"ils
ne sont pas là pour rigoler."
BLACKFOOT :
Strikes 1979
Le
Rock est avant tout une question de refus du système établi. Ne pas
comprendre cela ne vous permettra pas de saisir pleinement le sens de
ce qu'est la vraie Rock Music, toute sa puissance et tout ce qu'elle
signifie. Chaque continent a son approche, plus ou moins exubérant
selon que l'on se situe d'un côté ou de l'autre de l'Atlantique.
Les Anglais avait une certaine morgue un peu hautaine, une forme de
froideur qui rendait leur musique si puissante et presque divine à
certains égards. Led Zeppelin, Black Sabbath ou Deep Purple étaient
des dieux inaccessibles, des allégories de la toute puissance du
Rock et de son message subversif.
Les
Américains approchèrent cela d'abord d'une manière plus globale
intellectuellement. Sur fond de Guerre du Vietnam, ils mirent au
pinacle pêle-mêle le Folk de Woody Guthrie, la littérature beat de
Jack Kerouac, et les expérimentations subversives de Thimothy Leary,
sur fond de Blues-Rock acide. Jouer de la musique de noirs pour les
blancs étaient déjà une subversion en soi, dans un pays qui, à la
fin des années 60, vient à peine de reconnaître les Droits
Civiques à sa communauté afro-américaine. San Francisco devient la
capitale de ce bouillonnement créatif, comme l'est Londres de
l'autre côté de l'Atlantique. Et puis une scène musicale parallèle
se développa à côté de tout cette effervescence intellectuelle,
celle du Sud des Etats-Unis. Le premier véhicule, à la base de
tout, fut Creedence Clearwater Revival, qui revitalisa le son Blues
et Country du Deep South. Quatre mecs déroulent un Rock nerveux et
tendu, habillés de chemises à carreaux, de jeans, et de bottes de
motos ou d'éleveurs de chevaux. Des ploucs du Sud en somme, qui
seront bientôt rejoint par un autre groupe fameux : l'Allman
Brothers Band. Cet équipage fut également l'une des premières
formations interraciales, ce qui surprend d'autant plus, vue l’État
d'origine, on ne peut plus raciste : la Georgie. Creedence comme
l'Allman font bouillir dans une grande marmite la Soul, le Blues, le
Jazz et la Country, pour en offrir une relecture Rock incroyablement
riche. Les thèmes sont séculaires, et proches du quotidien de
l'Amérique moyenne. Même lorsque John Fogerty évoque le Vietnam,
ce sera toujours du point de vue du pauvre gars parti à la guerre,
et qui ne comprend rien à tout cela.
Ces deux formations ouvriront la route à ce qui deviendra le Southern
Rock. Marshall Tucker Band, Lynyrd Skynyrd, The Outlaws, Black Oak
Arkansas, 38 Special, Point Blank, ZZ Top… vont développer leur
Rock affûté du Texas à la Floride, diffusant cet esprit de
gaillards de la campagne, rudes et mal élevés. Sapés de fringues
de cow-boys, le poil long, ils évoquent les bagarres dans les bars,
les filles troussées sur la banquette arrière de la Chevrolet, les
bitures au whisky et la route à travers les grands espaces. Certains
n'hésitent pas à aborder sans un certain humour le carcan de ce
milieu raciste, ultra-religieux, voyou dont ces cow-boys beatniks
sont aussi les victimes, se faisant casser la gueule à cause de
leurs cheveux longs, et traiter de tapettes. Ils leur faut redoubler
de virilité exacerbée pour démontrer que les vraies gonzesses ne
sont pas ceux que l'on croit. Chemise ouverte, cheveux longs, barbe
ou moustache, stetson, bottes poussiéreuses, et regard ténébreux
un brin embrumé par la gnôle, tel est le desperado du Southern
Rock. C'est le Rock des grands espaces, des laissés pour compte et
des hors-la-lois.
