"...Mais
j'ai décidé de parler du troisième parce que je l'aime comme un
ami. "
DIRE
STRAITS : Making Movies 1980
Lorsque
j'écoutais Téléphone gamin, mon esprit divaguait toujours en
France. Cela peut paraître évident ou idiot, mais les paroles comme
la langue française me fixaient indiscutablement dans l'Hexagone. Je
partais sur la route en France, j'étais un héros flegmatique en
France, je montais sur scène devant des foules immenses en France….
Pourtant, j'avais déjà eu la chance de partir ailleurs : au
Pays de Galles, en Espagne, en Allemagne…. Mon imagination
connaissait d'autres routes, réservoir d'images également alimenté
par les films et séries américaines faisant la part belle aux
vastes autoroutes, paysages désertiques et poussiéreux. Mais
assurément, Téléphone n'en était pas la bande-son idéale.
Lorsque
retentit le riff de « Money For Nothing » de Dire Straits
dans mon petit cerveau encore poreux, la gifle est double : je
découvre le Rock international et le riff méchant. Quelque chose me
dérange pourtant, c'est cette batterie un peu terne, surtout
comparée à celle, volubile, de Richard Kolinka. Il y a ce son qui
claque, gorgé de Fairlight, tellement années 80. l'album Brothers
In Arms sera la porte ouverte sur le monde magique de Dire
Straits, dont les quatre premiers albums sont assurément le grand
œuvre à tout jamais.
Les
deux premiers sont enregistrés dans la configuration originale :
Mark Knopfler à la guitare et au chant, son frère David à la
guitare rythmique, John Illsey à la basse, et Pick Withers à la
batterie. La musique est encore fortement ancrée dans une musique
Blues et Folk au sens large, piochant dans JJ Cale, Eric Clapton,
Allman Brothers Band, Bob Dylan, Grateful Dead, Chet Atkins, Chuck
Berry. C'est un groupe de petits anglais au teint palot et rêvant
d'Amérique. Leur musique pioche allégrement dans ces sources
musicales essentiellement transatlantiques. Et ils vont rapidement le
traverser, l'Océan Atlantique, pour enregistrer et connaître le
succès international. D'ailleurs, Mark Knopfler participe comme
musicien de session dès 1979 à un album de Bob Dylan, Slow Train
Coming, juste reconnaissance de son talent montant.
Le
rythme des concerts s'accélère, et le leadership de Mark devient
massif, au point que David finira par partir pour mener sa carrière
solo paisible, loin des projecteurs. Pour l'heure, à sonn entrée en
studio en juillet 1980, Dire Straits est toujours un quatuor, mais
avec comme seul maître à bord le guitariste-chanteur. On sentait
déjà que, dès le second album, Mark Knopfler avait de l'ambition.
Les mélodies se perfectionnent, et s'éloignent doucement du riche
bouillon initial qui donna naissance au premier album. Avec ce
troisième album, Dire Straits fait un pas de géant au niveau des
compositions. Il en écrira seul toutes les chansons.
Mark
va développer son talent de conteur magnifique, créant de petites
scènes cinématographiques. « Tunnel Of Love » et
« Romeo And Juliet » en sont les pièces les plus
représentatives, dépassant toutes deux les six minutes. Surtout,
elles sont dotées de rebondissements musicaux, changeant de climat,
quittant le thème initial pour poser une nouvelle séquence
conduisant au final, séquence enluminée de très beaux chorus
apportant tout le lyrisme nécessaire pour soutenir l'atmosphère
recherchée. Ce travail aboutira sur le disque suivant, Love Over
Gold, et notamment sur des morceaux comme « Telegraph
Road », atteignant les quinze minutes.
Mark
Knopfler est un conteur, et ce depuis le début. Sur le premier
disque, son champ d'observation se limite à la citée londonienne,
les petits travers de la société : les galeries d'art sur « In
The Gallery », une balade en bateau sur « Down On The
Waterline ». Il y a pourtant un vrai besoin d'espace : le
groupe de Jazz imaginaire de « Sultans Of Swing », et
déjà le Grand Ouest sur « Six Blade Knife ». L'album
Communiqué ne fera que confirmer cette
nécessité d'horizon : « Once Upon A Time In The West »,
« Follow Me Home »….. Knopfler voyage dans sa tête, et
c'est sans doute cette connexion qui s'est faite entre la musique de
Dire Straits et moi, même si je ne comprenais pas un traître mot du
texte. Mais déjà, la musique en dit beaucoup.
Il
faudrait que je vous parle du Country-Blues du premier album, la
lumière du soleil couchant à travers les eucalyptus qui illumine le
second album, la chevauchée héroïque du quatrième album, mais
j'ai décidé de parler du troisième parce que je l'aime comme un
ami. Making Movies est un disque au timing compact, et se
déroulant en deux temps : les trois premiers titres en forme de
récit cinématographique, dotés de rebondissements aussi fins que
brillants, et les autres titres, plus compacts, plus directement
Rock, basés sur des riffs puissants, plus proches du premier album.
