"Ce
qu'a réussi à faire Yellow Town, c'est de faire mieux. "
YELLOW
TOWN : « Yellow Town » EP 2017
Les
grands conifères et les châtaigniers plient sous le vent du mois de
juin. La montagne du Morvan est verte, libérant ses couleurs
sauvages et sa mélancolie profonde. Ses villages vivent dans une
quiétude tiède, entre calme et angoisse. Yellow Town poursuit son
voyage initiatique à travers les collines de la Nièvre et les
plaines du Centre de la France, à la recherche d'un public, qu'il
gagne soir après soir, à l'aide de ses sets incendiaires.
Hidden
In The Mountain, leur premier
album, fut une révélation, mais n'était-ce pas un
accident ? Thibault Lavèvre et Pogo n'avaient-ils finalement
pas fait que mettre sur disque de trop évidentes influences ?
Cette musique n'avait assurément pas beaucoup d'espoir d'avoir une
oreille attentive à grande échelle, la France étant trop occupée
à s'abreuver d'Electro et de Rap commercial. Il n'aurait été que
logique que Yellow Town opère un virage vers des sonorités à la
mode pour se faire entendre d'un plus large public et briguer les
grandes scènes des festivals d'été. Après tout, les Black Keys
firent bien cela. Après quatre albums d'un Blues parfait, formidable
résurrection d'un genre que l'on croyait moribond, ils se décidèrent
à arrêter, avant d'accepter le compromis. Peu à peu la musique se
fit plus Pop, la production fut assurée par un de ses gourous des
grandes productions américaines, malaxant autant du Rap que de la
Pop avec la même morgue et le même sens de la vacuité. Les Black
Keys ne conservèrent que des bribes de leur talent initial : un
son de guitare, des références Soul ou Blues, mais plus une once de
folie et de rébellion. Ils enchaînent les Grammies depuis trois
albums, mais ils ont vendu leur âme.
Yellow
Town aurait pu faire pareil, mais il ne l'a pas fait. Le duo décida
de maintenir le cap défini sur son premier album, et d'affiner sa
musique. Ce EP éponyme représente la suite de leurs aventures avec
cinq morceaux pour trente et une minutes de musique. Ce qu'a réussi
à faire Yellow Town, c'est de faire mieux.
Incontestablement,
ces cinq morceaux sont un grand pas en avant, tant dans l'écriture
que dans la capture sonore. Yellow Town a notamment développé une
forte dimension cinématographique dans sa musique, atmosphère qu'il
n'avait que doucement effleuré sur Hidden In The Mountain,
malgré les climats prenant de ses premiers morceaux. Thibault
Lavèvre et Pogo prennent le soin de développer les thèmes à leur
maximum, n'hésitant pas à dépasser les six minutes si cela est
nécessaire. On retrouve le grain de la scène, ce sel qui alimente
leur âme.
Ce
qui me frappe à l'écoute initiale de ces nouveaux morceaux, c'est
la douleur et l'amertume profonde qui s'en dégage, provoquant un
malaise terrifiant qui vous retourne les tripes. Il semble que
Thibault Lavèvre a mis le doigt là où cela fait mal, collant avec
sa musique les images justes correspondant à l'état de votre vie au
moment présent. Il est capable de puiser au plus profond de votre
âme, et d'en extirper les plus intenses tourments. Cette musique est
une vraie expérience sensorielle, qui nécessite d'être prêt à se
faire face. Et c'est bien là la grande qualité de la meilleure Rock
music. Elle soulève des questions que l'on ne veut pas se poser,
elle ouvre des horizons que l'on n'ose rêver imaginer. Elle soulève
une tempête intérieure qui nous fait nous remettre en question, et
nous met en alerte face au monde.
Thibaut
Lavèvre et Pogo poursuivent leurs explorations du monde de Neil
Young et de Bob Dylan, mais aussi des Rolling Stones des années
d'or. Cinq chansons originales, aux climats différents mais
cohérents entre eux. Il n'y a, une fois encore, rien à jeter ou à
critiquer, nouveau tour de force d'une demi-heure capté en quelques
heures de prise de son.
Le
disque s'ouvre avec les accords éthérés de « URSA Major ».
