MAGMA :
« Live/Hhaï » 1975
C’était
un de ces matins blêmes de ce pluvieux été 2014. Assis dans le
train qui m’emmenait au travail, je me sentais exsangue. Bien
qu’ayant démarré une nouvelle vie sentimentale pleine d’amour,
je devais encore affronter les vieux démons de mon passé. Rampant
dans l’ombre, ils surgissaient sous forme de petits tracas
financiers et matériels, certes pas dramatiques si l’on compare ma
situation à celle d’un SDF, mais suffisamment nombreux, répétés
et réguliers pour m’user sérieusement les nerfs.
La
musique fut toujours mon vieux frère, mais là, je ne le sentais pas
de très bonne compagnie. Les disques tant chéris, tant écoutés
véhiculaient beaucoup trop d’images douloureuses. Même ce bon
vieux Heavy-Metal ne m’apportait plus le défoulement souhaité,
tant ces décharges d’adrénaline furent celles de ma haine intime.
Je ne
me sentais bien que lorsque je laissais mon esprit s’échapper
librement au temps présent. Il me fallait laisser reposer mon
cerveau torturé en des horizons nouveaux. Je ne voulais plus
ressasser encore et encore, je voulais m’évader, me sentir en paix
ne serait-ce que quelques instants. Je parcourus ma modeste
discothèque à la recherche d’un disque oublié prompt à répondre
à ce besoin de sérénité, en vain.Et ce matin-là, je ne sais pourquoi, je me plongeai dans des recherches approfondies sur le groupe Magma. Déjà évoqué ici, j’en pensais le plus grand bien. Néanmoins, beaucoup de choses me restaient inconnues. J’aimais beaucoup ce jazz-rock farouche, cette imagerie violente et froide, et ce langage étrange, le Kobaïen, me fascinait. Mais je n’arrivais pas à ressentir la moindre passion, alors que ce groupe ne déclenchait que haine ou fanatisme.
Je parcourus de nombreux ouvrages et articles sur Magma et son batteur-leader : Christian Vander, dont l’ouvrage signé de Antoine de Caunes lui-même, en 1978. Je ressentis peu à peu la transe de cet homme et de son œuvre, jusqu’à ce que je me sente prêt à plonger dans l’écoute d’un nouvel album. Je décidai en l’occurrence de me consacrer à cet enregistrement en public à la Taverne de l’Olympia en 1975. Le disque semble être le pinacle artistique de l’orchestre, et offre l’expérience du concert, véritable science pour Magma.
Je fus
d’entrée subjugué par la beauté de la musique. Elle n’avait
pour ainsi dire plus grand-chose à voir avec celle du premier album,
paru à peine cinq ans plus tôt. Certes, le kobaïen était toujours
là, comme la voix de Klaus Blasquiz, mais les morceaux s’étendaient
désormais sur plus de dix minutes. Les cuivres avaient disparu pour
laisser place à deux claviers, ceux de Jean-Pol Asseline et Benoît
Widemann, et à un violon, celui de Didier Lockwood. Les vocaux
étaient enrichis des choeurs de Stella Vander. La basse de Bernard
Paganotti était d’une puissance surnaturelle, et ils avaient
trouvé leur Robert Fripp en la personne de Gabriel Federow.
Moi qui
restai dans un abîme d’incompréhension pendant si longtemps
devant Magma, je découvris toute la force de cette musique. Le
Kobaïen n’était plus un baragouin ridicule, mais l’alliage des
sonorités celtes, germaniques et slaves. Sans doute sont-ce les
couleurs du violon de Lockwood inspirées du jazz manouche de
Stéphane Grapelli qui me donna la clé de ce langage.
On
retrouve quelques similitudes entre Magma et King Crimson dans ce
besoin de fusionner Jazz, Rock, et musique contemporaine. Robert
Fripp aboutira avec la dernière incarnation de son groupe en
1973-1974, sensiblement à la même époque que Magma. Mais si la
musique de King Crimson est belle, elle n’atteint pas cette
dimension d’universalité, de beauté et de fluidité. Les hommes
de Kobaïa s’extrairont totalement des contraintes du cadre Rock et
de ce besoin de démonstration technique pour offrir une musique
totalement cohérente, au service de la composition. On ne trouve pas
ici les plans de musique classique, les ruptures abruptes de rythme,
et les démonstrations égocentriques qui ampoulent tant le
Progressif de Yes ou autres ELP. Magma a crée une musique unique sur
la base de ses influences, et n’en fait aucunement étalage. Sans
doute le fait que le groupe soit français a permis celui-ci de se
couper totalement du schéma Rock des groupes anglo-saxons.
Plus
encore, je trouvai de la majesté dans les compositions de Vander,
notamment dans le monolithe granitique qu’est le terrifiant
« Köhntark ». Divisé en deux parties d’une quinzaine
de minutes chacune, il emporte l’auditeur dans un long voyage entre
angoisse et rédemption. Comme confronté à ses propres peurs, on se
retrouve peu à peu face à un titan qui vous tend la main pour vous
emmener vers des un monde nouveau, à la fois spirituel et mystique..
