HELDON :
« IV » ou « Agneta Nilsson » 1975
Assis
sur mon siège dans le train, je me rends à mon travail. Depuis
quelques jours, il pleut des cordes sur l’Est de la France.
L’humidité rend la température fraîche et l’atmosphère
désagréable. Derrière la vitre défile les paysages et mon regard
se perd.
Je
me sens un peu assommé. Ces derniers temps sont pénibles à vivre.
Moi comme ma compagne sommes accablés de soucis divers, que ce
soient financiers, juridiques, professionnels, ou familiaux. De la
plus petite broutille à l’emmerde majeure, tout s’enchaîne avec
une régularité métronomique et à un rythme proche de la techno
hardcore. Comme si le destin voulait par ces épreuves renforcer
encore notre amour en nous obligeant à nous serrer toujours plus les
coudes dans l’adversité. Nous sommes tous deux un peu groggy en
permanence, et les petites lueurs de douceur sont autant
d’émerveillements.
J’en
suis à ce point que l’écoute même de mes disques préférés a
fini par ne plus me faire aucun effet. Malgré l’écoute de
Heavy-Metal, de Blues ou de Jazz-Rock, je n’arrivai plus à
catalyser par la musique ce qui m’oppresse intérieurement.
J’utilisai pourtant des remèdes de cheval, comme High On Fire ou
The Obsessed, mais rien n’y fit. Il me sembla avoir franchi un cap.
Il
faut dire que les événements de cette année écoulée m’ont
amené à repenser totalement ma vie et à tout remettre à plat.
C’est une remise en cause profonde et complète de mon être qui
s’est amorcée il y a un an, et qui se poursuit encore aujourd’hui.
C’est donc un conflit intérieur intense qui se joue en moi, sorte
d’auto-psychanalyse visant à me raccrocher à la vie et à ce qui
en fait l’essentiel. Et surtout à rejeter mes mauvais aspects, ces
comportements impulsifs et égoïstes conduisant progressivement à
mon auto-destruction.
Dés
lors, il est bien évident que face à un tel chantier personnel, la
musique tant chérie semblait bien insuffisante. Il me fallait
quelque chose de plus profond, de plus spatial, de plus introspectif,
de plus cosmique.
Je
ne sais plus par quel biais j’en suis arrivé là, mais la première
étape fut une recherche approfondie sur le groupe Magma. Enigme
parmi les énigmes de la musique Rock des années 70, le groupe de
Christian Vander me resta longtemps hermétique. Et puis la
découverte récente de deux de leurs albums, dont le live de 1975,
fut un déclic total. J’y reviendrai prochainement. Et puis au sein
de cette recherche, je cherchai les musiciens et les groupes liés.
Parmi eux Jannick Top, et une collaboration avec un groupe du nom de
Heldon. Pochettes bizarres, et une dénomination musicale :
Progressive Electronic. Je me mis à la recherche d’un premier
disque, et ce fut celui-ci.
Formation
initiée par le multi-instrumentiste Richard Pinhas, le groupe se
forma en 1972 avec l’aide de musiciens souvent issu de la sphère
Magma. Nous sommes à une époque où la musique Pop en France est en
train de muter. Le psychédélisme initié par les anglo-saxons à la
fin des années 60 a défriché des champs nouveaux. Mais la France,
chère à son habitude, a décidé de résister et de définir son
identité propre. Quelques pionniers hallucinés mais novateurs
décident d’intégrer du Jazz, de la musique contemporaine et de la
littérature à cette Pop culture trop marquée par les anglais et
les américains. Le premier est indiscutablement Christian Vander,
qui avec Magma, a littéralement ouvert une brèche pour une musique
indépendante et novatrice. D’autres iconoclastes suivront, comme
Gong, mais ne seront pas si ambitieux. Un univers gravitant autour de
Magma et ses musiciens se forment, que l’on appellera le mouvement
Zeuhl : Zao, Potemkine, Speed Limit et toute la vague dite
Avant-Prog initié par les anglais de Henry Cow. Parallèlement, la
scène allemande dite Krautrock ouvre à sa manière d’autres
univers musicaux entre électronique et Rock psychédélique dont
certaines connexions se font avec la France.
Heldon fut l’un des pionniers de la musique électronique mondiale,
à l’instar d’un Klaus Schultze ou de Tangerine Dream. Mais
l’homme y a intégré de la guitare, à la manière d’un Robert
Fripp. Il semble d’ailleurs que l’influence des deux albums du
duo Fripp-Eno n’est pas anodine, car on trouve des échos forts,
notamment dans ce Rock électronique alliant les ambiances
synthétiques à la puissance de la guitare électrique dans
l’utilisation de la saturation. Cela tombe par ailleurs plutôt
bien, car j’apprécie beaucoup le travail de ces derniers, en
particulier le magnifique « Evening Star » en 1975.
