lundi 28 décembre 2015

ROD STEWART 1971

Je vous souhaite de bonnes fêtes à tous, fidèles lecteurs, et pour l'heure, promenons-nous un peu histoire de digérer les agapes.

"Pour l’heure, ce troisième disque solo est une mine d’or de magnifiques chansons." 

ROD STEWART : Every Picture Tells A Story 1971

            La rivière disparaît en quelques derniers bouillons gris dans la mer, sous le pont le long de la jetée. Les grands quais de pierres couvertes de mousses visqueuses ceinturent les petites maisons de briques rouges. Un vieux camion Dodge toussote dans un nuage de fumée blanche. Il emprunte la route le long de la plage de sable gris recouverte de brins de bois vermoulus et d’écumes avant de monter sur la route serpentant sur la colline. La brume se lève sur la lande au-dessus de la petite ville portuaire. Dans les petits bocages fermés de murs de pierres sèches aux reflets anthracite, quelques moutons à tête noire broutent l’herbe verte et grasse. Les vagues grondent contre la jetée en un bruit sourd et continu.  Un homme sort du bar-tabac à la vitrine ourdie de vieilles boiseries usées par les vents. La clochette de la porte teinte avant que celle-ci ne claque sèchement en un bruit métallique. Il relève son col de manteau,  ajuste sa casquette de laine à gros carreaux écossais. Il allume une cigarette, tire dessus nerveusement, puis marche sur le trottoir de grès d’un pas rapide, les mains profondément enfoncées dans les poches de son manteau. Il se dirige vers les docks, et arrivé sur place, salue des collègues de travail de viriles poignées de main.  Il monte au bureau de pointage, et prend les informations de sa journée. Il décroche les clés de son camion au tableau, et souhaite bonne journée à Maggie, la secrétaire de la comptabilité.
            Il ouvre la portière de son Bedford, et allume le contact. La mécanique s’ébroue dans un claquement sec et enroué. Il fait tourner le moteur, et en profite pour vérifier l’arrimage du chargement. Il tire sur les sangles, jettent de petits coups de pied machinaux dans les pneus pour vérifier la pression, puis monte à bord en jetant son mégot de cigarette. Il débloque le frein, le camion soupire avant de quitter le quai et prendre la route de la baie. Le brouillard s’est levé dans l’arrière-pays, et un soleil pâle aux reflets d’opale perce les nuages. Lorsqu’il traverse la ville du comté voisin, il aperçoit des affiches annonçant le concert à venir de Rod Stewart et les Faces. L’homme aime bien les Faces. Il ira sûrement les voir avec les collègues, écouter de la musique et boire une pinte de bière. Ce sera bien, parce que Rod, il est un peu comme eux. Même si il a un look Glam et des cheveux blonds en pétard bien coiffé, il chante la Grande-Bretagne, la voix pleine de Blues, de Soul et de Folk. C’est un peu comme aller voir un pote, un frangin.
            Et puis c’est une sacré pointure, Rod. Il a joué avec pleins de musiciens supers dans les années 60, de Clapton à Winwood, avant de devenir célèbre en intégrant le Jeff Beck Group en 1967. Il a rejoint les Small Faces en 1969 après le départ de Steve Marriott. Il a ramené son pote Ronnie Wood à la guitare, qui jouait déjà de la basse dans le Jeff Beck Group. Ronnie, c’est un peu le même que Rod, mais en brun : même cheveux en pétards, même visage anguleux avec un grand pif. Les Small Faces deviennent les Faces, et ils laissent tomber le Rock Psychédélique pour un bon Blues-Rock râpeux un peu rustaud mais sacrément efficace. Rod lui, se lance dans une carrière solo parallèle, dans une veine assez identique, quoique enrichie de Folk. Lui qui rama pendant des années à la recherche d’un contrat discographique avait décidé de ne rejeter aucune opportunité. Il se retrouvait donc à sortir presque deux disques par an entre ses albums à lui et ceux des Faces.  Rod trouva son public en Grande-Bretagne et aux USA grâce à ce disque, et la chanson « Maggie May », qui devint un tube. Il faut dire qu’elle ressemblait bien aux britanniques : ça sentait le pub enfumé, la stout, les grands rires dans la lumière jaune des lambris et des cuivres autour du comptoir. Elle se reflétait dans le pavé humide des rues de Londres comme de Birmingham. C’était du Rock anglais dans toute sa diversité et son prolétarisme. Et puis elle lui faisait penser à Maggie, au bureau. C’était pas de la musique d’intellos, jazzy, avec pleins de solos chiants dedans. Non, c’était du Rock qui allait à l’essentiel, avec cette voix éraillée caractéristique, la guitare de Ronnie Wood, toujours dans les bons coups avec Rod.
            Ce dernier n’avait pas eu la vie facile durant ses première années, et la chanson « Every Picture Tells A Story » narre les déboires du jeune Roderick en tant que beatnik au début des années 60. Fasciné par les récits de Jack Kerouac et les premières chansons de Bob Dylan, il prend la route. Il sera arrêté par la police parisienne pour vagabondage sur les quais de Seine, vivra de mendicité à St Tropez, séjournera à Rome puis en Espagne dont il sera expulsé après un passage par la prison pour vagabondage, encore. Sa sœur Mary le récupérera à l’aéroport, dans un état de maigreur et de clochardisation épouvantable.  Sermonné par son père qu’il respecte profondément, Rod opte pour le style Mod aux costumes impeccables. Il parcourt les festivals de Blues et de Jazz comme spectateur, et économise un peu d’argent en pratiquant de petits boulots comme fossoyeur ou encadreur. Il enregistre quelques titres de Rythm’N’Blues qui ne paraîtront qu’en 1976 une fois le succès internationale acquis.
