"Dire
que ce disque fut un cataclysme musical n’est pas une aberration."
JEFF BECK GROUP : Truth 1968
Octobre
1966. Jeff
Beck quitte le groupe anglais The Yardbirds. Le jeune homme, âgé de
vingt-deux ans, est doté d’un caractère difficile et d’une
exigence artistique trop contraignante pour ses camarades. Bien qu’il
ne fut pas un membre original de ce quintet de Blues-Rock anglais,
qui compta comme premier six-cordiste hors pair un certain Eric
Clapton, il avait propulsé le groupe dans une dimension musicale bien
supérieure. L’album Roger
The Engineer,
paru en 1966, permet de découvrir les fulgurances électriques du
tout jeune guitariste, qui jongle avec le larsen de sa guitare et de
son amplificateur, défrichant les rudiments d’une technique qui
sera l’apanage de tout le Hard-Rock à venir, et qui permettra à
Jimi Hendrix d’exploser artistiquement quelques mois plus tard à
Londres. Mais le caractère de Jeff Beck n’est pas la seule
explication à son départ. Lorsque le bassiste Paul Samwell-Smith
quitte le groupe en juin 1966, les Yardbirds cherchent un remplaçant
parmi leurs connaissances. Un ami d’enfance de Jeff Beck, musicien
de studio, est recruté. Il s’appelle Jimmy Page, et accepte le
poste pour dépanner. Mais rapidement, au sein des Yardbirds, une
aberration se fait jour : Chris Dreja, honnête technicien,
tient la guitare rythmique derrière le brillant Jeff Beck, alors
qu’un autre virtuose de la six-cordes tient le poste de bassiste.
Rapidement, l’idée d’intervertir les postes devient évidente,
et de lui-même, Dreja convient qu’il lui faut laisser sa place à
Page. Ce dernier lui apporte des conseils techniques pour tenir la
basse, et les Yardbirds deviennent une véritable machine de guerre,
dotée des deux meilleurs guitaristes du Rock anglais. Si sur le
papier, cela peut sembler merveilleux, ce qui va être le cas le
temps de quelques concerts, la concurrence entre les deux fortes
personnalités devient vite insupportable. Jimmy Page commence à
prendre le dessus, et sa personnalité à la fois ambitieuse, calme
et réfléchie plaide en sa faveur, au détriment du bouillonnant et
turbulent Jeff Beck.
Ainsi
débarqué, ce dernier ne perd pas de temps, et en janvier 1967, il
recrute un jeune chanteur encore peu connu du grand public : Rod
Stewart. Il n’est pas totalement un inconnu pour autant. En effet,
il fit partie en 1966 de deux super-groupes de Blues qui ne
laissèrent néanmoins aucune trace discographique : Steampacket
avec Brian Auger à l’orgue et Long John Baldry au chant, et suite
à son éviction du premier, Shotgun Express, avec un certain Peter
Green à la guitare et Mick Fleetwood à la batterie. Plusieurs
bassistes et batteurs firent de courts passages, avant que la basse
ne soit mise entre les mains de l’ancien guitariste du groupe de
Rythm’N’Blues The Birds, un certain Ron Wood, un copain à Rod.
La batterie sera déléguée au brillant Aynsley Dunbar, ancien
batteur de John Mayall And The Bluesbreakers. Ce bel équipage signe
un contrat avec le producteur de Donovan, Mickie Most. Comme pour
Terry Reid, cette signature sera celle du pacte avec le Diable.
Most
n’en a en fait rien à cirer du Group de Jeff Beck, mais veut
seulement le guitariste dans son écurie pour enregistrer des hits
comme artiste solo. En 1967, il va ainsi publier trois quarante-cinq
tours, aux face A très Pop, avec Beck au chant, dont le plus célèbre
sera « Hi-Ho Silver Lining », qui atteindra la 14ème
place des classements britanniques. Cette chanson sera un temps le
malheur du guitariste. En effet, si le succès commercial est honnête
mais pas retentissant, « Hi-Ho Silver Lining » est joué
dans toutes les fêtes de village et les mariages. Ce succès
populaire l’obligera à jouer ce morceau en concert
systématiquement en Grande-Bretagne, alors qu’il ne supporte pas
cette chanson. Il considérait qu’on lui avait « accroché
une lunette de toilettes rose autour du cou et qu’il devait se
promener partout avec ».
