PETER GREEN : « The End Of
The Game » 1970
Je n'ai jamais eu le courage d'affronter la page blanche pour disserter sur cet album particulier. Il n'est pas évident d'affronter avec la plus grande crédibilité un tel abysse de douleur.
Mais ce soir je suis prêt. Nous sommes samedi soir, et je suis seul chez moi. Ce n'est pas la première fois, mais je sais désormais que je le suis pour un bon bout de temps. Mon cœur est calciné par les derniers mois passés, et je suis désormais face à mon destin, face à une vie qu'il faut reconstruire. Je vais devoir vivre ces moments de solitude, ressentir cette boule au ventre lorsque mon esprit se remémorera ces douloureux souvenirs. Je vais devoir affronter le spectacle des ruines laissées derrière nous, les camps, les avis, les prises de position de chacun, et finalement, le peu de réconfort des autres lorsque l'on prend soi-même la décision. Mon cœur saignera encore de cet échec, et de cette décision lourde de sens. Mais c'est surtout le désaveu qu'il va falloir encaisser, qu'importe les souffrances subies.
Je suis donc seul chez moi, l'âme
désormais parfaitement capable de comprendre ce que Peter Green
tenta de traduire sur ces six pistes entièrement instrumentales. Je
me sens prêt à décoder ces mots qu'il tenta de prononcer à l'aide
de sa Les Paul Gibson.
La lumière pâle de ma lampe de salon
reflète une atmosphère bleutée. Il n'y aura pas de tabac ce soir,
seulement ce bon vieux whisky irlandais que je n'ai pas consommé
depuis plus de deux semaines, désireux de conserver tous mes esprits
durant ces jours douloureux qui suivent ce genre de choix implacable.Mais ce soir, je n'ai de compte à rendre à personne, alors mon vice irlandais accompagnera mon écriture et l'écoute répété de ce disque.
Son titre sonne déjà comme une
cruelle réalité : « The End Of The Game ». La fin
du jeu. Celui de la vie, des faux-semblants, du paraître qui
ressemble de moins en moins à soi-même.
Peter Green avait vécu tout cela en
1970, en plus fou, en plus malade. Lorsqu'il quitte Fleetwood Mac en
pleine gloire en mai, il décapite sa formation. On parle de
schizophrénie. On parle aussi d'une prise de LSD à Munich lors
d'une tournée allemande en 1969 dont les consommateurs, Peter Green,
Danny Kirwan et Jeremy Spencer, restèrent cérébralement durement
atteints, ce qui expliquerait leurs déroutes personnelles entre 1970
et 1972.
Ce que l'on sait moins, c'est que la
fin des années 60 voit une constellation de parasites vivre aux
crochets des musiciens, la plupart dealers, agents ou managers. Les
contrats musicaux n'étant que rarement écrits, et les musiciens
étant avant tout désireux de créer librement et de jouer sur
scène, ils regardèrent peu ces aspects. Jimi Hendrix mourra avant
de s'en rendre vraiment compte, les Rolling Stones perdront les
droits de tous leurs albums entre 1962 et 1970, et beaucoup perdront
un paquet de fric, pourtant amassé à la sueur de leurs talents.
Malgré son état psychologique
fragile, Peter Green avait réalisé tout cela. Sa maison de Londres,
où il vivait finalement très peu, puisqu'en permanence sur la
route, était constamment occupée de groupies et de dealers faisant
la vache à ses frais. Il découvrit également que ces filles qui
semblaient tant l'aimer n'était là que pour son argent, tout comme
ces soi-disant amis qui le dépouillaient progressivement en lui
fournissant des drogues dites psychédéliques. Mais le Peace And
Love est déjà bien loin : c'est le règne des sangsues qui
vivent au crochet d'un Rock devenu lucratif.
Peter Green réalise tout cela
brutalement. « Descending Scale ». Il se sent alors en
phase avec le Blues noir, plus prompt à traduire ses émotions que
le Rock anglais. Néanmoins, il est issu de la petite bourgeoisie
britannique, et ne peut donc prétendre à comprendre les souffrances
du peuple noir américain, opprimé et pauvre. Il va donc se défaire
de tous ses biens une fois ce disque enregistré afin de connaître
la vraie misère. Et d'atterrir dans un hôpital psychiatrique entre
1972 et 1976 qui lui infligeront les pires traitements, dont ceux de
la thérapie par électrochocs. Celle d'Orange Mécanique. Il ne
devra son salut que grâce à son frère et sa femme qui
l'accueilleront chez eux en 1977, découvrant un Peter Green calciné,
épuisé, et surtout maltraité alors qu'il devait être soigné.
