lundi 29 août 2016

NEIL YOUNG AND CRAZY HORSE 2012 Part 1

"Il avait d'ores et déjà tout les attributs du disque de vieux."

NEIL YOUNG AND CRAZY HORSE : Americana 2012

Le vieil Apache est un artiste constant. Il est l'un des rares survivants des années hippies à avoir traversé les années sans trop de dommages, délivrant avec une régularité quasi métronomique un album tous les dix-huit mois environ. Alors que pas mal d'artistes sexagénaires dans son genre sont en panne d'inspiration, ou profite d'un courant ascendant pour reformer leur vieil aéropage mythique le temps d'une série de concerts nostalgiques et lucratifs, Neil compose et joue sur scène de nouveaux morceaux. Ils sont quelques-uns comme lui : Dylan, Motorhead, Paul MacCartney, ou Jeff Beck. Mais le vieux Neil n'a pas peur de se mettre en danger, quitte à enregistrer un mauvais disque au passage. Il a conservé son public de fidèles, qui achètent ses albums, et continue d'aller le voir en concert, car avec lui, il faut s'attendre à tout, au pire comme au meilleur.

Ses albums depuis l'an 2000 sont tous de bonne facture, sans être pour autant totalement enthousiasmants. Il y a en tout cas une constante dans tout ce qu'il fait en solo depuis la fin des années 60 : il n'a jamais été meilleur que quand il est accompagné par le Crazy Horse. Son dernier véritable album intéressant était d'ailleurs pour moi avec ses derniers : c'était Greendale, en 2003. Le concept était pourtant des plus fumeux, puisqu'il s'agissait d'un opéra-Rock contant l'histoire d'une ville imaginaire, ses déboires sociaux et environnementaux. Plusieurs plages étaient le théâtre des mythiques jams entre Neil Young et son cheval fou. Ce bel album était des plus audacieux, tant au niveau de sa construction que des thématiques abordées. L'homme n'a désormais plus sa langue dans sa poche. On le savait engagé politiquement depuis ses jeunes années, mais depuis le début du 21ème siècle, dans une Amérique totalement plongée dans l'obscurantisme idéologique le plus total, Neil Young n'hésite pas à afficher des opinions très marquées. Il évoque ainsi le climat social de son pays, son projet de voiture électrique, l'environnement, et les guerres menées à tout-va par les Etats-Unis.

Comme toujours avec Neil Young, il prit le monde par surprise en réunissant autour de lui son vieux Crazy Horse. Pas que les autres groupes qui l'accompagnèrent soient mauvais, il y en eut même de très bons. Pourtant, jamais le vieux Neil ne se surpasse à ce point qu'avec Billy Talbot à la basse, Ralph Molina à la batterie et Frank Poncho Sampedro à la guitare rythmique. Il sont un peu l'équivalent des Dominoes d'Eric Clapton, le poussant toujours à transcender sa musique. Crazy Horse développe une rythmique épaisse, poisseuse, gorgée d'électricité, jouant toujours au bord du gouffre. Il est une certitude, c'est que la musique sera épique et dantesque, quels que soient la mélodie et le tempo. Aussi, lorsque le Loner annonce un nouveau disque avec ses vieux complices après une série d'albums pas vraiment enthousiasmants, une lueur d'espoir folle s'allume.

La surprise sera suivie d'un certain désenchantement, lorsqu'il s'avérera qu'en guise de nouvel album avec Crazy Horse, Young annonce un album de reprises. On trépignait d'impatience à l'annonce d'un disque de titres originaux, qui sauraient trouver leur place auprès des grands classiques de scène. Mais seulement voilà, aucun concert ne sera non plus annoncé, laissant planer un doute terrifiant sur l'état de santé des musiciens comme de la qualité du futur projet. Il faut dire que le dernier album en date s'appelait Le Noise. Pourtant capté par Daniel Lanois, qui travailla avec Dylan et Nick Cave, il sera le théâtre de morceaux sous forme de collages expérimentaux plus ou moins bruitistes qui dérouta autant qu'il déçut. Et finalement, comme tous les musiciens de sa génération, on avait fini par ne plus rien attendre d'extraordinaire de sa part.