Par
contre, la face B du simple, « Beck’s Bolero », va
devenir une légende. Les 16 et 17 mai 1966, Jeff Beck, alors qu’il
fait encore partie des Yardbirds, décide d’enregistrer un morceau
instrumental. L’idée est encouragée par le management du groupe,
qui voit en la réussite éventuelle de projets solos des musiciens
un moyen de mettre en lumière la formation. Mais l’objectif est
aussi de calmer un Jeff Beck prolixe de plus en plus frustré par le
manque d’ambition artistique des Yardbirds. Jimmy Page vient lui
donner un coup de main en tenant la guitare rythmique douze-cordes.
Initialement, la section rythmique des Who, Keith Moon à la batterie
et John Entwistle à la basse, doit se joindre au duo. Plus qu’une
simple session, c’est un galop d’essai qui se trame. En effet,
Moon et Entwistle commencent à se lasser de la tension au sein des
Who, dont les ventes de disques sont en chute libre, obligeant le
quatuor à tourner sans répit pour rembourser leurs dettes. Et la
main mise de Pete Townshend sur la composition frustre en paticulier
Entwistle, qui désire s’investir davantage dans le domaine. Un
projet de groupe regroupant donc Beck, Page, Moon et Entwistle se
dessine. Rod Stewart est déjà pressenti au chant, et une expression
de Moon comme nom. Lorsque l’idée de formation commune est évoquée
durant les sessions de « Beck’s Bolero », le batteur
s’exclame que cela fera l’effet d’un dirigeable de plomb, soit
en anglais : « It will go down like a lead zeppelin ».
Page retiendra l’image : Led Zeppelin. Lorsque les sessions
débutent, Keith Moon est à l’heure, mais Entwistle se fait
attendre. Ayant peu de temps devant eux, ils décident de recruter un
bassiste de session ami de Jimmy Page à la basse : un certain
John Paul Jones. Un pianiste s’ajoutera, Nicky Hopkins, qui
participera à de nombreux enregistrements des Rolling Stones.
« Beck’s Bolero » est une variation du « Bolero »
de Ravel, en format Blues électrique, et où Jeff Beck fait la
démonstration de toute sa technique. L’enregistrement est
tellement enthousiasmant que Keith Moon, littéralement transcendé,
renverse le micro au-dessus de ses caisses dans un hurlement sauvage
lors de la seconde partie rapide qui sert de final. Ainsi, en
écoutant le morceau, on distingue bien le cri de Moon, puis seules
les cymbales sont réellement audibles. Malgré ce défaut, c’est
cette version gorgée d’énergie qui est retenue.
Durant
l’année 1967, le Jeff Beck Group joue à travers la
Grande-Bretagne, et forge son répertoire. Initialement un groupe de
Blues électrique, le quatuor va progressivement évoluer vers un
Heavy-Blues rageur. Et cette progression n’est pas un hasard. Un
jeune guitariste noir américain incendie les salles européennes de
son Blues torride et sauvage : Jimi Hendrix. Le musicien
traumatise toute la scène Rock anglaise. Le premier à être
bouleversé est Jeff Beck. Lui qui est pour l’heure le meilleur
guitariste de Grande-Bretagne, et le plus audacieux, le voilà
littéralement ridiculisé par un jeune inconnu pétri de talent.
Beck expliquera plus tard qu’il regrettait que sa réserve liée à
son éducation anglaise stricte l’ait empêché de faire preuve
d’autant d’audace et de folie qu’Hendrix. Ce dernier, par son
absence d’inhibition sur scène, se permettait toutes les
extravagances musicales et scéniques, jouant avec les dents,
utilisant tous les effets électro-acoustiques possibles, ou simulant
l’acte sexuel avec sa guitare. Jeff Beck, avec sa silhouette rigide
et son petit costume noir, paraît bien triste. Durant l’année, il
va opter pour les vêtements de couleur, et créer un vrai jeu de
scène, se mouvant avec sa Gibson Les Paul en s’inspirant du jeu
d’Hendrix. Cela n’empêchera pas la sympathie réciproque entre
les deux hommes, le guitariste américain étant un grand admirateur
de Beck. Cette évolution vers le Heavy-Blues débridé n’est pas
pour plaire au batteur Aynsley Dunbar, qui désire que le Jeff Beck
Group reste ancré dans le Blues le plus strict, comme Chicken Shack,
Savoy Brown ou Fleetwood Mac. Cette affirmation va provoquer son
départ. Il sera remplacé par un compagnon de Rod Stewart au sein de
Steampacket : Micky Waller.
