"Il
avait d'ores et déjà tout les attributs du disque de vieux."
NEIL
YOUNG AND CRAZY HORSE : Americana 2012
Le
vieil Apache est un artiste constant. Il est l'un des rares
survivants des années hippies à avoir traversé les années sans
trop de dommages, délivrant avec une régularité quasi métronomique
un album tous les dix-huit mois environ. Alors que pas mal d'artistes
sexagénaires dans son genre sont en panne d'inspiration, ou profite
d'un courant ascendant pour reformer leur vieil aéropage mythique le
temps d'une série de concerts nostalgiques et lucratifs, Neil
compose et joue sur scène de nouveaux morceaux. Ils sont
quelques-uns comme lui : Dylan, Motorhead, Paul MacCartney, ou
Jeff Beck. Mais le vieux Neil n'a pas peur de se mettre en danger,
quitte à enregistrer un mauvais disque au passage. Il a conservé
son public de fidèles, qui achètent ses albums, et continue d'aller
le voir en concert, car avec lui, il faut s'attendre à tout, au pire
comme au meilleur.
Ses
albums depuis l'an 2000 sont tous de bonne facture, sans être pour
autant totalement enthousiasmants. Il y a en tout cas une constante
dans tout ce qu'il fait en solo depuis la fin des années 60 :
il n'a jamais été meilleur que quand il est accompagné par le
Crazy Horse. Son dernier véritable album intéressant était
d'ailleurs pour moi avec ses derniers : c'était Greendale,
en 2003. Le concept était pourtant des plus fumeux, puisqu'il
s'agissait d'un opéra-Rock contant l'histoire d'une ville
imaginaire, ses déboires sociaux et environnementaux. Plusieurs
plages étaient le théâtre des mythiques jams entre Neil Young et
son cheval fou. Ce bel album était des plus audacieux, tant au
niveau de sa construction que des thématiques abordées. L'homme n'a
désormais plus sa langue dans sa poche. On le savait engagé
politiquement depuis ses jeunes années, mais depuis le début du
21ème siècle, dans une Amérique totalement plongée dans
l'obscurantisme idéologique le plus total, Neil Young n'hésite pas
à afficher des opinions très marquées. Il évoque ainsi le climat
social de son pays, son projet de voiture électrique,
l'environnement, et les guerres menées à tout-va par les
Etats-Unis.
Comme
toujours avec Neil Young, il prit le monde par surprise en réunissant
autour de lui son vieux Crazy Horse. Pas que les autres groupes qui
l'accompagnèrent soient mauvais, il y en eut même de très bons.
Pourtant, jamais le vieux Neil ne se surpasse à ce point qu'avec
Billy Talbot à la basse, Ralph Molina à la batterie et Frank Poncho
Sampedro à la guitare rythmique. Il sont un peu l'équivalent des
Dominoes d'Eric Clapton, le poussant toujours à transcender sa
musique. Crazy Horse développe une rythmique épaisse, poisseuse,
gorgée d'électricité, jouant toujours au bord du gouffre. Il est
une certitude, c'est que la musique sera épique et dantesque, quels
que soient la mélodie et le tempo. Aussi, lorsque le Loner annonce
un nouveau disque avec ses vieux complices après une série d'albums
pas vraiment enthousiasmants, une lueur d'espoir folle s'allume.
La
surprise sera suivie d'un certain désenchantement, lorsqu'il
s'avérera qu'en guise de nouvel album avec Crazy Horse, Young
annonce un album de reprises. On trépignait d'impatience à
l'annonce d'un disque de titres originaux, qui sauraient trouver leur
place auprès des grands classiques de scène. Mais seulement voilà,
aucun concert ne sera non plus annoncé, laissant planer un doute
terrifiant sur l'état de santé des musiciens comme de la qualité
du futur projet. Il faut dire que le dernier album en date s'appelait
Le Noise. Pourtant capté par Daniel Lanois, qui travailla
avec Dylan et Nick Cave, il sera le théâtre de morceaux sous forme
de collages expérimentaux plus ou moins bruitistes qui dérouta
autant qu'il déçut. Et finalement, comme tous les musiciens de sa
génération, on avait fini par ne plus rien attendre
d'extraordinaire de sa part.
Le
nouveau disque s'appela donc Americana, et était un album de
reprises de chansons traditionnelles Folk américaine. Il avait
d'ores et déjà tout les attributs du disque de vieux. Comment
pouvait-il être concevable que de jeunes kids s'intéressent à un
tel répertoire, qui plus est joué par quatre sexagénaires ridés
et aux cheveux blanchis ? Il s'agissait là d'un pari osé, mais
Neil Young n'en avait de toute façon totalement cure. Ce qu'il
voulait, c'était redonner vie aux chansons de son enfance, et de
celles qui ont fait l'histoire de l'Amérique alternative des années
60. L'objectif était clairement de démontrer que ces chansons
étaient toujours actuelles, et pouvaient être interprétées dans
l'Amérique de 2012 sans perdre une goutte de leur sens. Il restait à
espérer que dans le monde de Fox News, de la télé-réalité, des
Kardashian, des smartphones et des Pokemons, quelques américains
auraient la curiosité nécessaire pour se pencher sur ces chansons
et prendre le temps de réfléchir sur l'état du pays. Mais pour
cela, il aurait fallu que la majorité des américains aient quelques
repères historiques et politiques, ce qui semble bien utopique.
