration de la bonne
musique, quelque part dans son coeur étriqué et rabougri ? Je
vis une période passionnante en ce moment. Je ne cesse de découvrir
des groupes nouveaux et formidables, éblouissants de personnalité
et de créativité, imprégnés de la meilleure musique pour en créer
une nouvelle, puissante, forte, émouvante.
J'ai
plusieurs fois pensé avoir fait le tour de la question. Il me
semblait que je n'avais découvert que le meilleur, et que seuls
quelques recoins obscurs me procureraient un peu d'excitation, juste
assez pour ensoleiller mes prochaines années d'homme, jusqu'à ma
tombe. Je me refusai pourtant à tenter de chercher la quintessence,
cette gymnastique stérile qui consiste à résumer le Rock à une
poignée de groupes et de disques qui auraient tout créer, tout
inventer, et auraient été à l'origine de tout, réduisant tous les
successeurs à de vulgaires copieurs. Je gardai confiance, et je
partis à l'aventure. Et je trouvai de quoi m'enthousiasmer,
m'apportant cette joie immense d'écouter un disque miraculeux qui
vous pose sur un nuage des semaines durant. Oui, des groupes des
années 2010 m'ont procuré ce plaisir, le même que celui de ma
découverte du II de Led Zeppelin ou du Live And Dangerous
de Thin Lizzy. Mais ce n'est pas un disque par ci par là, mais des
dizaines. Je suis fou de joie, excité, prolixe.
Par
où commencer ? Par 40 Watt Sun par exemple, par un disque beau
à pleurer. Sorti en 2016, il est déjà presque introuvable, ou à
des prix prohibitifs. Publié en auto-production, il n'est disponible
que sur le site du groupe, et le plus souvent en double album
vinyle ! Incroyable est le destin de ce groupe et de son leader,
le guitariste et chanteur Patrick Walker. Incroyablement maudit, il
faut bien l'avouer. La mélancolie profonde ne fait pas vendre. La
mélancolie clichesque, si, lorsque les sentiments, les réactions,
les analyses, les fautes et la rédemption au sens chrétien du terme
entrent parfaitement dans le cadre ce que la société à coutume de
répandre au cinéma, à la télévision….
Patrick
Walker est un garçon sensible, imprégné de littérature, de
musique et de cinéma, d'une modestie et d'une timidité maladive.
C'est seulement par la musique qu'il expie son âme torturée,
parfaitement incapable d'expliquer dans ses très rares interviews
d'où viennent tous ces tourments. Oh Walker n'expose pas des tracas
atroces, des histoires malsaines de viols, de meurtres sordides ou
autres joyeusetés glauques tirés d'un scénario de film d'horreur
ou de la page faits divers. Non, il évoque des sentiments
profondément humains, ceux d'un être parfaitement banal, dans une
vie normale, mais dont l'extrême sensibilité ressent au plus
profond chaque tracas de l'existence. Sans être misérabiliste,
Walker est réaliste, désarmant de justesse et de sincérité. Il
analyse avec cette acidité toute britannique une vie grise et
ordinaire, voguant au gré des joies et des peines, de l'amour et de
ses ruptures. Il explore la solitude, la trahison, la place de
l'homme ordinaire dans le vaste monde, cette confrontation à
l'immensité, mais aussi l'envie de fuir, de s'évader, de voir plus
loin, l'espoir qui se voile derrière la brume du quotidien.
Patrick
Walker n'est pas prolixe, mais a produit en vingt ans quatre disques
majeurs. Les deux premiers sont issus d'un premier trio du nom de
Warning. Noir dessein de Doom-Metal infernal, les thèmes sont aussi
âcres que la musique est lourde et obsédante. Malheureusement,
Warning n'a ni le look Metal adéquate, ni un nom très original :
il doit y avoir un Warning par pays. The Strength To Dream en
1999 et surtout le fantastique Watching From A Distance en
2006 deviennent cultes, distribués puis réédités sur de petits
labels de passionnés. Autre inconvénient : Patrick Walker
n'aime pas trop tourner, estimant que la scène dégrade sa musique
d'une part, et qu'il ne s'y sent absolument pas à l'aise d'autre
part. Jouer des heures oui, mais dans son cottage au fin fond de
l'Essex. Se mettre à nu en public est décidément une épreuve pour
ce poète dont la destinée secrète rappelle celle de Nick Drake au
début des années soixante-dix, la dépression et la drogue en
moins. Walker est un garçon éminemment modeste, mais au talent
immense. Et son humilité est sans doute son plus grand défaut.
