HUMBLE PIE
: « Eat It »
1973
Les essuie-glaces de ma 106 Peugeot
balaient une vilaine pluie crachoteuse sur le pare-brise. Le vent
souffle sur la plaine picarde au-dessus de Compiègne. Après avoir
traversé la forêt attenante, si luxuriante en plein soleil d’été,
mais si lugubre sous la pluie froide de février, je traverse les
champs de céréales constellés de cimetières militaires de la
Première Guerre Mondiale. Entre les croix des pierres tombales, la
pluie, la nuit tombante à 17h et le vent, on ne pouvait craindre
pire comme ambiance.
Pourtant, cela ne semblait m’être
que la suite logique de mes aventures de l’époque. Pulvérisé par
une rupture douloureuse, dans l’incapacité totale de comprendre ce
qui était en train de m’arriver, je devais aussi supporter les
tensions de ma pourtant déjà réduite cellule familiale. C’est
pourtant auprès de ma sœur que je pensais trouver le réconfort et
le divertissement nécessaire afin d’oublier un peu ma misère
sentimentale. Cette chaleur humaine, j’allais la trouver. Mais
aussi l’empathie inhérente à ce genre de situation, ma sœur et
mon beau-frère baisant bruyamment dans la chambre d’à côté,
histoire sans doute de me faire relativiser la situation. Ils
réussirent une chose : ancrer cet album dans mon cœur pour
toujours.
Il m’est aujourd’hui encore
difficile de ne pas avoir les larmes aux yeux lorsque j’écoute
« Is It For Love ? ». Je repense alors à tout ce
merdier, ce gâchis. Je me dis aussi qu’on est bien con de vouloir
à tout prix réparer ce qui s’est brisé. Et sous la pluie froide,
dans ma petite auto, sur mon petit radio-cassette, j’écoute ce
disque, me repassant à l’envie « Get Down To It ».
Si il y a bien quelque chose que je
dois à Steve Marriott, c’est d’avoir tout simplement sauvé ma
vie. C’est encore sa voix que j’entendis retentir lorsque je
tentai lamentablement de mettre fin à mes jours, toujours à cause
de cette nana. C’est une chanson de cet album qui résonna à
nouveau dans mon cerveau embrumé de somnifères. C’était
« Drugstore Cowboys ». J’en ressorti blindé,
implacable. Il n’était plus question de me laisser pourrir la vie
par toutes ces conneries tant que de la musique serait capable de
m’apporter le carburant essentiel à la survie de mon âme. C’est
dés cet instant que j’ai commencé à élaguer autour de moi ;
cela fut facile, car les périodes où vous posez un genou à terre
sont généralement l’occasion de compter vos vrais amis et les
gens de votre famille qui tiennent à vous. Cela ne nécessite
souvent guère plus des doigts des deux mains.
1973. Humble Pie vient de signer un
coup double : le meilleur album de toutes les années 70
(« Smokin’ ») et leur meilleur vente aux USA (6ème au
Billboard). Humble Pie devient donc un groupe sérieusement dangereux
pour l’élite du Heavy-Metal de l’époque. Led Zeppelin
particulièrement, dont le terreau est resté le Blues, sent le
boulet passé de près alors que le quatuor cherche une nouvelle
direction après quatre albums parfaits.
Il faut dire qu’Humble Pie est le
groupe quasi-parfait : Jerry Shirley, le batteur à la frappe
aussi lourde que Bonham, Jerry Shirley et sa grosse basse ronflante,
l’une des meilleures du siècle. Et puis un nouveau bretteur en
lieu et place de Peter Frampton : Clem Clempson, redoutable fine
lame de la six-corde, ex-Colosseum. Enfin, il y a le chef du gang :
Steve Marriott. Hurleur glapissant, sans aucun doute le meilleur
Blues-shouter anglais devant Robert Plant à l’époque. L’homme
est à l’image de sa voix et de sa musique : furieux, enragé,
possédé.