Le nouveau disque s'appela donc Americana, et était un album de reprises de chansons traditionnelles Folk américaine. Il avait d'ores et déjà tout les attributs du disque de vieux. Comment pouvait-il être concevable que de jeunes kids s'intéressent à un tel répertoire, qui plus est joué par quatre sexagénaires ridés et aux cheveux blanchis ? Il s'agissait là d'un pari osé, mais Neil Young n'en avait de toute façon totalement cure. Ce qu'il voulait, c'était redonner vie aux chansons de son enfance, et de celles qui ont fait l'histoire de l'Amérique alternative des années 60. L'objectif était clairement de démontrer que ces chansons étaient toujours actuelles, et pouvaient être interprétées dans l'Amérique de 2012 sans perdre une goutte de leur sens. Il restait à espérer que dans le monde de Fox News, de la télé-réalité, des Kardashian, des smartphones et des Pokemons, quelques américains auraient la curiosité nécessaire pour se pencher sur ces chansons et prendre le temps de réfléchir sur l'état du pays. Mais pour cela, il aurait fallu que la majorité des américains aient quelques repères historiques et politiques, ce qui semble bien utopique. Qu'importe, Neil Young est un rêveur et un idéaliste, et pour cela, il avait mille fois raison de faire ce disque.

Il avait aussi mille fois raison de le faire avec le Crazy Horse, car ces vieilles scies Folk vont se réincarner en brutaux cauchemars sonores, peuplés des fantômes des Raisins de la Colère et de la Grande Dépression. Ces noirs souvenirs ravivent la conscience politique d'un pays anesthésié par des années d'assommoir médiatique, rappelant combien l'histoire humaine est un cercle perpétuel, l'actualité trouvant souvent écho dans l'Histoire. Neil Young And Crazy Horse réinjectent toute la virulence nécessaire aux propos des textes interprétés et à leurs contextes d'époque.

Le groupe a voulu conserver un feeling très direct, avec quasiment aucun overdub. L'appropriation est telle qu'il est difficile de dire si il s'agit de reprises ou de morceaux originaux. Il y a une telle passion, un tel feu intérieur dans ces interprétations, que l'on loue l'idée de Neil Young. Et l'on se dit que personne d'autre que lui et Crazy Horse n'aurait pu accomplir avec une telle maestria d'aussi belles versions de ces chansons populaires. Sans doute que Bob Dylan ou Bruce Springsteen auraient pu en offrir de très belles approches, mais à mon sens pas aussi percutantes et hantées que celles-ci.

Preuve d'une prise en directe, le morceau d'ouverture « Oh Susanna » débute dans un cafouillage ressemblant fort à un accordage. Neil Young gratouille sa vieille Les Paul Blackie, la batterie tape quelques coups de caisse claire, et puis lentement, la mélodie bancale, se met en place. Sampedro et Talbot déboulent dans le mix, et tout est en place. C'est une des chansons les plus populaires des Etats-Unis. Originellement composée par Stephen Foster et publié en 1848, son rythme est une polka, musique récemment arrivée sur le continent par les migrants de l'Est de l'Europe. Il y est pourtant fait référence au banjo, instrument de musique traditionnel des pionniers américains. Le texte n'a pas de sens particulier, mais certains vers utilisent le terme « Nigger », évoquant des assassinats de « nègres ». Il semble que Foster ce soit inspiré d'un autre texte, Rose Of Alabama, état hautement raciste et esclavagiste. Neil Young en restitue toute la densité et la dureté, malgré l'apparente légèreté du tempo.

« Clementine » est une composition Country-Western de Percy Montrose remontant à 1884. Il s'agit en apparence d'une balade triste, évoquant la perte d'un amour au temps de la Ruée vers l'Or de 1849. Certains détails dans les paroles suggèrent qu'il s'agit en fait d'une parodie de chanson d'amour déçu, puisque l'auteur mentionne que les pieds de Clementine sont si grands qu'elles ne peut chausser que des boîtes plutôt que des chaussures. Le trait de la tristesse est donc exagérément forcé afin de donner un aspect parodique. Neil Young And Crazy Horse n'a pas pris le parti de suivre la ligne humoristique, mais de plonger tête baissée dans l'humeur noire de la chanson. Le résultat est stupéfiant de justesse et de beauté, rappelant « Powderfinger » en bien des points. La voix de Neil Young reste étonnamment puissante et fragile à la fois. Elle a conservé son timbre si particulier, juste un peu voilée par la maturité.

« Tom Dula » est aussi une chanson sombre et grave. Datant de 1866, elle relate l'assassinat de Laura Foster, poignardée sauvagement. Le coupable fut le vétéran confédéré Tom Dula, petit ami de Laura Foster et père de l'enfant qu'elle portait. La chanson devint un hit Rythm'N'Blues en 1958, interprétée par le Kingston Trio. Talbot et Sampedro chante comme un mantra le nom de l'assassin, pendant que Young relate l'horrible histoire, et explore les tréfonds de sa Les Paul. Obsessionnelle, terriblement triste, cette fantastique chanson prend une dimension terrifiante.