Tout
cela a fini par plonger dans la caricature, et l'une des principales
est sans doute ce qu'est devenu Lynyrd Skynyrd aujourd'hui. Parmi
eux, l'un des piliers de la formation, un certain Ricky Medlocke. Il
est l'un des seuls survivants du groupe original au côté de Gary
Rossington. Medlocke fut batteur sur le tout premier enregistrement
de Lynyrd Skynryd, capté en 1971, et publié après le tragique
crash d'avion qui mit fin au groupe en 1977 sous le nom de First
And Last. Medlocke quitta rapidement le sextet de Jacksonville
pour fonder son gang à lui : Blackfoot. D'origine indienne,
Medlocke, le bassiste Greg T Walker, et le batteur Jackson Spires
firent ainsi un clin d'oeil à leur communauté d'origine. Déjà, on
sentait que ce groupe n'était pas tout-à-fait animé par la même
force, portant en son âme le souvenir d'un peuple opprimé par le
cow-boy blanc, et dont le guitariste Charlie Hargrett était le seul
représentant des Blancs du Sud au sein du groupe. Deux albums furent
publiés en 1974 et 1976, de bonne facture, très Blues-Rock, le
second se durcissant sous l'influence du son de ZZ Top. Blackfoot
galère copieusement durant la seconde moitié des années 70, jouant
partout où il le peut. Ils seront même le backing-band de la
chanteuse sexy à la crinière rousse Ruby Starr, protégée du
manager de Black Oak Arkansas. C'est durant une tournée avec elle
que Blackfoot fait la connaissance du manager Al Nalli et de son
collaborateur Jay Frey, qui gère la carrière de Brownsville
Station. Ce nouveau management leur permet de signer sur la filiale
d'Atlantic, Atco.
Depuis
le milieu des années 70, Blackfoot s'est affûté. Ils vont passer
une bonne partie de l'année 1979 à jouer, décrochant même la
première partie des Who au Pontiac Silverdome dans le Michigan.
C'est que les gars ont un sacré disque à promouvoir : Strikes.
Un truc du genre méchant, qui fait passer Lynyrd Skynyrd pour des
petits joueurs. Blackfoot en est avec ce disque aux prémices de la
machine à Hard'N'Heavy Southern-Blues qu'il sera dans les années à
venir. Le son est propre, mais est largement plus teigneux. Tous les
morceaux développent des riffs méchants et hargneux, très
nettement Hard-Rock. A l'heure du Hard mélodique US de Journey,
Boston ou Foreigner, Blackfoot sont de très vrais méchants. La
photo au verso permet de bien saisir l'esprit : pantalons noirs,
blousons de cuirs, chemise et veste patchée en jean, lunettes noires
pour Hargrett, et oripeaux indiens pour Walker, le regard fier, les
mains sur les hanches, ils ne sont pas là pour rigoler.
C'est
que le groupe en a bavé jusqu'à ce disque, et le méchant « Road
Fever » qui ouvre le disque relate la dureté de la vie sur la
route, mais aussi sa folie mégalomaniaque et sa solitude, le soir au
comptoir du bar. Doté de deux superbes reprises électriques,
Blackfoot démontre que le Southern-Rock ne renie pas ses racines. La
première d'entre-elles est « I Got A Line On You », seul
mini-hit du groupe américain Spirit, qui comptait en ses rangs le
guitariste Randy California. Cette chanson marqua son époque par la
qualité de sa mélodie, au niveau du meilleur Rock Anglais, ce qui,
en 1968, étant encore rare. La seconde est la plus logique reprise
de « Wishing Well » de Free, ultime formation Blues-Rock
anglaise, qui traumatisa toute la Grande-Bretagne, plus modestement
les Etats-Unis. Ce choix n'était pas le plus évident, mais
Blackfoot réussit à le durcir tout en conservant toute la
mélancolie initiale. Le timbre vocal de Ricky Medlocke se montre
assez similaire à celui de Paul Rodgers, en plus agressif néanmoins.
La
mélancolie règne encore sur le romantisme désespéré de l'homme
abandonné sous les lumières rouges de filles de joie sur « Left
Turn On A Red Light ». « Pay My Dues » est un
thème plutôt Funk, sans aucun doute inspiré des dates partagées
avec les démentiels Funkmasters de Mother's Finest. Payer ses dettes
est un thème récurrent du Southern-Rock, qu'elles soient
strictement pécuniaires, amoureuses, ou amicales. La loyauté est un
sujet fort de ces hommes des terres oubliées de l'Amérique. Une
poignée de main suffit à conclure un contrat, à sceller une dette.
Dans un pays où les conflits se règlent au flingue, mieux vaut
avoir une parole.
