"Et
que l’ambiance de ce quatrième disque est beaucoup plus sombre que
les trois précédents."
KEVIN
AYERS : Bananamour 1973
J’ai
toujours une certaine tendresse pour Kevin Ayers. Pourtant, je ne
suis pas un grand amateur de sa musique. Je pourrais même dire
qu’elle m’emmerde de manière générale. Pas que le garçon soit
inintéressant. En effet, il fit partie de Soft Machine et participa
activement à la composition du premier album du trio en tant que
bassiste-chanteur. Puis il se lança dans une carrière solo
sympathique. Parce que le garçon est éminemment sympathique. Sa
musique est gentiment décadente, sa voix grave et profonde servant
de petites mélodies entre comptines enfantines et jazz déjanté,
saupoudrées de pop typiquement anglaise dans la lignée des Kinks.
Kevin Ayers est un gentil je-m’en-foutiste pourri de talent, qui
sut toujours s’entourer d’une belle bande de copains, dont la
totalité des Soft Machine, des recrues de Gong, ou Ollie Halsall de
Patto. Bref, ça délire en bonne compagnie en buvant du vin blanc.
Il est aussi ce type de personnage que l'on envie. On aimerait avoir
sa vie de saltimbanque, jouant et enregistrant à son gré, de quoi
vivre et s'amuser, voyageant sur le continent européen comme il
l'entend, sans stress ni pression d'un quotidien trop lourd.
Ce
que j’aimais bien aussi chez Kevin Ayers, ce sont les pochettes de
ses albums, que je trouve toutes magnifiques sur ses cinq premiers
disques, ceux de sa période Harvest. Elles sont absolument
caractéristiques du Rock des années 60-70, délirantes et colorées.
Elles avaient cette magie et ce mystère des disques de cette époque,
totalement intrigantes et ne vous donnant absolument aucun indice sur
le contenu musical, qui pouvait autant être du méchant Hard-Blues
que du Jazz-Fusion.
Kevin
Ayers était un dandy fantasque, gentiment baba-cool, aimant Ibiza et
le Sud de la France, buvant pour être un peu bourré tout le temps.
Pourtant, il traîna aussi avec de curieux musiciens, plutôt dans le
style destroy-dark, comme Nico, Eno et John Cale, au point
d’enregistrer un album live avec eux et Brian Eno en 1974, par ailleurs fort
intéressant. Une amitié se lia avec eux dès 1972, au point que
Ayers dédia une de ses nouvelles chansons, « Decadence »,
à Nico. Et que l’ambiance de ce quatrième disque est beaucoup
plus sombre que les trois précédents.
Rien
n'y prépare pourtant. Ayers a toujours son contrat chez Harvest, qui
le laisse faire ce qu'il veut, ses ventes de disques étant
suffisantes pour encourager le label a en financer un nouveau. Sa vie
s'écoule paisiblement, sans heurt, auprès de sa femme, entre Ibiza
et Montolieu dans le Sud de la France. Pour enregistrer, il n'a qu'à
faire appel à ses amis musiciens, selon ses besoins. Il ne dépend
de personne, puisqu'il compose, chante et interprète ses propres
chansons. Et Kevin Ayers ne fait pas non plus partie de cette
catégorie de musiciens sous pression à cause du succès d'un simple
ou d'un album. Il a donc une position plutôt enviable, ne courant
pas non plus après une quelconque reconnaissance critique et
médiatique.
Le
nom de l'album, Bananamour, ne prépare pas non plus vraiment
à son contenu. On s'attend à de jolies comptines fleuries,
gentiment sexuellement explicites. Les copains de Soft Machine
sont venus donner un coup de main, comme d'habitude : Mike
Ratledge à l'orgue, Robert Wyatt au chant, et Lyle Jenkins au
saxophone baryton. Ensuite, on retrouve bien des scories du Kevin de
toujours, comme sur « Shouting In A Bucket Blues » ou
« Oh ! Wot A Dream », mais le reste est empli d’une
amertume plus ou moins sous-jacente.
« Don’t
Let It Get You Down », qui ouvre l'album, est une sorte de soul
désenchantée. On va retrouver sur plusieurs morceaux cette couleur
musicale, grâce à l'apport d'une section de cuivres et de choeurs
féminins intégrant notamment la chanteuse Doris Troy. La section
rythmique est très Funk, avec Archie Legget à la basse et Eddie
Sparrow à la batterie. Les couplets chantés par Kevin Ayers
trouvent leur bonhomie habituelle, avant de plonger dans un Funk-Soul
âpre, montant en crescendo, porté par la voix Soul de Legget et la
montée en neige des cuivres. C'est une réussite étonnante,
expérience musicale plutôt rare chez Ayers. « Shouting In A
Bucket Blues » est une gentille ode acoustico-électrique sur
le fait de vomir ivre dans un seau. Steve Hillage de Gong vient
broder de l'électricité sur les accords acoustiques légers de
Ayers.