Début
1968, le groupe est pourtant au bord de la rupture. Mickie Most
refuse de publier un album, considérant que les ventes de disques ne
sont constituées que par les simples, et pas par les 33 tours de
Rock, ces derniers étant également plus coûteux à produire. Un
producteur de tournée, Peter Grant, est convaincu que le Jeff Beck
Group peut exploser aux Etats-Unis. Il convainc Beck de ne pas
séparer sa formation, et tente de racheter le contrat qui le lie à
Mickie Most, sans succès. Malgré cela, il réussit à organiser une
série de dates aux USA. Parallèlement, il obtient un contrat
discographique avec CBS/Epic, et permet donc au Jeff Beck Group
d’enregistrer son premier album. Les sessions vont se tenir en deux
fois deux jours au mois de mai 1968 à Londres. Neuf morceaux sont
captés, auxquels s’ajoutera le « Beck’s Bolero »
enregistré en 1966.
Dire
que ce disque fut un cataclysme musical n’est pas une aberration.
Si Jimi Hendrix secoua l’Europe et l’Amérique en 1967, et Led
Zeppelin pulvérisa la Pop Music avec son premier album
authentiquement Hard’N’Heavy début 1969, c’est oublier un peu
vite l’impact de ce premier album du Jeff Beck Group,
historiquement situé entre deux séismes majeurs de la musique.
C’est aussi minimiser l’influence de Jeff Beck sur la scène
musicale de l’époque, dont les sessions d’enregistrements, les
concerts, et les connexions amicales ont été le détonateur des
aboutissements artistiques que furent les musiques d’Hendrix et Led
Zeppelin. On peut même dire que sans la puissance instrumentale
scénique de Cream, et l’exubérance technique de Jeff Beck, le
Jimi Hendrix Expérience n’aurait sans aucun doute pas eu la même
force. Car si Jimi fut autant un innovateur qu’une synthèse de
génie, Jeff Beck est un défricheur sidérant. Rappelons que le Rock
anglais en 1965 ne dispose pas de guitariste à la technique
particulièrement innovante : Who, Move, Kinks, Beatles, Rolling
Stones sont avant tout des autodidactes. Bien qu’ayant une
technique propre, l’exercice soliste n’est que rarement abordé,
ou de manière rudimentaire. Le premier vrai soliste sera Eric
Clapton au sein des Yardbirds, remplacé par l’audacieux Jeff Beck.
Ce dernier ose tout, sans limite du strict idiome Blues. Le Jeff Beck
Group va être le premier vrai théâtre de sa folie musicale. Il a
malheureusement un seul défaut : il compose peu, ce qui sera
pallié, dans cette première mouture du Jeff Beck Group, par le duo
Wood-Stewart. Et c’est oublier l’exceptionnelle capacité de Jeff
Beck à réinterpréter de vieux classiques de Blues ou de Soul et se
les approprier totalement. Après tout, le premier album de Led
Zeppelin est lui aussi truffé de vieux morceaux de Blues et de Folk
totalement réarrangés.
Truth
ne sonne pas réellement comme l’explosion qui sera celle du
premier Led Zeppelin. On se situe plutôt entre le Blues anglais de
John Mayall et le Rock anglais de l’époque. Sans doute faut-il y
voir la faute de Mickie Most, dont l’objectif principal est de
vendre du disque Pop aux gamins plutôt que d’innover. En cela,
Beck-Ola
sera bien supérieur, mais Led Zeppelin sera déjà passé par là.
Néanmoins, il ne faut surtout pas minimiser l’impact de Truth.
C’est le premier vrai grand disque de Heavy-Blues blanc. Jimi
Hendrix était déjà passé par là, mais il était noir et
américain. L’identification du kid anglais n’était pas vraiment
évidente, et à l’époque, cela a son importance. C’est ce qui
ferma tant de portes à Hendrix, et seul son talent et l’ouverture
d’esprit du moment lui permit enfin de percer. Le Jeff Beck Group
est un groupe blanc-becs anglais qui s’imprègnent du Blues et de
la Soul noire américaine pour en produire une musique à sa couleur,
celle des faubourgs de Londres, et trouvera le même écho dans les
grandes villes industrielles américaines. Et en cela, ce disque est
pionnier, car il va au-delà de la simple imitation, même brillante.
C’est une musique incandescente, outrancière, où les émotions
sont démultipliées. C’est ce qui va concourir à faire la matière
première du Heavy-Metal. A ce titre, Jeff Beck est un pionnier. La
version de « Rock My Plimsoul », arrangement de « Rock
Me Baby » de BB King, et face B du simple « Tallyman »
paru en février 1967, est puissante, virtuose, agressive, et sort
déjà des sentiers battus du Blues Anglais. Les événements ne
permettront pas à Beck d’accoucher du disque précurseur que
l’Histoire aurait retenu, mais Truth
est un disque capital.