Qu'importe, Neil Young est un rêveur et un idéaliste, et pour cela,
il avait mille fois raison de faire ce disque.
Il
avait aussi mille fois raison de le faire avec le Crazy Horse, car
ces vieilles scies Folk vont se réincarner en brutaux cauchemars
sonores, peuplés des fantômes des Raisins de la Colère et
de la Grande Dépression. Ces noirs souvenirs ravivent la conscience
politique d'un pays anesthésié par des années d'assommoir
médiatique, rappelant combien l'histoire humaine est un cercle
perpétuel, l'actualité trouvant souvent écho dans l'Histoire. Neil
Young And Crazy Horse réinjectent toute la virulence nécessaire aux
propos des textes interprétés et à leurs contextes d'époque.
Le groupe a voulu conserver un feeling très direct, avec quasiment
aucun overdub. L'appropriation est telle qu'il est difficile de dire
si il s'agit de reprises ou de morceaux originaux. Il y a une telle
passion, un tel feu intérieur dans ces interprétations, que l'on
loue l'idée de Neil Young. Et l'on se dit que personne d'autre que
lui et Crazy Horse n'aurait pu accomplir avec une telle maestria
d'aussi belles versions de ces chansons populaires. Sans doute que
Bob Dylan ou Bruce Springsteen auraient pu en offrir de très belles
approches, mais à mon sens pas aussi percutantes et hantées que
celles-ci.
Preuve
d'une prise en directe, le morceau d'ouverture « Oh Susanna »
débute dans un cafouillage ressemblant fort à un accordage. Neil
Young gratouille sa vieille Les Paul Blackie, la batterie tape
quelques coups de caisse claire, et puis lentement, la mélodie
bancale, se met en place. Sampedro et Talbot déboulent dans le mix,
et tout est en place. C'est une des chansons les plus populaires des
Etats-Unis. Originellement composée par Stephen Foster et publié en
1848, son rythme est une polka, musique récemment arrivée sur le
continent par les migrants de l'Est de l'Europe. Il y est pourtant
fait référence au banjo, instrument de musique traditionnel des
pionniers américains. Le texte n'a pas de sens particulier, mais
certains vers utilisent le terme « Nigger », évoquant
des assassinats de « nègres ». Il semble que Foster ce
soit inspiré d'un autre texte, Rose Of Alabama, état
hautement raciste et esclavagiste. Neil Young en restitue toute la
densité et la dureté, malgré l'apparente légèreté du tempo.
« Clementine »
est une composition Country-Western de Percy Montrose remontant à
1884. Il s'agit en apparence d'une balade triste, évoquant la perte
d'un amour au temps de la Ruée vers l'Or de 1849. Certains détails
dans les paroles suggèrent qu'il s'agit en fait d'une parodie de
chanson d'amour déçu, puisque l'auteur mentionne que les pieds de
Clementine sont si grands qu'elles ne peut chausser que des boîtes
plutôt que des chaussures. Le trait de la tristesse est donc
exagérément forcé afin de donner un aspect parodique. Neil Young
And Crazy Horse n'a pas pris le parti de suivre la ligne
humoristique, mais de plonger tête baissée dans l'humeur noire de
la chanson. Le résultat est stupéfiant de justesse et de beauté,
rappelant « Powderfinger » en bien des points. La voix de
Neil Young reste étonnamment puissante et fragile à la fois. Elle a
conservé son timbre si particulier, juste un peu voilée par la
maturité.
« Tom
Dula » est aussi une chanson sombre et grave. Datant de 1866,
elle relate l'assassinat de Laura Foster, poignardée sauvagement.
Le coupable fut le vétéran confédéré Tom Dula, petit ami de
Laura Foster et père de l'enfant qu'elle portait. La chanson devint
un hit Rythm'N'Blues en 1958, interprétée par le Kingston Trio.
Talbot et Sampedro chante comme un mantra le nom de l'assassin,
pendant que Young relate l'horrible histoire, et explore les tréfonds
de sa Les Paul. Obsessionnelle, terriblement triste, cette
fantastique chanson prend une dimension terrifiante.
