mardi 14 février 2017

KEVIN AYERS 1973

"Et que l’ambiance de ce quatrième disque est beaucoup plus sombre que les trois précédents."

KEVIN AYERS : Bananamour 1973

J’ai toujours une certaine tendresse pour Kevin Ayers. Pourtant, je ne suis pas un grand amateur de sa musique. Je pourrais même dire qu’elle m’emmerde de manière générale. Pas que le garçon soit inintéressant. En effet, il fit partie de Soft Machine et participa activement à la composition du premier album du trio en tant que bassiste-chanteur. Puis il se lança dans une carrière solo sympathique. Parce que le garçon est éminemment sympathique. Sa musique est gentiment décadente, sa voix grave et profonde servant de petites mélodies entre comptines enfantines et jazz déjanté, saupoudrées de pop typiquement anglaise dans la lignée des Kinks. Kevin Ayers est un gentil je-m’en-foutiste pourri de talent, qui sut toujours s’entourer d’une belle bande de copains, dont la totalité des Soft Machine, des recrues de Gong, ou Ollie Halsall de Patto. Bref, ça délire en bonne compagnie en buvant du vin blanc. Il est aussi ce type de personnage que l'on envie. On aimerait avoir sa vie de saltimbanque, jouant et enregistrant à son gré, de quoi vivre et s'amuser, voyageant sur le continent européen comme il l'entend, sans stress ni pression d'un quotidien trop lourd.

Ce que j’aimais bien aussi chez Kevin Ayers, ce sont les pochettes de ses albums, que je trouve toutes magnifiques sur ses cinq premiers disques, ceux de sa période Harvest. Elles sont absolument caractéristiques du Rock des années 60-70, délirantes et colorées. Elles avaient cette magie et ce mystère des disques de cette époque, totalement intrigantes et ne vous donnant absolument aucun indice sur le contenu musical, qui pouvait autant être du méchant Hard-Blues que du Jazz-Fusion.

Kevin Ayers était un dandy fantasque, gentiment baba-cool, aimant Ibiza et le Sud de la France, buvant pour être un peu bourré tout le temps. Pourtant, il traîna aussi avec de curieux musiciens, plutôt dans le style destroy-dark, comme Nico, Eno et John Cale, au point d’enregistrer un album live avec eux et Brian Eno en 1974, par ailleurs fort intéressant. Une amitié se lia avec eux dès 1972, au point que Ayers dédia une de ses nouvelles chansons, « Decadence », à Nico. Et que l’ambiance de ce quatrième disque est beaucoup plus sombre que les trois précédents.

Rien n'y prépare pourtant. Ayers a toujours son contrat chez Harvest, qui le laisse faire ce qu'il veut, ses ventes de disques étant suffisantes pour encourager le label a en financer un nouveau. Sa vie s'écoule paisiblement, sans heurt, auprès de sa femme, entre Ibiza et Montolieu dans le Sud de la France. Pour enregistrer, il n'a qu'à faire appel à ses amis musiciens, selon ses besoins. Il ne dépend de personne, puisqu'il compose, chante et interprète ses propres chansons. Et Kevin Ayers ne fait pas non plus partie de cette catégorie de musiciens sous pression à cause du succès d'un simple ou d'un album. Il a donc une position plutôt enviable, ne courant pas non plus après une quelconque reconnaissance critique et médiatique.

Le nom de l'album, Bananamour, ne prépare pas non plus vraiment à son contenu. On s'attend à de jolies comptines fleuries, gentiment sexuellement explicites. Les copains de Soft Machine sont venus donner un coup de main, comme d'habitude : Mike Ratledge à l'orgue, Robert Wyatt au chant, et Lyle Jenkins au saxophone baryton. Ensuite, on retrouve bien des scories du Kevin de toujours, comme sur « Shouting In A Bucket Blues » ou « Oh ! Wot A Dream », mais le reste est empli d’une amertume plus ou moins sous-jacente.

« Don’t Let It Get You Down », qui ouvre l'album, est une sorte de soul désenchantée. On va retrouver sur plusieurs morceaux cette couleur musicale, grâce à l'apport d'une section de cuivres et de choeurs féminins intégrant notamment la chanteuse Doris Troy. La section rythmique est très Funk, avec Archie Legget à la basse et Eddie Sparrow à la batterie. Les couplets chantés par Kevin Ayers trouvent leur bonhomie habituelle, avant de plonger dans un Funk-Soul âpre, montant en crescendo, porté par la voix Soul de Legget et la montée en neige des cuivres. C'est une réussite étonnante, expérience musicale plutôt rare chez Ayers. « Shouting In A Bucket Blues » est une gentille ode acoustico-électrique sur le fait de vomir ivre dans un seau. Steve Hillage de Gong vient broder de l'électricité sur les accords acoustiques légers de Ayers.

