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« Church Of Anthrax »
s’écoute d’un trait, comme un voyage. "
JOHN CALE & TERRY RILEY : « Church Of Anthrax » 1971
Il est des moments dans la vie où
l’on a besoin d’évasion. Les épreuves de ces quinze derniers
mois m’ont profondément éreinté. Et tout n’est pas réglé.
Malgré le fait que ma vie ait profondément changé, mes ennuis liés
au passé resurgissent encore pour me rappeler à leur bon souvenir.
Je sens que je suis éprouvé psychologiquement. Je suis susceptible,
sur le qui-vive, plus ou moins dans une forme d’angoisse
permanente. Les phases de répit sont rares.
Même si l’amour m’apporte du
réconfort et le sentiment d’être enfin important pour quelqu’un,
je sais que mon anxiété chronique n’est pas toujours facile à
vivre pour mon entourage proche.
Je sens que j’ai atteint un point de
non-retour, que les choses ne seront plus les mêmes qu’avant
toutes ces épreuves. Je ressens le besoin de m’évader
psychologiquement pour retrouver mon calme. Cela passe par mon repli
intérieur dans ma bulle personnelle : mes disques et mes livres
notamment. J’ai besoin de chercher, de découvrir sur le Rock,
l’art, l’histoire, l’automobile... tout ce qui me passionne. De
temps en temps, je passe quelques courtes heures imprégné dans cet
univers. Et je me sens m’éloigner de la médiocrité humaine.
Je suis plutôt porté sur la
découverte. L’écoute de certains de mes chers disques a tendance
à me replonger dans de sombres heures de mon passé, et cela gâche
mon plaisir. Alors j’écoute des choses nouvelles, que ce soit
d’artistes connus ou inconnus. Je vais où le vent me mène. Et ce
dernier m’a plutôt conduit dans des contrées jazz-rock :
Coltrane, Magma, Billy Cobham.... Et puis aussi un peu de Blues :
Spooky Tooth, Robin Trower, Rory Gallagher et Dave Edmunds.
La réécoute ponctuelle de « Sister
Ray » du Velvet Underground m’a emmené sur la piste de John
Cale. Voilà un homme éminemment respecté par la presse de bon goût
pour sa Pop symphonique désenchantée. Mais malgré mon ouverture
d’esprit extrêmement large ces derniers temps, l’écoute des
grands classiques certifiés que sont « 1919 », « Fear »
ou « Slow Dazzle » m’ont encore laissé plutôt de
marbre. Pas que je trouve cela mauvais ou insupportable, juste que
mon âme troublée n’a pas vibré sur cette musique mélancolique
un brin surjouée à mon goût.
Pourtant, en piochant dans la riche
discographie de John Cale, je suis tombé sur cet album. Il y avait
pourtant de quoi avoir des suées. En effet, il s’agit de la
collaboration entre John Cale, artiste sombre et torturé, et Terry
Riley, compositeur de musique contemporaine, minimaliste voire
free-jazz. Ca sentait donc le disque masturbatoire à plein nez et
j’hésitai longuement à y jeter une oreille. Mais dés les
premières notes, je fus conquis.
Pour moi, il est à classer dans la
catégorie de ces albums mystérieux au même titre que « Ceremony »
de Spooky Tooth » ou « Speech » de Steamhammer.
Pour les artistes précédemment nommés, ces albums étaient des
sortes de parenthèses expérimentales dans une discographie
cohérente musicalement parlant, des plongées dans la noirceur de
l’âme. Dans le cas de John Cale, on peut se demander ce que
l’homme peut bien produire de plus dérangé à la vue de ses
albums solos ou de son passage au sein du Velvet Underground.
Seulement voilà, en fait ce disque est ce qu’il a sans doute
produit de plus original et audacieux.
Pour ce qui est de Terry Riley, on est
plutôt dans ce qu’il a produit de plus accessible. L’homme est
un expérimentateur, que ce soit dans la composition comme dans les
instruments utilisés. On l’a vu ainsi travailler sur les premiers
synthétiseurs comme sur le très bon disque « A Rainbow In
Curved Air » de 1972, qui annonce le Krautrock électronique de
Klaus Schulze et Tangerine Dream. Sur « Church Of Anthrax »,
Riley reste dans des territoires très jazz, utilisant le saxophone
Soprano comme Coltrane, le piano et l’orgue Hammond. Cale apporte
le violon, la basse, la guitare et le piano. David Rosenboom tient la
batterie.
On navigue ici dans des eaux jazz-rock
assez similaires par moments au Soft Machine période 1970-1971, et
puis aussi à ce jazz coltranien qui inspira tant de musiciens
anglo-saxons au milieu des années 60. Mais il y a un quelque chose
en plus qui rend cette musique profondément unique.