Dire que j'ai connu tout cela est
prétentieux. Mais la souffrance des sentiments, la confusion
psychique est sans doute quelque chose que j'ai appréhendé le
mieux, et à plusieurs reprises. Je me retrouve là au bord d'un
gouffre de colère, de solitude et d'inconnu. Et ce soir Peter Green
me parle.
La raison de l'enregistrement reste
mystérieuse. Les sessions eurent lieu en juin 1970, en compagnie de
Martin Birch, l'ingénieur du son de « Then Play On » de
Fleetwood Mac, mais aussi de Deep Purple. Zoot Money est au piano,
Nick Buck aux claviers, Alex Dmochowski à la basse, et Godfrey
MacLean à la batterie. La plupart sont des routards de la scène
Blues et Jazz anglaise, des anciens des Bluesbreakers de John Mayall,
ou du Retaliation d'Aynsley Dunbar.
Il s'agissait avant tout de jams sans
réelles structures musicales, ce qui donne un aspect très décousu
à cet album, peu accessible au néophyte. Ce qui est pourtant
ahurissant, c'est que Peter Green fut capable de transmettre le
poison dans ses veines à ses camarades de sessions, au point que
l'ensemble paraît parfaitement cohérent au niveau du propos. Si
Fleetwood Mac sut magnifier les superbes envolées lyriques déjà
bien traumatisées de leur leader en conservant la musique sur terre,
les hommes qui jouent s
ur « The End Of The Game » ont
suivi la plongée de Green dans la folie sonore.« Bottoms Up » est sans doute le morceau que j'ai le plus écouté. Il y a dés la première note cet angoissant gargouillis de notes gavées de wah-wah, pédale dont Green était l'un des maîtres. Le tempo est dur, le piano liquide, la basse vrombissante et lourde. La guitare s'envole, lyrique,cherchant de l'air, fuyant le regard tourné vers le ciel. Il y a une forme d'espoir triste, comme lorsque l'on vient d'échapper à une situation difficile. On est heureux de s'en sortir, de ne plus souffrir, mais les blessures sont souvent douloureuses dans le temps. On a sauvé sa peau, mais celle-ci est meurtrie profondément. Par sa guitare, Green décrit les hauts et les bas de la douleur lorsque l'on analyse son parcours en Enfer. On respire d'en être sorti, mais la colère, le désarroi, l'incompréhension restent ancrés dans ces souvenirs qui hantent nos nuits post-traumatiques. Y défilent les visages, retentissent les mots qui blessent après coup. On distingue peu à peu les trahisons, les amis qui n'en sont pas, les mensonges. Les premières notes de « Bottoms Up » résonnent comme ces volutes de la première cigarette après le choc. Cette sensation de vide, ce soulagement d'être revenu de loin. Et puis la colère et le malaise monte encore et encore, Pourquoi ? Pourquoi ? interroge encore la Les Paul de Green. De ses notes comme des mots, on sent les larmes gonflées et montées aux yeux, les dents serrés, tout revient, encore et encore. La basse vrombit et s'envole avec la guitare. La batterie se fait carrée, brutale et pousse Green dans ses derniers retranchements. Et puis l'écho s'éteint, et la wah-wah se fait sèche, vengeresse. La colère, la fureur, cette envie d'aller enfin de l'avant malgré la douleur. S'y mêle la lande un soir de pleine lune, les ruines d'un château provençal, ou d'un village abandonné que l'on découvre à la tombée de la nuit. Hanté, à vif, possédé, « Bottoms Up » est un jazz-rock fulgurant que chercha sans doute à accomplir Miles Davis durant ses années électriques.
Une amère accalmie se dessine avec
« Timeless Time ». C'est une parenthèse Greenienne. A la
fois aérienne et incroyablement saumâtre. Une fois encore, on sent
le vide se répandre dans nos veines. C'est la vision d'un quai
normand un matin de septembre, en nuages gris, vagues rageuses, et
soleil rougeoyant. Et ce vent frais qui balaie la côte, et fouette
les visages. Le sel de l'écume caresse la bouche, et les yeux se
perdent dans le lointain de l'horizon, à la recherche d'un peu de
tranquilité de l'esprit. On ressent « Man of The World »,
« Albatross », tous ces instrumentaux si délicats, si
poétiques.
« Descending Scale »
est un monument dérangeant. Jazz-Rock dans sa forme, il retranscrit
par le piano de Zoot Money et l'orgue de Nick Buck la descente aux
Enfers, avant le crash final, symbolisé par l'explosion de la
guitare wah-wah de Peter Green. On se réveille sonné, abasourdi par
tant de bêtise humaine, de douleur inutile. La basse et les toms
rampent, couplés au piano et à l'orgue électrique. Sensation de
maison hantée, de cauchemar éveillé. La guitare bourgeonne de
notes malfaisantes, une spirale infernale s'enroule. Et puis un calme
incertain revient. Une merveille de délicatesse désespérée. La
wah-wah résonne sur un piano jazz doux et rêveur, soutenu par une
batterie enthousiaste. Et cette basse qui vrombit encore et encore.