Dès
la nouvelle version de « Shapes Of Things », le Jeff Beck
Group défenestre les Yardbirds. Les sonorités sont encore
acidulées, mais il ne s’agit que d’un prétexte pour le
guitariste à développer un jeu planant lumineux. La six-cordes
devient totalement implacable sur « Let Me Love You ». La
rythmique paraît curieusement lointaine, comme un effet de stéréo
très en vogue à l’époque. Les chorus ravageurs et la voix
survolent le son de manière presque outrancière, mais ils sont
tellement brillants tous deux qu’ils surpassent l’étrange
mixage. La reprise du « Morning Dew » de Tim Rose est une
lapalissade de l’époque, tant ce morceau fut l’objet de
multiples versions plus ou moins Hard’N’Heavy. Celle-ci est
exceptionnelle, et va servir de maître-étalon à des dizaines de
prétendants au trône du Heavy-Rock à la fin des années 60. La
grande affaire de cet album, c’est bien sûr l’interprétation
explosive du Blues par le Jeff Beck Group. D’abord par« You
Shook Me », que Page reprendra avec son Zeppelin, pulvérisant
dans les grandes largeurs cette pourtant magnifique version, une
trahison qui amènera aux larmes Jeff Beck face à celui qui est son
ami, mais aussi son concurrent de toujours. Mais il y aussi le
fantastique « Blues De Luxe » qui va chercher Jimi
Hendrix et son « Red House », ou l’explosive version de
« I Ain’t Superstitious » d’Howlin’ Wolf qui permet
à l’auditeur de retrouver la folie incendiaire de « Let Me
Love You » à grand renfort de wah-wah. Jeff Beck va également
s’aventurer sur des terrains plus audacieux musicalement : la
Soul noire avec « Ol’ Man River », des Temptations, qui flirte avec des
teintes de Folk anglais, et auquel Rod Stewart ne doit pas être
étranger. Il y aussi cette version de « Greensleeves »,
chanson traditionnelle du 16ème
siècle, parenthèse acoustique à la sonorité médiévale qui aura
une grande influence sur Ritchie Blackmore.
Sur
Truth,
Jeff Beck explore, défriche, innove. Il ne fournira sans doute pas
la version ultime de tout ce qu’il va jouer ou inventer. Led
Zeppelin s’en chargera, bien malgré lui. Mais ce premier album est
un magnifique mégalithe de Heavy-Blues anglais électrique, à la fois
turbulent et d’une grande élégance. La fameuse réserve anglaise
dont parlait Jeff Beck. Il est en tout cas certain qu’il vient de
produire un premier album à la hauteur de son talent, et dévoile en
passant au grand public un immense chanteur : Rod Stewart.
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2 commentaires:
Tu as tout dit, Led Zeppelin a été la synthèse de tout un tas d'expérimentations mal canalisées menées par Jeff Beck et la clique des Who. Le volume, la puissance, le heavy blues, à tout ceci Led Zep amena concision et efficacité commerciale. Leur association avec Peter Grant a, comme celle d'Elvis et du Colonel Parker quelques années plus tôt, permis à un genre nouveau de toucher le plus grand nombre et de fonder un mouvement entier sur ses bases.
Jimmy Page a ce talent de savoir prendre des éléments disparates et de les accorder ensemble pour en exploiter le meilleur. Jeff Beck fut sa victime préférée )))
Effectivement, il faudrait parler des Who, au combien essentiel dans la naissance du Heavy-Rock de par leur traitement du Rythm'N'Blues mené à un degrés de sauvagerie rarement atteint. J'ai un bootleg d'un concert de 1968 dont le son est déjà très proche de ce que sera "Live At Leeds". Dommage qu'aucun album live officiel n'offre ce genre de témoignage, révélateur de l'évolution musical du groupe. L'enregistrement studio de "Young Man Blues", apparu sur la nouvelle version de "Odds And Sods", date de cette époque.
Jeff Beck a une carrière à son image, faite de coups de génie, et erratique comme ses humeurs. Il n'a pas su se fondre dans un groupe stable à lui. Il fallait qu'il change tous les deux ans. Jimmy Page fut bien plus fin, et sut fédérer un groupe merveilleux, qu'il sut exploiter au maximum de ses possibilités durant onze années.L'analyse du premier album de Led Zeppelin est une mine d'or d'idées : le Blues noir américain, le Folk anglais de Bert Jansch et Davy Graham, celui américain de Joan Baez,la Soul sauvage de Steve Marriott, et l'électrification d'Hendrix, Cream et Jeff Beck.
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