« Church Of Anthrax » est
une sorte de funk déglingué et obsédant, soutenu par une basse
rude. Des accords de piano résonne en un écho hanté, puis Terry
Riley débute une longue improvisation à l’orgue. Puis vient se
greffer le saxophone. Les deux instruments se répondent en
accélérations de notes et longs accords, provoquant peu à peu un
vertige. On se sent ivre, des milliers d’images se succèdent,
comme des flashs : une plage, un port de pêche sur la côte
méditerranéenne, le soleil pâle d’hiver, les rues pavées, les
murs aux couleurs claires.... et la musique comme une tournerie
hispanisante, une impression douce amère, l’esprit qui s’échappe
un peu, bousculé.
Suivant le principe de Christian
Vander pour les concerts de Magma, Cale et Riley ont agressé,
dérangé l’auditeur, le mettant face à ses propres angoisses,
afin de le préparer à la vraie musique. « The Hall Of Mirrors
In The Palace Of Versailles » est l’archétype du jazz
coltranien que j’aime profondément. Lumineux, soyeux, au tempo
calme, il est le climat idéal aux plus intenses rêveries. Les notes
de saxophone coulent en une rivière de sons magiques résonnant dans
l’écho, comme portées par le vent d’automne, soutenu par un
piano acoustique au son profond et mélancolique. A son écoute, je
n’avais pas vraiment pensé à Versailles, Mais plutôt à un
village cathare sur une crête rocheuse dans le halo jaune-orangé
d’une forêt d’octobre. Longue déambulation parmi les vieilles
pierres, à écouter le silence juste perturbé par le vent dans les
feuilles des arbres.
Ces deux rêveries aux tonalités fort
différentes se voient succéder par une magnifique chanson pop
dénommée « The Soul Of Patrick Lee ». Chantée par Adam
Miller, elle n’est même pas vraiment caractéristique du style de
John Cale, son auteur, aux compositions plus emphatiques. La mélodie
est empreinte d’une grande nostalgie. Et finalement, elle se fond
magnifiquement à la suite des deux premières pièces de jazz qui
l’ont précédé.
Il sert d’introduction aux tonalités
free de « Ides Of March ». Les pianos acoustiques se
répondent en écho sur un tempo swing de batterie. Les
circonvolutions de notes de Cale et Riley provoquent une nouvelle
ivresse chez l’auditeur imprudent. On ne peut se détacher de cette
avalanche de notes presque boogie.
De boogie, il en est presque question
avec « The Protege ». On y distingue des tonalités assez
classiques, surtout de la part de musiciens aussi audacieux que Cale
et Riley. On y entend les réminiscences de Fleetwood Mac, Savoy
Brown. Mais toujours avec ce malaise rampant, qui fait que jamais on
ne tombe dans la parodie téléphonée. La batterie souffle derrière
les deux pianos, avant que cet album ne se clôt en un brutal larsen
suraigu.
« Church Of Anthrax »
s’écoute d’un trait, comme un voyage. On en ressort rincé, mais
apaisé. Le cerveau, engourdi par l’étroitesse du quotidien,
s’ouvre à nouveau. On est plus réceptif et durant trente-quatre
petites minutes et les heures qui suivent aussi, le monde a été
plus beau, plus fou, plus riche. Mais comme personne n’écoute ce
genre de disque, on a l’impression d’avoir un petit monde secret
à soi, une terre magnifique que personne ne connaît, ni ne
comprend.
tous droits réservés
1 commentaire:
Rien à redire sur ton billet jusqu'à l'avant-dernière phrase : même si les images sont qui nous viennent à l'esprit diffèrent d'une personne à l'autre, les sensations sont toujours les mêmes.
Mais lorsque tu écris "comme personne n’écoute ce genre de disque" ... Détrompe-toi ! Church of Anthrax est une (certes petite) église dans laquelle de très nombreux "initiés" viennent se recueillir régulièrement, un peu comme on peut encore le faire lors d'une retraite en monastère, pour réfléchir, méditer, se reposer, prendre du recul, etc.
En ce qui me concerne, rares sont les disques qui me permettent d'atteindre un tel niveau de sérénité. En fouillant bien dans ma discothèque, je devrais pouvoir en trouver à peine quatre ou cinq. Le seul qui me vient à l'esprit à cet instant est "No pussyfooting" de Robert Fripp et Brian Eno ... et peut-être aussi "Nous autres" avec Fred Frith et René Lussier (entre autres). Si tu ne connais pas, régale-toi !
Bonne route ;)
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