La suite est par contre plus solide. « When Your Parents Go To Sleep » est un Blues chanté par le bassiste Archie Legget. La batterie sonne très Glam, comme celle de David Bowie et ses Spiders Of Mars. C'est la première fois que Ayers se permet le luxe de laisser le micro à un autre chanteur sur un de ses propres albums. La voix de Legget oscille entre Mike Patto et Joe Cocker. Soutenu par de beaux cuivres puissants, très Stax dans l'esprit, c'est une vraie réussite Soul.

« The Interview » est un boogie fracassé bénéficiant d’un solo d’Hammond de Mike Ratledge, et de chorus hendrixiens de Steve Hillage, jouant avec le vibrato et la distorsion. On y distingue un arrière-goût de Marc Bolan sur la mélodie, vite balayé par l'incandescence des instrumentistes, qui accentuent l'atmosphère angoissante qui monte lentement.

Mais les deux vrais gros morceaux qui font de cet album un cas vraiment intéressant sont « Decadence » et « Hymn ». Sur ces deux titres, notre gentil hippie plonge dans les dédales de la mélancolie, et cela lui sied à merveille. Il s’avère que notre homme y est particulièrement poignant.

« Decadence » donc est pièce de huit minutes faisant référence musicalement parlant à Nico, diaphane chanteuse sur le premier album de Velvet Underground, et sépulcrale artiste solo. Petit accord entêtant sur lequel se pose des notes de guitare rebondissant avec l’écho. La voix magnifique de Ayers n’a jamais sonné aussi juste, aussi poignante. On retrouve l’ambiance un brin sordide du Velvet justement, mais aussi des premiers disques de Nico et John Cale. Mais il reste toujours la poésie de Ayers, celle qui lui permet d’éviter de tomber dans le pathos facile, lui dont la carrière débuta dans les clubs de St-Tropez avec Soft Machine, et non dans les bars interlopes de New York.

Ce morceau est à la fois une lente procession vers l’inconnu, et une divagation dans un climat vaporeux et inquiétant. Comme ces instants de plénitude lorsque l'on s’endort et que l’on se réveille brutalement après avoir rêvé que l’on tombe dans le vide. On n’est jamais à l’aise avec ce morceau, toujours sur le fil du rasoir. Il retranscrit bien l’angoisse du moment, cette inquiétude qui rampe. Rarement un musicien aura aussi bien retranscrit en musique l'impression absolue d'abandon et de dérive. Comme lorsque l'on s'arrête au bord de la route, et que l'on fait quelques pas dans la lande pour contempler le paysage et écouter le silence de la nature. Le bourdonnement de plus en plus lointain de l'autoroute et de la ville devient imperceptible, remplacé par le chant des oiseaux, et le vent dans les branches des pins maritimes. Plus rien ne compte, c'est un espace de temps durant lequel on est seul avec soi-même, plus rien ne vous atteint, vous avez laissé les problèmes, les soucis, les angoisses dans la voiture avec le téléphone portable. Vous avez quelques minutes pour vous à contempler le paysage, écouter le silence, et laisser divaguer votre imagination. C'est un moment de plénitude, de liberté intense, mais aussi d'angoisse intérieure, comme si l'on avait transgressé un interdit en se permettant cet instant, sans avoir eu besoin de demander l'autorisation ou de rendre compte à quiconque. Steve Hillage monte une cathédrale de notes psychédéliques montant dans l'air avec l'écho, rendant l'ensemble de plus en plus enivrant et fou. Le chant grave de Kevin Ayers est d'une grande émotion.
« Hymn » suit la pochade country « Oh ! Wot A Dream ». C'est une belle mélodie au piano et à la guitare acoustique qui débute, porté par un chant en choeur, presque gospel. C'est une douceur délicate, à la mélancolie intense, à la fraîcheur absolue. Kevin Ayers y est intense, ne brisant nullement la beauté du morceau par une quelconque plaisanterie potache. Il conserve intacte l'instant musical.

« Beware Of The Dog » est un petit instrumental en forme de symphonie pour cuivres, entre musique classique et fanfare. Kevin Ayers y apporte une belle ligne mélodique pour clore le morceau et l'album.


Décidément, Kevin Ayers a fait un pas de géant. Sa musique se fait plus cohérente, moins gentiment délirante. Bananamour ne fait que confirmer la progression du disque précédent, Whatevershebringswesing, plus concis et mieux écrit. Il reste bien sûr le ton humoristique de Ayers, incapable de se prendre totalement au sérieux. Pourtant, il démontre qu'il est un musicien profond, et un compositeur vivace et inspiré. En cela, cette évolution confirmera finalement la logique du disque enregistré en public avec John Cale et Nico. Avec « Decadence », il s'approchait des mélodies hantées de ces deux derniers. Il aurait sans aucun doute dû persévérer dans cette voie, où il brille avec maestria.

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