lundi 20 juin 2016

BLACKFOOT 1979

"ils ne sont pas là pour rigoler."

BLACKFOOT : Strikes 1979

Le Rock est avant tout une question de refus du système établi. Ne pas comprendre cela ne vous permettra pas de saisir pleinement le sens de ce qu'est la vraie Rock Music, toute sa puissance et tout ce qu'elle signifie. Chaque continent a son approche, plus ou moins exubérant selon que l'on se situe d'un côté ou de l'autre de l'Atlantique. Les Anglais avait une certaine morgue un peu hautaine, une forme de froideur qui rendait leur musique si puissante et presque divine à certains égards. Led Zeppelin, Black Sabbath ou Deep Purple étaient des dieux inaccessibles, des allégories de la toute puissance du Rock et de son message subversif.

Les Américains approchèrent cela d'abord d'une manière plus globale intellectuellement. Sur fond de Guerre du Vietnam, ils mirent au pinacle pêle-mêle le Folk de Woody Guthrie, la littérature beat de Jack Kerouac, et les expérimentations subversives de Thimothy Leary, sur fond de Blues-Rock acide. Jouer de la musique de noirs pour les blancs étaient déjà une subversion en soi, dans un pays qui, à la fin des années 60, vient à peine de reconnaître les Droits Civiques à sa communauté afro-américaine. San Francisco devient la capitale de ce bouillonnement créatif, comme l'est Londres de l'autre côté de l'Atlantique. Et puis une scène musicale parallèle se développa à côté de tout cette effervescence intellectuelle, celle du Sud des Etats-Unis. Le premier véhicule, à la base de tout, fut Creedence Clearwater Revival, qui revitalisa le son Blues et Country du Deep South. Quatre mecs déroulent un Rock nerveux et tendu, habillés de chemises à carreaux, de jeans, et de bottes de motos ou d'éleveurs de chevaux. Des ploucs du Sud en somme, qui seront bientôt rejoint par un autre groupe fameux : l'Allman Brothers Band. Cet équipage fut également l'une des premières formations interraciales, ce qui surprend d'autant plus, vue l’État d'origine, on ne peut plus raciste : la Georgie. Creedence comme l'Allman font bouillir dans une grande marmite la Soul, le Blues, le Jazz et la Country, pour en offrir une relecture Rock incroyablement riche. Les thèmes sont séculaires, et proches du quotidien de l'Amérique moyenne. Même lorsque John Fogerty évoque le Vietnam, ce sera toujours du point de vue du pauvre gars parti à la guerre, et qui ne comprend rien à tout cela.
Ces deux formations ouvriront la route à ce qui deviendra le Southern Rock. Marshall Tucker Band, Lynyrd Skynyrd, The Outlaws, Black Oak Arkansas, 38 Special, Point Blank, ZZ Top… vont développer leur Rock affûté du Texas à la Floride, diffusant cet esprit de gaillards de la campagne, rudes et mal élevés. Sapés de fringues de cow-boys, le poil long, ils évoquent les bagarres dans les bars, les filles troussées sur la banquette arrière de la Chevrolet, les bitures au whisky et la route à travers les grands espaces. Certains n'hésitent pas à aborder sans un certain humour le carcan de ce milieu raciste, ultra-religieux, voyou dont ces cow-boys beatniks sont aussi les victimes, se faisant casser la gueule à cause de leurs cheveux longs, et traiter de tapettes. Ils leur faut redoubler de virilité exacerbée pour démontrer que les vraies gonzesses ne sont pas ceux que l'on croit. Chemise ouverte, cheveux longs, barbe ou moustache, stetson, bottes poussiéreuses, et regard ténébreux un brin embrumé par la gnôle, tel est le desperado du Southern Rock. C'est le Rock des grands espaces, des laissés pour compte et des hors-la-lois.