Du Jazz, il en est encore question sur
« Burnt Foot ». Il est certain que les albums récents de
Miles Davis, Mahavishnu Orchestra, Return To Forever et Weather
Report ont fait leur effet. Mais les anglais sont des lads. Donc, le
swing, le raffinement, tout reste brutal comme un fish'n'chips le
long d'une autoroute entre Glasgow et Edinburgh. MacLean fait
résonner ses caisses, et il trouve subrepticement le soutien de la
guitare de Green. Dmochowski brûle des kilomètres de notes épaisses
et mates. On y ressent une sorte de funk macabre, de Soul maladive.
Curieusement, le soleil semble
irradier avec... « Hidden Depth ». Encore un
faux-semblant. La profondeur cachée, justement sous un morceau à
l'aspect enjoué et ensoleillé. Mais là encore, il ne s'agit que de
ce sentiment de rescapé sur le quai, un matin, lorsqu'il ne reste
rien d'autre que le levé du soleil sur la mer pour ressentir un peu
de chaleur. Et puis le tempo se fait doux et mélancolique. Le piano
se fait cristallin. On y perçoit la magie de Larry Coryell et de
John Coltrane. Jamais un instrumentiste Rock n'avait atteint ce
niveau de poésie musicale. Peter Green s'extirpe les tripes.
« The End Of The Game »
est une envolée lyrique finale, comme le fera AC/DC en concluant ses
morceaux à l'envie par des chorus furieux. Ce titre est une sorte de
coda imaginaire d'un morceau qui n'a jamais existé. A moins que ce
soit ce disque, voire l'oeuvre complète de Fleetwood Mac période
Blues.
Et s'envolent les cendres de la vie
qui vient de se consumer sous nos propres yeux.
tous droits réservés
9 commentaires:
Excellente chronique, comme d'hab... Cet album est un pur concentré de douleur, avec, toutefois, des moments totalement lumineux qui apportent tout de même une lueur d'espoir, par instants... Non?
A part ça, pour l'anecdote, la guitare qui joue sur cet album s'est par la suite retrouvée dans les mains de Gary Moore, qui en a fait lui aussi un fort bel usage!
Salut mon gars, keep on rockin', ton blog est un des meilleurs!
Ravé
Merci mon ami. J'écris pour des gens comme toi, et les commentaires sympas sont toujours les bienvenus. Ce qui est encore plus fou, c'est que Green offrit à Moore sa guitare après ce disque. A l'époque, il avait fait la première partie de Fleetwood Mac avec son groupe Skid Row, et Green l'avait repéré. Ce qui est chouette, c'est que cette guitare n'a pas fini dans les mains d'un collectionneur millionaire, mais dans celles d'un fabuleux guitariste, qui par ailleurs rendit hommage à Green en lui consacrant un disque entier : "Blues For Greenie".
J'aime vraiment la présentation et l’orientation de ton blog. Bravo
Excellent, donne envie de foncer sur l'album - ou plutôt de le ressortir...
Enfin, bref, tu devrais le présenter à la chambre blanche, le thème du mois est la folie...
Et avec un tel article tu vas cartonner.
Même si ce n'est pas ton but mais effectivement partager.
Merci.
Enfin! Enfin la chronique de ce singulier album... un bout temps que je l'attendais depuis celle de " Speech et son Penumbra" à vrai dire! un bien belle effort dans une tempête, félicitation et courage! Et puis ce son, non mais quel son, on atteint Les stratosphères enténébrées de la musique... pour moi le désespoir devient palpable une fois que la galette s'achève et il atteint son paroxysme si j'ai le malheur d'entendre la radio... Parce qu'après tout ce qui s'exhale de ce voyage dans les limbes c'est de la beauté, de la beauté forgée certe dans la douleur mais la beauté n'est jamais désespérante... en tout cas merci
Je viens de t"ajouter dans mon blogroll!
Un très bel article pour un magnifique album, merci !
Très bel article pour un magnifique album !
Un disque pas toujours évident d'écoute. Cela irradie d'intensité où l'on sent un esprit torturé et subtil à la fois. C'est parfois très halluciné. Il y a des traits de génie à la guitare, avec un feeling énÔrme (qui bien défaut à tant de guitaristes actuels) ; de quoi en dégoûter plus d'un.
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