Puis,
le groupe décide de revisiter le traditionnel « Gallows
Pole ». Repris en 1970 par Led Zeppelin, Neil Young and Crazy
Horse s'éloignent de l'atmosphère celtique des anglais pour
l'interpréter sur un ton très Bluegrass-Country. La chanson évoque
le condamné se dirigeant vers la potence, implorant le pardon et la
justice de l'au-delà. L'électricité passe bien sur ce tempo très
particulier, plus adapté à l'acoustique. Les musiciens s'amusent
comme des gamins.
« Get
A Job » est interprétée comme une blague Doo-Wop. Il s'agit
d'un hit des Silhouettes de 1957, typique des années 50, qui
apparaîtra également sur la bande originale des films American
Graffiti et Good Morning Vietnam. Le groove de
ferrailleurs de Young et de son cheval fou est un clin d'oeil amusé
à l'insouciance des fifties américains, l'enfance des quatre
musiciens.
Ces
derniers reviennent aussitôt à la Country avec le traditionnel
« Travel On ». Ambiance Western, mais chorus de
sidérurgistes, teintés de l'entrain que l'on se donne pour avoir du
courage et avancer. « High Flying Bird » de Edd Billy
Wheeler se rapproche ici davantage des terres connues de Neil Young
et du Crazy Horse. Un riff en forme d'arpèges transpirant de
mélancolie, une rythmique carrée et lourde, un texte lucide, la
voix expressive du Loner, c'est une merveille. Blackie scintille de
mille notes magiques, le goût de la poussière de l'Ouest emplit la
bouche.
« Jesus
Chariot » est à l'origine une chanson enfantine basée sur une
chanson religieuse du début du dix-neuvième siècle nommée « When
The Chariot Comes ». Neil Young a pris le parti d'en
interpréter la version des ouvriers du chemin de fer de la fin du
dix-neuvième siècle. Molina imprime un tempo rappelant une
incantation indienne, contrastant avec le thème du chemin de fer
liée à la ruée vers l'Ouest et la disparition des tribus
indiennes. Prenante, obsessionnelle, possédée, elle met en
confrontation plusieurs facettes de l'Amérique des pionniers.
Il
était impossible que Neil Young ne reprenne pas l'emblématique
chanson de Woody Guthrie : « This Land Is Your Land ».
Il l'interprète avec beaucoup de respect, conservant son tempo Folk,
et l'électrifiant à bon escient. Ce morceau fut écrit en 1940 par
Guthrie en réaction à la chanson de Irving Berlin chantée par Kate
Smith quin inondait les ondes des années 30 : « God Bless
America ». Il en reprit la ligne mélodique, mais en changea
les paroles, afin de s'opposer à la nature très religieuse et
patriotique de la version originale. Cette protest-song fut à
l'origine de nombreuses vocations Folk, à commencer par Bob Dylan et
Joan Baez. Aujourd'hui régulièrement chantée dans les écoles du
pays, elle a remplacé la version de Berlin, désormais oubliée.
Neil Young affirme avec sa version son attachement à cette tradition
des compositeurs-interprètes Folk à l'esprit libre.
Seule
incursion acoustique, « The Wayfaring Stranger » est une
évocation d'une âme en peine à travers le voyage de la vie. Neil
Young lui donne une atmosphère brumeuse et hantée. C'est une belle
ballade datant du dix-neuvième siècle, que le Crazy Horse souligne
d'une délicate rythmique, Molina tenant les balais. L'album se
termine par une fuligineuse version de « God Save The Queen ».
Neil Young se souvient l'avoir chanté à l'école au Canada. L'hymne
britannique est violemment électrifié. Molina imprime un rythme
martial, les guitares grondent sur la mélodie à grands coups de
riffs assassins, et Young chante, la boule au ventre, ce chant
patriotique, à la fois symbole de résistance à l'Allemagne nazie,
et d'empire colonial assassin. Il y a bien sûr un autre clin
d'oeil : celui de l'influence de la musique Pop anglaise sur le
continent américain, et de l'interprétation de l'hymne américain
par Jimi Hendrix à Woodstock. Moins sauvage et free que ce dernier,
Neil Young And Crazy Horse arrivent à transformer « God Save
The Queen » en une excellente chanson, à la puissance
émotionnelle éblouissante, même pour un citoyen non britannique.
Approché
comme un disque secondaire, presque anecdotique, et permettant de
patienter en attendant le prochain album original, Americana est
en fait une vraie grande expérience musicale. Sa publication le 5
juin 2012 s'accompagne de l'annonce d'une tournée mondiale. C'est à
la fois une bonne nouvelle pour les fans, mais aussi une seconde
déception. Alors comme cela, Neil And Crazy Horse partent en tournée
pour soutenir un simple disque de reprises Folk ? Après dix ans
sans collaboration, le vieil Apache et son groupe mythique n'offrent
rien de mieux qu'une poignée de reprises électrifiées ? C'est
mal connaître notre équipage. C'est dit, leur réunion sera
fructueuse. Et le public américain est de toute façon déjà ravi :
Americana atteint la quatrième place des classements d'albums
aux Etats-Unis.
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