Tout cela a fini par plonger dans la caricature, et l'une des principales est sans doute ce qu'est devenu Lynyrd Skynyrd aujourd'hui. Parmi eux, l'un des piliers de la formation, un certain Ricky Medlocke. Il est l'un des seuls survivants du groupe original au côté de Gary Rossington. Medlocke fut batteur sur le tout premier enregistrement de Lynyrd Skynryd, capté en 1971, et publié après le tragique crash d'avion qui mit fin au groupe en 1977 sous le nom de First And Last. Medlocke quitta rapidement le sextet de Jacksonville pour fonder son gang à lui : Blackfoot. D'origine indienne, Medlocke, le bassiste Greg T Walker, et le batteur Jackson Spires firent ainsi un clin d'oeil à leur communauté d'origine. Déjà, on sentait que ce groupe n'était pas tout-à-fait animé par la même force, portant en son âme le souvenir d'un peuple opprimé par le cow-boy blanc, et dont le guitariste Charlie Hargrett était le seul représentant des Blancs du Sud au sein du groupe. Deux albums furent publiés en 1974 et 1976, de bonne facture, très Blues-Rock, le second se durcissant sous l'influence du son de ZZ Top. Blackfoot galère copieusement durant la seconde moitié des années 70, jouant partout où il le peut. Ils seront même le backing-band de la chanteuse sexy à la crinière rousse Ruby Starr, protégée du manager de Black Oak Arkansas. C'est durant une tournée avec elle que Blackfoot fait la connaissance du manager Al Nalli et de son collaborateur Jay Frey, qui gère la carrière de Brownsville Station. Ce nouveau management leur permet de signer sur la filiale d'Atlantic, Atco.

Depuis le milieu des années 70, Blackfoot s'est affûté. Ils vont passer une bonne partie de l'année 1979 à jouer, décrochant même la première partie des Who au Pontiac Silverdome dans le Michigan. C'est que les gars ont un sacré disque à promouvoir : Strikes. Un truc du genre méchant, qui fait passer Lynyrd Skynyrd pour des petits joueurs. Blackfoot en est avec ce disque aux prémices de la machine à Hard'N'Heavy Southern-Blues qu'il sera dans les années à venir. Le son est propre, mais est largement plus teigneux. Tous les morceaux développent des riffs méchants et hargneux, très nettement Hard-Rock. A l'heure du Hard mélodique US de Journey, Boston ou Foreigner, Blackfoot sont de très vrais méchants. La photo au verso permet de bien saisir l'esprit : pantalons noirs, blousons de cuirs, chemise et veste patchée en jean, lunettes noires pour Hargrett, et oripeaux indiens pour Walker, le regard fier, les mains sur les hanches, ils ne sont pas là pour rigoler.

C'est que le groupe en a bavé jusqu'à ce disque, et le méchant « Road Fever » qui ouvre le disque relate la dureté de la vie sur la route, mais aussi sa folie mégalomaniaque et sa solitude, le soir au comptoir du bar. Doté de deux superbes reprises électriques, Blackfoot démontre que le Southern-Rock ne renie pas ses racines. La première d'entre-elles est « I Got A Line On You », seul mini-hit du groupe américain Spirit, qui comptait en ses rangs le guitariste Randy California. Cette chanson marqua son époque par la qualité de sa mélodie, au niveau du meilleur Rock Anglais, ce qui, en 1968, étant encore rare. La seconde est la plus logique reprise de « Wishing Well » de Free, ultime formation Blues-Rock anglaise, qui traumatisa toute la Grande-Bretagne, plus modestement les Etats-Unis. Ce choix n'était pas le plus évident, mais Blackfoot réussit à le durcir tout en conservant toute la mélancolie initiale. Le timbre vocal de Ricky Medlocke se montre assez similaire à celui de Paul Rodgers, en plus agressif néanmoins.

La mélancolie règne encore sur le romantisme désespéré de l'homme abandonné sous les lumières rouges de filles de joie sur « Left Turn On A Red Light ». « Pay My Dues » est un thème plutôt Funk, sans aucun doute inspiré des dates partagées avec les démentiels Funkmasters de Mother's Finest. Payer ses dettes est un thème récurrent du Southern-Rock, qu'elles soient strictement pécuniaires, amoureuses, ou amicales. La loyauté est un sujet fort de ces hommes des terres oubliées de l'Amérique. Une poignée de main suffit à conclure un contrat, à sceller une dette. Dans un pays où les conflits se règlent au flingue, mieux vaut avoir une parole.