L'électricité effleure les doigts de Thibault Lavèvre, qui chante
ses mots mélancoliques avec douceur et profondeur. La solitude, la
déchirure, l'indépendance, coûte que coûte. Et puis la slide
vient peu à peu gorgée de poussière l'atmosphère. La pluie des
forêts du Morvan se transforme en collines de pierres rouges. Les
bisons courent au loin dans la plaine. Pogo entre dans le cercle,
tenant un beat délicat et ferme. Please, Queen Of Soul. Bientôt, la
musique explose en une formidable coda de slide et de batterie lourde
et ouatée. L'atmosphère se fait onirique, Lavèvre improvise avec
le thème, développe ses grands espaces avant de les refermer, dans
une dernière bourrasque.
« Dead
River » se fait plus immédiat, grande chevauchée sauvage dans
les montagnes du Morvan et du Colorado. La rivière morte, constat
d'une vie qui s'enfuit, mais peut revenir à tout instant. Chemin
initiatique à travers la lande, c'est un parcours personnel qui
progresse au gré des accords électriques, et de la bottleneck qui
donne une fois encore ce goût de poussière et de grands espaces
incroyablement puissant. Thibault Lavèvre n'est pas un adepte de la
démonstration guitaristique gratuite, il cherche le fil qui mènera
à la jouissance électrique.
Le
Blues remonte des entrailles des Enfers avec « Sleep With The
Devil ». Décidément très présente, la slide vient
ébouriffer les accords de ce Country-Blues émotionnel. Dense, il
n'a besoin que de l'appui des percussions magiques de Pogo, qui lui
donne une atmosphère païenne, vaudou. Le traitement du son de la
voix renforce ce côté Blues rural des années 30. Il y a bien
quelques traits de comparaison avec les Whites Stripes. Mais la
musique de Yellow Town est incroyablement plus dense, moins maniérée.
On sent qu'il vibre ici une magie qui ne résonne que dans les âmes
torturées par la vie. « Sleep With The Devil » est
obsessionnelle, lente progression sur un sentier de terre avant de
chevaucher fougueusement à travers le désert. Country Stomp.
« Fear
Of Roars » est assurément la plus cinématographique de toutes
les chansons. Percussions et accords de guitare électrique
accompagnent un discours politique en fond sonore, un écrin Rock sur
un constat brutal de la folie des hommes. Nous avons tous peur de la
guerre, de cette falaise abrupte qui se présente parfois à nos
pieds, donnant le vertige. Puis Thibault Lavèvre reprend le chant,
de sa voix délicate et profonde, en alerte. Comme un appel à
l'aide, un enfant perdu dans la nuit. La peur des rugissements du
monde. Il sait si bien manier les mélodies avec peu de choses, le
chant, une guitare, un friselis de cymbale. Puis l'orage se met à
gronder dans le ciel. Le discours de folie reprend, et la tension
monte jusqu'à son paroxysme, éclat de douleur et de consternation
alors que l'air est encore respirable dans le calme de la province
française.
Le
EP se clôt par le magnifique « Through My Thoughts ».
C'est une perle de Country-Rock alliant l'urgence de Neil Young et le
sens de la mélodie de Bob Dylan. Impossible de ne pas faire
référence à ces deux géants américains, l'interprétation
guitare acoustique-harmonica étant indissociable de leurs univers.
Thibault Lavèvre réussit le miracle de produire une chanson
nouvelle sans se perdre en caricature franchouillarde. Il a capté
l'esprit, la source profonde de cette musique aride, et l'a transposé
sur les terres nivernaises. Il n'est qu'accompagner d'un battement de
pied lourd comme le coeur des âmes errantes.
Yellow
Town EP est plus qu'une transition, c'est une nouvelle étape
dans ce voyage musical si singulier. Il ouvre indiscutablement la
route d'un second vrai album qui sera, à n'en pas douter, un nouveau
disque de très haute volée. Yellow Town en a en tout cas largement
la capacité, et a prouvé avec ce nouveau disque qu'il ne vendra pas
son âme au Diable. Il reste fidèle au Blues de la Nièvre, les
forêts de grands conifères et de châtaigniers ployant sous le vent
tiède du mois de juin.
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