            Cet album va être celui de la consécration. Sur ses deux premiers disques, Rod est un petit cockney londonien, Rod The Mod comme le surnomme Long John Baldry, qui enchaîne les galères. Parmi elles, deux projets de supergroupes Blues, Steampacket et Shotgun Express, qui prennent l’eau au bout de six mois sans rien enregistrer. Le Jeff Beck Group est un immense coup d’accélérateur, mais l’homme n’est pas encore connu comme artiste propre, plutôt comme sideman de talent. Le contrat solo avec le label Mercury est une fantastique opportunité. Mais c’est avec Every Picture Tells A Story , et « Maggie May », que Rod devient une star. Ce succès a des retombées sur la carrière des Faces qui décolle à l’internationale parallèlement à celle du chanteur. Le groupe deviendra d’ailleurs progressivement celui qui accompagne Rod. Il profite de son argent en s’achetant une propriété dans la banlieue de Londres, après avoir utilisé l’avance de Mercury pour faire l’acquisition de deux splendides bolides italiens. Rod veut vivre la grande vie, il ne supporte plus les galères, les appartements étriqués, les petits boulots sans avenir. Il n’en demeure pas moins, pour le moment, proche de son public : d’un côté avec les Faces, il joue un Blues-Rock  généreux, de l’autre en solo, il pratique un Folk-Rock subtil et inspiré, toujours en phase avec l’audience de lads qui le porte depuis ses débuts et dont il fit longtemps partie. L’intérêt de sa musique se perdra lorsqu’il rompra ce contact, en 1975.
        Pour l’heure, ce troisième disque solo est une mine d’or de magnifiques chansons. Certes, les deux premiers albums étaient déjà magnifiques, mais portaient une obscurité saillante très particulière, et un Blues plus âpre. Every Picture Tells A Story est une explosion de saveurs, une grande fête entre copains du Rock Blues anglais : Maggie Bell de Stone The Crow vient chanter sur le morceau titre, Ronnie tient la guitare, Mickey Waller les baguettes, Andy Pyle et Danny Thompson la basse, et Ian MacLaghan des Faces les touches d’ivoire. Il y a de la bière, et des bonnes chansons, qu’elles soient originales ou des reprises amoureusement choisies comme « Tomorrow Is A Long Time » de Bob Dylan ou « (Find A) Reason To Believe » de Tim Hardin. Ce que l’on néglige souvent, c’est que Stewart était un sacré compositeur, inspiré, au style unique et immédiatement reconnaissable.
            Une fois encore, et comme sur ces disques précédents, on se laisse emporter par l’âme intense de lande anglaise de sa musique. « Seems Like A Long Time » est un superbe Rock’N’Soul au final Gospel extrêmement poignant, la reprise Country-Blues de « That’s Allright » d’Elvis Presley est délicieusement foutraque et généreuse. Ce qui fait la grande force de sa musique est l’incroyable capacité à fusionner des sonorités aux univers très différents : de la Soul noire américaine au Folk irlandais, sans transition. « Tomorrow Is A Long Time » mêle le Country-Rock américain et un violon aux couleurs celtiques. Dylan peut être fier de cette version saisissante d’âme, on y ressent l’amour profond de Stewart pour le compositeur américain et ses chansons.
            « Maggie May » est la grande chanson populaire du disque, numéro un des deux côtés de l’Atlantique. C’est une walking-song que l’on sifflote en allant bosser le matin, la clope au bec, les mains au fond des poches, la casquette à carreaux vissée sur la tête. Elle cache « Mandolin Wind », merveille de guitare d’acoustique et de pedal-steel que l’on doit au vieux camarade Martin Quittenton, subtil guitariste de Blues qui joua avec Steamhammer et accompagne Rod depuis ses débuts sur tous ses disques dès qu’une belle guitare acoustique teinté de Blues est nécessaire. « (I Know) I’m Losing You » est le pinacle électrique du disque : dantesque reprise Blues-Rock d’un morceau des Temptations, c’est une fulgurance, dotée d’une hargne et d’une âme profonde. Les Faces la joueront régulièrement, l’ajoutant sans effort à leur répertoire de scène. Le travail vocal de Stewart est titanesque entre rage, douceur, sanglot, colère, désespoir et fureur de vivre. C’est la version anglaise totale du chanteur Soul noir. Le groove de la batterie est d’une puissance magistrale, constante, portant le morceau avec le riff de guitare entêtant. Le court solo de batterie reprend le rythme du morceau, juste accompagné de la voix, lointaine, étranglée de fureur. La belle chanson de Tim Hardin qui suit se mue en belle ballade écossaise portée par le violon et l’orgue Hammond, et clôt superbement ce beau disque de Rock anglais charnu et fier.
            Ce ne sera pas le dernier, et avec cet album, Rod Stewart poursuit une belle carrière de chanteur talentueux, entre sa carrière solo et les Faces. Il ne ménagera pas sa peine, ayant produit en deux ans cinq disques impeccables dont il s’agit-là du premier au succès international. Et les anglais vont continuer à chérir le chanteur blond aux cheveux en pétard secondé de son fidèle second à la guitare, l’inénarrable Ron Wood. Les deux hommes vont même progressivement prendre la place des Rolling Stones dans le cœur des insulaires, la bande à Keith Richards passant un peu trop de temps dans les soirées mondaines et les scènes américaines à leur goût.