« Baby
Blue » est un mordant Heavy-Rock, brutal, qui parle de fille et
de trahison. Parce que les belles aux mœurs faciles n'ont guère de
parole, voire même, d'âme, comme en doutait déjà avec machisme
Led Zeppelin. Ce bon Hard-Rock simple et revigorant démontre toute
la capacité de Blackfoot à composer des titres immédiats, au riff
imparable. « Run And Hide » est une mélodie assez
surprenante pour un groupe comme Blackfoot, dans le sens où elle
s'avère plutôt complexe, penchant entre la tension et un lyrisme de
l'espoir. Elle démontre en tout cas que ces garçons savaient
composer des chansons, et des bonnes.
La
grande affaire intervient avec « Train Train ». Ce
morceau est à lui seul un emblème, un prodige électrique, qui
porte une grande partie du brio de ce disque. Le prélude est un
thème à l'harmonica joué par le grand-père de Ricky Medlocke,
Shorty. Le vieil homme imite le train à vapeur accélérant dans la
plaine, et s'inspire du « Dying Duck Blues ». L'air est
déchiré aussitôt par une cavalcade de guitares, Ricky jouant de la
slide poisseuse. Riff retors, rythmique implacable, paroles
bravaches, ce morceau est le symbole du gars solitaire sans attache
et pour qui seul la liberté compte. Blackfoot en délivrera toujours
des versions en concert démentielles, décharge de chevrotine ultime
de fin de concert qui met à genoux le public. Cette version presque
Stonienne dans l'âme conserve son côté Boogie-Blues, entre James
Cotton et John Lee Hooker. Les chorus de slide de Medlocke sont
meurtriers, tout comme ceux très sioux et Heavy-Metal de Hargrett.
Ces duels prendront évidemment une toute autre dimension sur scène,
lorsque le gang, déchaîné, envoie le train des grandes plaines à
travers la stratosphère, chargeant la locomotive de grandes pelletés
de combustible brûlant.
Ultime
pièce maîtresse, « Highway Song » est le grand œuvre
de Blackfoot, son « Free Bird » à lui. En somme, c'est
un morceau mélancolique, mid-tempo, de sept minutes, qui éclate en
finale explosif. Les guitares s'emballent avec le rythme, d'où
jaillissent des étincelles d'électricité majestueuses. Ce morceau
provoque une frénésie irrésisitible, le coeur se soulevant avec la
montée de la tension intrinsèque de la musique, avant de s'emballer
furieusement. C'est une sorte de trip électrique, comme une virée
en bagnole : d'abord le cruising en ville, le regard perdu dans
la densité urbaine, et puis l'accélération éperdue sur la highway
à travers le désert. Hargrett et Medlocke sont de sacrés
bretteurs, et n'ont pas besoin d'être trois, comme beaucoup de
formations du Sud, pour faire parler la poudre. Tout est cohérent,
écrit, tendu, à sa place. Medlocke expliquera avoir écrit ce
morceau en pensant à ses anciens camarades de Lynyrd Skynyrd après
l'accident, les amis qu'il perdit ce jour-là. Cet accident d'avion
fut un choc pour de nombreux musiciens de la scène. Les Outlaws leur
dédicacèrent « Green Grass And High Tides », autre
morceau épique construit sur la même structure.
Blackfoot
vient de signer avec ce disque le premier volume de ce qui sera plus
tard appelée « la trilogie du bestiaire » : le
serpent pour Strikes,
la panthère pour Tomcattin, et l'aigle pour Marauder.
Sacré album en tout cas, qui garde toute la force du Rock américain
des années 70, tout en se durcissant avec la seconde vague du
Hard-Rock américain, celle de Kiss, Aerosmith et Ted Nugent. On ne
peut pas classer Blackfoot de Heavy-Metal, l'appellation est trop
simpliste pour sa musique, dont les racines sont profondes. Mais il
saura déterrer la hache de guerre, jusqu'à donner des suées aux
gamins de Iron Maiden sur leurs propres terres en 1982.
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1 commentaire:
La "trilogie animalière" de Blackfoot ... un must have (dont un "Marauder" torride). Et le live (Highway Song Live) qui suit est monstrueux. Quelle énergie !
J'ai beaucoup aimé ce groupe (assez pour me recommander les rééditions par Rock Candy).
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