La
suite est par contre plus solide. « When Your Parents Go To
Sleep » est un Blues chanté par le bassiste Archie Legget. La
batterie sonne très Glam, comme celle de David Bowie et ses Spiders
Of Mars. C'est la première fois que Ayers se permet le luxe de
laisser le micro à un autre chanteur sur un de ses propres albums.
La voix de Legget oscille entre Mike Patto et Joe Cocker. Soutenu par
de beaux cuivres puissants, très Stax dans l'esprit, c'est une vraie
réussite Soul.
« The
Interview » est un boogie fracassé bénéficiant d’un solo
d’Hammond de Mike Ratledge, et de chorus hendrixiens de Steve
Hillage, jouant avec le vibrato et la distorsion. On y distingue un
arrière-goût de Marc Bolan sur la mélodie, vite balayé par
l'incandescence des instrumentistes, qui accentuent l'atmosphère
angoissante qui monte lentement.
Mais
les deux vrais gros morceaux qui font de cet album un cas vraiment
intéressant sont « Decadence » et « Hymn ».
Sur ces deux titres, notre gentil hippie plonge dans les dédales de
la mélancolie, et cela lui sied à merveille. Il s’avère que
notre homme y est particulièrement poignant.
« Decadence »
donc est pièce de huit minutes faisant référence musicalement
parlant à Nico, diaphane chanteuse sur le premier album de Velvet
Underground, et sépulcrale artiste solo. Petit accord entêtant sur
lequel se pose des notes de guitare rebondissant avec l’écho. La
voix magnifique de Ayers n’a jamais sonné aussi juste, aussi
poignante. On retrouve l’ambiance un brin sordide du Velvet
justement, mais aussi des premiers disques de Nico et John Cale. Mais
il reste toujours la poésie de Ayers, celle qui lui permet d’éviter
de tomber dans le pathos facile, lui dont la carrière débuta dans
les clubs de St-Tropez avec Soft Machine, et non dans les bars
interlopes de New York.
Ce
morceau est à la fois une lente procession vers l’inconnu, et une
divagation dans un climat vaporeux et inquiétant. Comme ces instants
de plénitude lorsque l'on s’endort et que l’on se réveille
brutalement après avoir rêvé que l’on tombe dans le vide. On
n’est jamais à l’aise avec ce morceau, toujours sur le fil du
rasoir. Il retranscrit bien l’angoisse du moment, cette inquiétude
qui rampe. Rarement un musicien aura aussi bien retranscrit en
musique l'impression absolue d'abandon et de dérive. Comme lorsque
l'on s'arrête au bord de la route, et que l'on fait quelques pas
dans la lande pour contempler le paysage et écouter le silence de la
nature. Le bourdonnement de plus en plus lointain de l'autoroute et
de la ville devient imperceptible, remplacé par le chant des
oiseaux, et le vent dans les branches des pins maritimes. Plus rien
ne compte, c'est un espace de temps durant lequel on est seul avec
soi-même, plus rien ne vous atteint, vous avez laissé les
problèmes, les soucis, les angoisses dans la voiture avec le
téléphone portable. Vous avez quelques minutes pour vous à
contempler le paysage, écouter le silence, et laisser divaguer votre
imagination. C'est un moment de plénitude, de liberté intense, mais
aussi d'angoisse intérieure, comme si l'on avait transgressé un
interdit en se permettant cet instant, sans avoir eu besoin de
demander l'autorisation ou de rendre compte à quiconque. Steve
Hillage monte une cathédrale de notes psychédéliques montant dans
l'air avec l'écho, rendant l'ensemble de plus en plus enivrant et
fou. Le chant grave de Kevin Ayers est d'une grande émotion.
« Hymn »
suit la pochade country « Oh ! Wot A Dream ». C'est
une belle mélodie au piano et à la guitare acoustique qui débute,
porté par un chant en choeur, presque gospel. C'est une douceur
délicate, à la mélancolie intense, à la fraîcheur absolue. Kevin
Ayers y est intense, ne brisant nullement la beauté du morceau par
une quelconque plaisanterie potache. Il conserve intacte l'instant
musical.
« Beware
Of The Dog » est un petit instrumental en forme de symphonie
pour cuivres, entre musique classique et fanfare. Kevin Ayers y
apporte une belle ligne mélodique pour clore le morceau et l'album.
Décidément,
Kevin Ayers a fait un pas de géant. Sa musique se fait plus
cohérente, moins gentiment délirante. Bananamour ne fait que
confirmer la progression du disque précédent,
Whatevershebringswesing, plus concis et mieux écrit. Il reste
bien sûr le ton humoristique de Ayers, incapable de se prendre
totalement au sérieux. Pourtant, il démontre qu'il est un musicien
profond, et un compositeur vivace et inspiré. En cela, cette
évolution confirmera finalement la logique du disque enregistré en
public avec John Cale et Nico. Avec « Decadence », il
s'approchait des mélodies hantées de ces deux derniers. Il aurait
sans aucun doute dû persévérer dans cette voie, où il brille avec
maestria.
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