Vander
expliquera qu’il était nécessaire d’agresser le spectateur en
concert afin de le mettre dans les meilleures dispositions possibles
pour s’ouvrir au cœur de la musique de Magma. « Emëhntëhtt-Ré »
termine cette initiation brutale avant que effectivement, le plus
beau s’annonce.
Et cela
commence par le lumineux et grandiose « Hhaï ». Chanté
par Christian Vander, il est une procession vers la majesté. On se
sent littéralement transporté par la voix du batteur, tantôt
douce, tantôt grandiloquente, toujours incroyablement charismatique
et juste. Lorsque l’homme reprend ses baguettes, c’est pour
laisser chanter le Fender Rhodes. Luisant comme l’acier au soleil,
le son brille de milles feux, bientôt rejoint par le violon et la
guitare, tous deux en choeur. Emouvant, prenant, « Hhaï »
est tout ce que je cherchais, la réponse à mon envie d’ailleurs.
On sent à la fois la peur, la résignation et le réconfort d’avoir
franchi enfin un palier vers la félicité.
« Kobah »
est en fait le morceau d’ouverture « Kobaïa » sur le
premier album, mais totalement réorchestré. On sent en filigrane
les influences soul et funk de Vander, qui se passionne pour Otis
Redding et James Brown, lui l’inconditionnel de John Coltrane.
Magma est par ailleurs devenu un tel plaisir d’écoute et de
lecture que je me suis également plongé dans l’oeuvre du Trane,
me procurant petit à petit tous ses albums. Leurs musiques me
semblent d’ailleurs intimement liées, autant par les influences
sur Vander que par la découverte simultanée de leurs travaux
respectifs. Cela est particulièrement frappant, je ne sais par
ailleurs pas vraiment l’expliquer, à l’écoute des premiers
albums de Magma, et notamment une autre découverte de ma part, un
disque intitulé « The Unnamables » de Univeria Zekt en
1972. ce disque caché de Magma sensé être plus commercial par son
chant en anglais, est parcouru de ces cuivres à l’unisson dont la
tonalité unique me rappelle toujours la subtilité du jeu de John
Coltrane. Magnifiques « Africa Anteria » et
« Ourania »....
Pour
revenir à la musique de ce live, tout est naturel, tout coule de
source. Il n’y a aucune rupture entre chaque transition, entre
chaque changement de tempo ou d’ambiance. La musique de Magma est
d’une fluidité totale. Moi qui n’eus d’image de Magma que
celle d’un orchestre d’intellos neurasthéniques braillant une
musique martiale soutenue par un batteur tapant comme un sourd les
yeux révulsés, je venais de comprendre justement toute
l’incompréhension qui régnait à propos de ce groupe.
Je
réalisai aussi que leur puissance de feu était au moins équivalente
si ce n’est supérieure à bien des groupes de Heavy-Metal. La
profondeur du propos était en tout cas unique. Kobaïa était selon
Vander « la planète Terre sans les cons ». Quand on connait
sa vie difficile, enfant totalement abandonné à lui-même, on
comprend son besoin irrationnel d’expression et de musique.
« Kobah » se clôt de manière lancinante sur un thème
de guitare répété jusqu’à l’entêtement, totalement obsédant,
arrachant le cœur de par sa mélancolie infinie.
Si
« Lïhns » est le petit point faible de cet
enregistrement, il ouvre sur un autre grand œuvre : « Da
Zeuhl Wortz Mëkänik » et « Mëkänik Zaïn ». Ce
sont deux immenses improvisations autour des thèmes principaux de la
grand création musicale de Magma : « Mëkänik Destrüctiv
Kommandoh ». Paru sur l’album du même nom en 1973, c’est
une première rupture avec le premier Magma. l’apport du bassiste
Jannick Top ne fut pas étrangère à cette mutation vers des
horizons plus progressifs, ouvrant du coup la route de l’Europe au
groupe. Ce live est l’achèvement de cette mutation musicale. On
sent la totale maîtrise musicale, le feeling inouï entre les
musiciens, la rigueur instrumentale.
« Mëkänik
Zaïn » est un songe éveillé, beau et mélancolique, les soli
du violon de Lockwood virevoltant sur les roulements de batterie de
Vander et le thème vrombissant de la basse de Paganotti. Le Fender
Rhodes joue à l’obsession. Et puis le thème du Kommandoh apparaît
en final, démentiel, hallucinatoire. On aperçoit Vander frappant
ses fûts et ses cymbales comme un furieux, avant de sonner le coup
final qui clôt cet album magique.
Je ne
peux plus quitter ce disque depuis. La lumière a jailli dans mes
yeux embués. Je l’écoute sans relâche, avec un plaisir intact et
toujours renouvelé. Mon esprit divague à l’envie, bercé par la
route, les feuillages roux de l’automne, et le doux soleil de
septembre. Je me sens vivre à nouveau, mes sens pleinement en
exergue. Mes angoisses s’apaisent doucement, j’aperçois enfin
une autre dimension. A moins que ce soit la vie qui m’anime à
nouveau lorsqu’enfin je ne vois plus le négatif qui se trouve
derrière moi, mais tout le positif de ma vie nouvelle.
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