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4 commentaires:

RanxZeVox a dit…

Il est bon Rod, même son nouvel album est sympa comme tout. Sa carrière n'est linéaire en rien, beaucoup de disques inégaux mais jamais chiants à écouter. C'est ce qui est bien avec lui, quand je sais pas quoi mettre, je mets un Rod Stewart et ça passe comme une lettre à la poste.

Julien Deléglise a dit…

Je reste plus mesuré sur ses albums à partir de 1976-1977. Il chante toujours bien, le Rod. Il est d'ailleurs l'un des rares à pouvoir chanter n'importe quoi et se l'approprier, comme Elvis. Mais je n'aime pas trop les interprètes flamboyants. Je préfère de loin le Rod compositeur, les deux pieds dans le Blues. D'ailleurs, le coffret "In Sessions 1971-1998" a révélé que le bonhomme n'avait en fait jamais vraiment lâché la musique de ses débuts, il l'a juste écarté de ses disques officiels. Dommage, ça aurait pu faire un bon équilibre.

RanxZeVox a dit…

J'imagine que tu dois déjà le connaître sur le bout des doigts mais si ce n'est pas le cas, chope toi le coffret des Faces, 5 guys walk into a bar, c'est un sommet de rock bordélique et bluesy.

Julien Deléglise a dit…

Oui, je l'ai déjà, il est fantastique. Et en particulier la version live de "(I Know) I'm Losing You" qui est à tomber par terre. Je suis également en attente du coffret de tous les albums des Faces (quand on est un maniaque...) et de l'autobiographie de Rod. Je suis curieux de lire ça.