Puis, le groupe décide de revisiter le traditionnel « Gallows Pole ». Repris en 1970 par Led Zeppelin, Neil Young and Crazy Horse s'éloignent de l'atmosphère celtique des anglais pour l'interpréter sur un ton très Bluegrass-Country. La chanson évoque le condamné se dirigeant vers la potence, implorant le pardon et la justice de l'au-delà. L'électricité passe bien sur ce tempo très particulier, plus adapté à l'acoustique. Les musiciens s'amusent comme des gamins.

« Get A Job » est interprétée comme une blague Doo-Wop. Il s'agit d'un hit des Silhouettes de 1957, typique des années 50, qui apparaîtra également sur la bande originale des films American Graffiti et Good Morning Vietnam. Le groove de ferrailleurs de Young et de son cheval fou est un clin d'oeil amusé à l'insouciance des fifties américains, l'enfance des quatre musiciens.

Ces derniers reviennent aussitôt à la Country avec le traditionnel « Travel On ». Ambiance Western, mais chorus de sidérurgistes, teintés de l'entrain que l'on se donne pour avoir du courage et avancer. « High Flying Bird » de Edd Billy Wheeler se rapproche ici davantage des terres connues de Neil Young et du Crazy Horse. Un riff en forme d'arpèges transpirant de mélancolie, une rythmique carrée et lourde, un texte lucide, la voix expressive du Loner, c'est une merveille. Blackie scintille de mille notes magiques, le goût de la poussière de l'Ouest emplit la bouche.

« Jesus Chariot » est à l'origine une chanson enfantine basée sur une chanson religieuse du début du dix-neuvième siècle nommée « When The Chariot Comes ». Neil Young a pris le parti d'en interpréter la version des ouvriers du chemin de fer de la fin du dix-neuvième siècle. Molina imprime un tempo rappelant une incantation indienne, contrastant avec le thème du chemin de fer liée à la ruée vers l'Ouest et la disparition des tribus indiennes. Prenante, obsessionnelle, possédée, elle met en confrontation plusieurs facettes de l'Amérique des pionniers.

Il était impossible que Neil Young ne reprenne pas l'emblématique chanson de Woody Guthrie : « This Land Is Your Land ». Il l'interprète avec beaucoup de respect, conservant son tempo Folk, et l'électrifiant à bon escient. Ce morceau fut écrit en 1940 par Guthrie en réaction à la chanson de Irving Berlin chantée par Kate Smith quin inondait les ondes des années 30 : « God Bless America ». Il en reprit la ligne mélodique, mais en changea les paroles, afin de s'opposer à la nature très religieuse et patriotique de la version originale. Cette protest-song fut à l'origine de nombreuses vocations Folk, à commencer par Bob Dylan et Joan Baez. Aujourd'hui régulièrement chantée dans les écoles du pays, elle a remplacé la version de Berlin, désormais oubliée. Neil Young affirme avec sa version son attachement à cette tradition des compositeurs-interprètes Folk à l'esprit libre.

Seule incursion acoustique, « The Wayfaring Stranger » est une évocation d'une âme en peine à travers le voyage de la vie. Neil Young lui donne une atmosphère brumeuse et hantée. C'est une belle ballade datant du dix-neuvième siècle, que le Crazy Horse souligne d'une délicate rythmique, Molina tenant les balais. L'album se termine par une fuligineuse version de « God Save The Queen ». Neil Young se souvient l'avoir chanté à l'école au Canada. L'hymne britannique est violemment électrifié. Molina imprime un rythme martial, les guitares grondent sur la mélodie à grands coups de riffs assassins, et Young chante, la boule au ventre, ce chant patriotique, à la fois symbole de résistance à l'Allemagne nazie, et d'empire colonial assassin. Il y a bien sûr un autre clin d'oeil : celui de l'influence de la musique Pop anglaise sur le continent américain, et de l'interprétation de l'hymne américain par Jimi Hendrix à Woodstock. Moins sauvage et free que ce dernier, Neil Young And Crazy Horse arrivent à transformer « God Save The Queen » en une excellente chanson, à la puissance émotionnelle éblouissante, même pour un citoyen non britannique.


Approché comme un disque secondaire, presque anecdotique, et permettant de patienter en attendant le prochain album original, Americana est en fait une vraie grande expérience musicale. Sa publication le 5 juin 2012 s'accompagne de l'annonce d'une tournée mondiale. C'est à la fois une bonne nouvelle pour les fans, mais aussi une seconde déception. Alors comme cela, Neil And Crazy Horse partent en tournée pour soutenir un simple disque de reprises Folk ? Après dix ans sans collaboration, le vieil Apache et son groupe mythique n'offrent rien de mieux qu'une poignée de reprises électrifiées ? C'est mal connaître notre équipage. C'est dit, leur réunion sera fructueuse. Et le public américain est de toute façon déjà ravi : Americana atteint la quatrième place des classements d'albums aux Etats-Unis.

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