Lorsque
Warning disparaît à la fin des années 2000, Walker fonde un
nouveau trio avec le dernier batteur de Warning : Christian
Leitch. William Spong prend la basse, et en 2011, le nouveau trio
nommé 40 Watt Sun publie son premier album : The Inside
Room. La réputation flatteuse de Warning a précédé le nouveau
groupe, et c'est le label international Metal Blade qui signe 40 Watt
Sun. Finies les autoproductions, place à une vraie distribution, une
vraie promotion. Il semble que ce nouveau groupe soit celui de la
consécration. Musicalement, The Inside Room est dans la
directe lignée de Warning, avec toutefois un brio tout-à-fait
exceptionnel dans les atmosphères. 40 Watt Sun n'est pas simplement
Doom-Metal, dans la voie tracée par le premier album de Black
Sabbath. Les cinq longs thèmes de près de dix minutes développent
des climats riches, intenses, entre lande anglaise et noirceur crasse
d'un port écossais. La poésie n'est plus seulement dans les textes,
elle se transpose aussi à la musique électrique. Walker tapisse des
riffs vrombissants et scintillants d'électricité sauvage, comme des
rayons de soleil à travers les nuages gris et blancs de la côte
normande, une matière sonore étourdissante. En quelques infimes
variations de tonalité, on passe du rire aux larmes, de la lumière
à l'obscurité. The Inside Room est la quintessence du
Doom-Metal britannique, porté par la voix de Walker. L'homme ne
hurle pas, ni ne grogne. Il chante de son timbre profond, chaud et
sincère. Son intonation est incroyablement expressive, proche d'une
déclamation théâtrale.
Pourtant
le miraculeux contrat avec Metal Blade tourne court. Des histoires de
droits impayés noircissent le tableau, et 40 Watt Sun met cinq
longues années à se défaire de son ancien contrat. Le nouveau
disque est déjà prêt, mais ne convient pas à Metal Blade qui veut
un disque de Doom électrique. 40 Watt Sun est sommé de revoir sa
copie, et Walker entre dans une colère noire. Il se bat contre vents
et marées, et y perd des plumes. Finalement, le dit album sombre
corps et âme, et une fois libre, Walker se remet au travail avec une
page blanche.
Personne
ne sait alors pourquoi 40 Watt Sun n'a pas sorti de nouveau disque
depuis 2011. Lorsque paraît Wider Than The Sky, le choc est
immense. Patrick Walker a troqué sa Gibson Les Paul Studio noire pour une guitare acoustique amplifiée. Comme John Martyn, il jongle
entre l'écho de l'acoustique, et la rage de l'électricité, et
propose six magnifiques morceaux oscillant autour des dix minutes,
avec le somptueux « Stages » de plus de seize minutes. Ce
qui est ahurissant, c'est que Patrick Walker n'est pas un soliste de
génie, un héritier de Jimi Hendrix. Il est plutôt l'enfant
tourmenté de Robin Trower, la virtuosité Blues en moins. Pas que
Walker soit un mauvais guitariste, bien au contraire. Son style est
inimitable, unique. Mais il n'est pas un bavard. Il n'aime pas se
répandre, voler la vedette. Ce qui l'intéresse, c'est la mélodie
et le chant. Il aime ses longs morceaux grondant comme les vagues le
long des falaises calcaires dans le ciel gris. Il aime la mousse
verdoyante sur les toits, les routes noires sous la pluie, le vent
qui fait claquer les enseignes des pubs. Il aime être cet homme
pensif et solitaire, la pinte à la main pendant que la joie
quotidienne s'écoule : la mélancolie, le romantisme, la
poésie…. Patrick Walker trouvera un alter-ego en Kimi Karki,
guitariste du trio Doom légendaire Reverend Bizarre et actuel leader
de Lord Vicar. Les deux sont obsédés par le Folk acoustique Celte,
ces mélodies à la fois tristes et enchantées.