Preuve
de l'ambition artistique indéfectible de Mark Knopfler, l'album
débute par « Tunnel Of Love », odyssée de plus de huit
minutes. Une mélodie à l'orgue suranné laisse la place à un riff
tendu. Le groupe fait d'ailleurs pour la première fois appel à un
clavier, musicien extérieur du nom de Roy Bittan, rien de moins que
le pianiste du E Street Band derrière Bruce Springsteen. On retrouve
d'ailleurs dans les atmosphères d'Amérique profonde des similitudes
avec l'album de Springsteen qui paraît fin 1979-début 1980 et qui
sera double : The River. Knopfler et le Boss partage ce
goût pour le peuple oublié de l'Amérique, celui qui se contente de
joies modestes et doit affronter les difficultés de la vie. Comme
Springsteen, Knopfler chante avec son timbre éraillé d'homme qui en
a déjà vu d'autres.
Le
thème principal se déforme peu à peu pour annoncer le final, qui
rebondit sur un premier chorus aux tonalités presque Funk. Pick
Withers abat un magnifique travail à la batterie, faisant courir ses
baguettes sur ses caisses avec une précision et une aisance
totalement réjouissante. « Tunnel Of Love » est ensuite
doté d'un pont délicat en partie centrale, interprétation feutrée
du thème précédent, ouvrant sur une chevauchée électrique et
dynamique que le groupe fait monter doucement, appuyant peu à peu
sur l'accélérateur, comme la route qui s'ouvre devant soi. On est
emporté par l'incandescence de la guitare de Knopfler. Il est aussi
un conteur par ses six-cordes, ne faisant jamais parler la technique
mais toujours le feeling, sélectionnant la note qui apporte
l'émotion au bon moment.
« Romeo
et Juliet » débute comme un thème Country-Blues joué au
dobro. C'est une chanson délicate, douce amère. Elle débute comme
une belle romance, lumineuse, aux reflets sépias d'une photo des
jours heureux. Puis elle verse peu à peu dans l'amertume et la
désillusion, histoire d'amour complexe et contrariée ne pouvant que
se terminer dans la douleur. Le thème aérien et lancinant,
obsédant, qui clôt le morceau ne se fait que l'écho de la
déception se perdant au loin dans la lande, ponctué de quelques
notes de guitare âcres.
« Skateaway »
est une chanson dynamique, rapide, vive. Porté sur un train d'enfer,
funky en diable, Knopfler raconte l'histoire de cette fille, une
roller-girl. Elle survit en faisant de petits boulots pas très
passionnants, et ne se défoule qu'en patinant à toute vitesse tout
en écoutant du Rock'N'Roll pour s'échapper de sa médiocrité
quotidienne. La construction du morceau est plus simple, Knopfler
déformant le thème, mais conservant le tempo énergique. La coda
monte en puissance avant de s'envoler dans les airs comme la
roller-girl, au bord de la plage, au soleil couchant, soutenu par les
notes liquides et rêveuses de la guitare de Knopfler.
Brutal
changement d'ambiance, « Expresso Love » est une violente
embardée électrique, porté par un riff méchant, soutenu par le
piano de Bittan. Le climat est plus noir, évoquant une prostituée,
le rythme harassant de son travail, l'ambiance glauque dans laquelle
elle vit, le torrent d'émotions contradictoires qui l'assaille jour
après jour. La guitare rugit, rauque, râpeuse. Le solo est une
respiration dans cette poussière âcre, à la mélancolie intense.
Petite
respiration après cette cascade d'électricité, « Hand In
Hand » est une belle ballade dylanienne en diable, soutenue de
piano et de guitare acoustique. La mélodie est typique de Dylan,
authentiquement imprégnée de ce Folk typiquement américain des
années 60. C'est une chanson fière, au refrain enthousiasmant.
« Solid Rock » est un retour au Rock le plus dur, le plus
âpre. Trois minute trente au compteur de pur adrénaline, juste
retour des petits anglais aux pionniers américains : Chuck
Berry, Eddie Cochran… Il y a toujours cette teinte americana
caractéristique, mais le riff est particulièrement inspiré du Rock
américain séculaire, non sans un petit détour par le Creedence
Clearwater Revival pour l'électricité et la rudesse musicale.
« Solid Rock » servira de final aux concerts de Dire
Straits pour les cinq années à venir, parfaite conclusion de show
pouvant atteindre plus de deux heures.
« Les
Boys » est une chanson hommage aux soldats américains partis
en France affrontés les Nazis. Elle a une petite saveur surannée,
chanson à la couleur Country-Folk, et dont la mélodie s'inspire des
chansons des années 40, sur laquelle Knopfler greffe ses chorus de
guitare laidback. Malgré une ligne mélodique efficace, elle reste
la chanson la moins inspirée du disque, riche en somptueuses
merveilles électriques.
Durant
l'enregistrement, en août 1980, David Knopfler ne supporte plus
l'omnipotence de son frère sur le disque et décide de claquer la
porte. Bien que ses parties de guitare rythmique aient été captées
par le producteur Jimmy Lovine, Mark Knopfler les effacera et les
ré-enregistrera toutes. Making Movies
connaît à nouveau le succès international, bien que Dire Straits
n'arrive toujours pas à rééditer l'exploit de la seconde place
atteinte par le premier
disque dans les ventes
d'albums aux USA.
Néanmoins, Dire Straits est dans le Top Ten dans toute l'Europe, et
classe ce troisième disque dans le Top 20 américain. Il assoit un
peu plus sa réputation de grand du Rock à l'aube des années 80,
loin des modes musicales du moment, et
poursuit sa progression musicale qui va culminer avec le disque
suivant : Love Over Gold.
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