Néanmoins, les ambiances sont plus variées chez Heldon, et l’on
peut passer de l’extase la plus magnifique à la mélancolie la
plus totale. Et l’influence ne sera pas négligeable sur la musique
dite progressive à venir. Ainsi, certains beats et arrangements
influenceront les travaux de Karl Jenkins au sein de Soft Machine dés
1977, ou Ronnie Montrose sur son album « Open Fire » en
1978.
Il
s’agit en tout cas d’une musique sans fard pénétrant
profondément dans les veines. Il ne s’agit pas là d’émotion
stéréotypée. Le Rock au sens général du terme véhicule beaucoup
de clichés, de la colère à la joie la plus béate. Filles faciles,
ruptures amoureuses aboutissant à l’homme délaissé ou trompée
noyant son chagrin dans le whiskey, colère furieuse sur fond de jeux
de rôle ou de romans de science-fiction, frustration adolescente,
sexe, amour prétendument éternel qui se scelle par une ballade sur
la plage.... on retrouve beaucoup de poncifs également partagés par
le cinéma.
Il
me fallait sortir du stéréotype. Comment y rester, alors que je
suis en totale remise en cause ? Il me fallait absolument
sortir des ornières dans lesquelles j’étais, et notamment celles
de mes réactions. Comme un chien mal dressé qui baisse les oreilles
et grogne à force de prendre des coups, je me rends compte que je
suis toujours sur la défensive, au risque d’en devenir agressif
sans raison réelle. Au point d’en perdre de vue l’essentiel et
de me choquer moi-même du peu de discernement que je peux avoir.
Il
me fallait donc faire table rase et retrouver une certaine forme de
sérénité. Cet album m’y aide fortement. Le lien premier qui m’y
unit est sans doute cette pochette qui n’est pas sans rappeler ma
fille et ses premiers mois d’existence. L’impact visuel personnel
franchi, les nappes de synthétiseurs cristallins, semblent comme
évoluer à la manière d’une houle liquide qui peu à peu
s’intensifie avec la pulsation du beat électronique et l’arrivée
des chorus saturés de la guitare de Pinhas.
Il
n’est plus question de clichés. Le cerveau se fait lui-même sa
propre vision. La musique ne dicte rien, elle est un vecteur à la
dérive des images au gré des notes. Comme un hallucinogène
puissant avec lequel on reste étonnamment conscient, c’est la
catharsis de l’âme.
De
« Perspective I », également sous-titré « (ou
comment procède le nihilisme actif) » et ses ondulations
électroniques au firmament de la solitude, on aboutit au rythme
entêtant de « Perspective III (Baader-Meinhof Blues) »
et sa guitare hurlante comme la fureur de la bande d’anarchistes
allemands. « Intermède : Bassong » voit Jannick Top faire des miracles avec sa basse, comme il sut si bien le faire avec Magma. Incroyable qu’un tel musicien, qui dut faire des piges alimentaires pour une bonne partie de la variété française, de Michel Berger à Bernard Lavilliers en passant par France Gall, soit aussi peu connu.
« Perspective
IV » s’ouvre sur un scintillement de notes électroniques
bientôt rejoint par l’électricité folle des cordes de Pinhas. Et
puis bientôt basse et guitare dérivent sur des rivages délicats et
illuminés, ondulant délicatement au gré du clapotis de l’eau sur
la jetée. Le soleil se couche sur l’horizon, et un nouveau jour se
lèvera, c’est certain. Le chorus tout en bends et sustain chante
comme un oiseau partant au loin, que l’on suit des yeux, à la fois
amusé et envieux de sa liberté. Et puis le beat se met à nouveau à
battre comme un compte à rebours, et la guitare se fait à nouveau
stridente et lugubre comme une chambre d’hôpital. Enfer
industriel, brutalité de fer, violence de la société que l’on
s’inflige à soi et aux autres comme un geste désespéré de
survie individualiste. Les silhouettes des grues se dressent au loin
dans les brumes du matin comme des squelettes métalliques.
Apaisé
et en même temps épuisé par un tel voyage intérieur, on entend
encore le synthétiseur et la guitare chanter dans le silence qui
suit la fin du disque. Les bruits familiers sortent bientôt mon
esprit de la douce torpeur d’une écoute intense mais prolifique.
Les
autres albums d’Heldon sont tout à fait merveilleux, et méritent
une attention particulière, comme « Stand By » de 1979
et son titre éponyme préfigurant rien de moins que le Stoner-Metal
de ces dernières années. Il reste que cet album est cette porte
ouverte sur un monde nouveau, une page de ma vie, un compagnon de
route. J’ai quelque part trouvé des ébauches de réponses à tout
ce qui m’angoisse et me ronge. Il est en tout cas comme cet ami
fidèle qui vous épaule dans les moments difficiles, et ils sont
rares les amis dans ces instants-là.
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