« Stages »
est un miracle à ce niveau. Seize minutes de divagation pure au bord
de la côte, les pieds s'enfonçant dans les galets noirs et ocres.
Le vent et les embruns balayent le visage de l'homme rouquin à la
barbe fleurie. Sa chemise de travailleur en flanelle bat sous les
bourrasques froides de la Manche, les manches pourtant retroussées,
comme une pause dans le travail laborieux. « Stages »
explose en une lumière blanche grandiose, incandescence froide et
miraculeuse.
« Beyond
You » est une palette de gris obscur. La pluie ruisselle sur le
toit, le vent froid étreint les chairs. Les gouttes tombent du toit
comme des larmes. La lande plie sous les bourrasques du large,
quelques fleurs violettes viennent briser l'alternance de gris foncé
du grès et le vert des herbacées rases. Jamais Patrick Walker ne
lâche sa victime. Après huit minutes d'intensité
électro-acoustique, il fait retomber le morceau dans une poussière
de guitare et de piano acoustique, comme des cendres volant dans le
vent, Leitch effleurant ses caisses de ses balais.
« Another
Room » est un abysse de cruauté infernal. Le tempo est lourd,
lent, obsédant, teinté de cette guitare électro-acoustique. On
retrouve le Warning incantatoire avec cette subtilité Folk. Presque
douze minutes de procession se dessinent devant nous, et c'est
vertigineux. « Pictures » accélère nettement le tempo.
Ce qui fait la magie est la ligne vocale, enivrante. C'est un
souffle, une expiration de poésie magique.
« Craven
Road » revient sur les sentiers terreux de la douleur infinie.
On pourrait penser à de l'ennui, mais il n'en est rien. Ces hommes
prennent votre coeur et ne vous le rendront qu'à la fin. Le chemin
creux, comme dans le Pays de Galles, comme en Normandie. Le chemin de
la lâcheté aussi, celui qui surprend, celui qui ne prévient pas.
L'amertume est totale, intense, insupportable. Pourtant, on écoute
cette déclamation poétique avec une avidité surprenante. C'est
qu'elle n'est pas exsangue de poésie et de subtilité. Comme tous
les morceaux, il est impossible de stopper la musique. Qu'importe si
le même thème se traîne sur d'entières minutes. La voix de
Patrick Walker est celle d'un père maladroit, qui aimerait être
juste et droit, mais qui n'a que des défauts à révéler. « Craven
Road » s'illumine en accords haut perchés, comme un rayon de
soleil dans le ciel d'octobre. « Marazion » clôt le
disque en douceur, comme si tout n'était que futilité. Mais si vous
avez écouté ce disque jusqu'à ce point, vous n'êtes déjà plus
tout-à-fait le même.
Il
est évident qu'avec pareil disque, 40 Watt Sun ne vise pas la tête
des classements de vente d'albums. Mais l'incroyable puissance
émotionnelle de cette musique couplée à l'image profondément
différente des clichés Metal auraient dû faire du trio de Patrick
Walker un OVNI magnifique prompt à rassembler bien des publics. Il
n'en sera rien, et 40 Watt Sun demeure une énigme autant qu'un
groupe culte pour les amateurs qui ont fait l'expérience. Walker a
depuis reformé Warning et tourne à travers les Etats-Unis,
profitant de son aura magnétique intacte.
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2 commentaires:
Jamais entendu parlé. Pourtant, effectivement, il y a là quelque chose d'assez profond, d'introspectif. C'est pas très réjouissant, mais c'est sincère, humain. Ce 40 Watt Sun 2016 interpelle.
Il y a un peu de R.E.M. et de Radiohead, non ?
Tu as raison, même si je n'aime pas particulièrement REM et Radiohead. Personnellement, ça me rappelle plutôt John Martyn, que j'affectionne particulièrement.
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