« Baby Blue » est un mordant Heavy-Rock, brutal, qui parle de fille et de trahison. Parce que les belles aux mœurs faciles n'ont guère de parole, voire même, d'âme, comme en doutait déjà avec machisme Led Zeppelin. Ce bon Hard-Rock simple et revigorant démontre toute la capacité de Blackfoot à composer des titres immédiats, au riff imparable. « Run And Hide » est une mélodie assez surprenante pour un groupe comme Blackfoot, dans le sens où elle s'avère plutôt complexe, penchant entre la tension et un lyrisme de l'espoir. Elle démontre en tout cas que ces garçons savaient composer des chansons, et des bonnes.

La grande affaire intervient avec « Train Train ». Ce morceau est à lui seul un emblème, un prodige électrique, qui porte une grande partie du brio de ce disque. Le prélude est un thème à l'harmonica joué par le grand-père de Ricky Medlocke, Shorty. Le vieil homme imite le train à vapeur accélérant dans la plaine, et s'inspire du « Dying Duck Blues ». L'air est déchiré aussitôt par une cavalcade de guitares, Ricky jouant de la slide poisseuse. Riff retors, rythmique implacable, paroles bravaches, ce morceau est le symbole du gars solitaire sans attache et pour qui seul la liberté compte. Blackfoot en délivrera toujours des versions en concert démentielles, décharge de chevrotine ultime de fin de concert qui met à genoux le public. Cette version presque Stonienne dans l'âme conserve son côté Boogie-Blues, entre James Cotton et John Lee Hooker. Les chorus de slide de Medlocke sont meurtriers, tout comme ceux très sioux et Heavy-Metal de Hargrett. Ces duels prendront évidemment une toute autre dimension sur scène, lorsque le gang, déchaîné, envoie le train des grandes plaines à travers la stratosphère, chargeant la locomotive de grandes pelletés de combustible brûlant.

Ultime pièce maîtresse, « Highway Song » est le grand œuvre de Blackfoot, son « Free Bird » à lui. En somme, c'est un morceau mélancolique, mid-tempo, de sept minutes, qui éclate en finale explosif. Les guitares s'emballent avec le rythme, d'où jaillissent des étincelles d'électricité majestueuses. Ce morceau provoque une frénésie irrésisitible, le coeur se soulevant avec la montée de la tension intrinsèque de la musique, avant de s'emballer furieusement. C'est une sorte de trip électrique, comme une virée en bagnole : d'abord le cruising en ville, le regard perdu dans la densité urbaine, et puis l'accélération éperdue sur la highway à travers le désert. Hargrett et Medlocke sont de sacrés bretteurs, et n'ont pas besoin d'être trois, comme beaucoup de formations du Sud, pour faire parler la poudre. Tout est cohérent, écrit, tendu, à sa place. Medlocke expliquera avoir écrit ce morceau en pensant à ses anciens camarades de Lynyrd Skynyrd après l'accident, les amis qu'il perdit ce jour-là. Cet accident d'avion fut un choc pour de nombreux musiciens de la scène. Les Outlaws leur dédicacèrent « Green Grass And High Tides », autre morceau épique construit sur la même structure.


Blackfoot vient de signer avec ce disque le premier volume de ce qui sera plus tard appelée « la trilogie du bestiaire » : le serpent pour Strikes, la panthère pour Tomcattin, et l'aigle pour Marauder. Sacré album en tout cas, qui garde toute la force du Rock américain des années 70, tout en se durcissant avec la seconde vague du Hard-Rock américain, celle de Kiss, Aerosmith et Ted Nugent. On ne peut pas classer Blackfoot de Heavy-Metal, l'appellation est trop simpliste pour sa musique, dont les racines sont profondes. Mais il saura déterrer la hache de guerre, jusqu'à donner des suées aux gamins de Iron Maiden sur leurs propres terres en 1982.

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1 commentaire:

Anonyme a dit…

La "trilogie animalière" de Blackfoot ... un must have (dont un "Marauder" torride). Et le live (Highway Song Live) qui suit est monstrueux. Quelle énergie !
J'ai beaucoup aimé ce groupe (assez pour me recommander les rééditions par Rock Candy).