Après « Smokin’ », ils
auraient dû enfoncer le clou, sortir le brutal successeur de ce
disque majestueux. Celui qui aurait fait d’eux les Black Sabbath du
Heavy-Blues, le quartet le plus dangereux du monde. Ils ne le
sortiront pas.
Le kid en quête de sensations fortes
fut terriblement déçu, et je ne pus que comprendre la déchéance
inévitable d’Humble Pie trois ans plus tard. Jusqu’à ce que la
vie me fasse comprendre toute la profondeur de cet album.
Non seulement ils n’allaient pas
produire le successeur de « Smokin’ », mais allaient,
en plein Prog et Glam, produire le meilleur album de Soul-Blues de la
décennie. Ne cherchez pas chez Stevie Wonder, ce dernier n’a pas
assez mordu la poussière pour comprendre d’où vient le poison que
contient ce double-album.
Car ce fut de surcroît un double LP.
Marriott, Clempson, Shirley, et Ridley s’enfermèrent en studio en
compagnie de trois choristes surnommées les Blackberries :
Clydie King, Billie Barnum, et Venetta Fields. Soit trois anciennes
Raylettes, rien de moins. Le rêve de Marriott se concrétise :
produire son propre album de Soul tel qu’il l’entend depuis des
années. Le succès de l’album précédent lui permet de
concrétiser ses idées, et il va expérimenter.
De la fureur de « Smokin’ »
va succéder un incroyable spleen, ce que l’on peut littéralement
appeler le Blues. Et cela se concrétise par « Get Down To
It ». Sorte de Soul enlevé, on ressent dés la mélodie du
couplet et cet accord d’orgue Hammond une sorte de goût amer, de
résignation. Celui-ci se voit succéder par un boogie-blues lourd au
titre évocateur : « Good Booze And Bad Women ». Un
whisky, un bar, et une fille facile, histoire d’oublier la loose.
Les Blackberries accompagnent prodigieusement le groupe sans se
révéler encombrantes. Curieusement, elles se fondent à merveille
dans la musique de ces quatre barbares du Heavy-Blues. On découvre
alors combien Humble Pie est formé de prodigieux musiciens.
« Is It For Love ? »
est sans aucun doute ce qui a été écrit de plus beau, de plus
fulgurant en matière de Blues-Soul. Mélodie à la guitare
acoustique, grosse basse, ronde, petits chorus de Les Paul de
Clempson, orgue Hammond, choeurs scintillants, et la voix de loup
enragé de Marriott. Jamais un homme ne sut autant retranscrire la
douleur avec le chant que Steve Marriott.
« Drugstore Cowboys »
revient à ce style boogie cool sur son texte narquois. La rythmique
se fait néanmoins particulièrement menaçante, montrant combien ces
garçons savaient faire parler la poussière.
Et puis il y a le fabuleux « Black
Coffee ». Jamais le Blues ne sonna aussi bien que dans ce
morceau célébrant rien de moins que le petit noir du matin,
histoire de se réveiller la gueule. Tout y est : le riff
râpeux, la rythmique épaisse, la voix d’écorché de Marriott, et
les choeurs Soul rutilants des Blackberries. « Black Coffee »,
c’est la première cigarette le matin, au petit jour, devant la
tasse de café, sur cette terrasse de bistrot. C’est les
embrouilles de la veille qui s’envolent entre deux taffes par un
rire nerveux. C’est la réalité qui revient, les rêves qui
s’envolent à nouveau devant le quotidien.
Un peu de flottement Soul survient
alors avec trois reprises : « I Believe In To My Soul »,
le percutant « Shut Up And Don’t Interrupt Me » et
« That’s How Strong My Love Is ». Interprétations
personnelles, certes, mais pas franchement passionnantes, sauf pour
la seconde. Marrant comme ce titre sonne terriblement personnel pour
Marriott. Ta gueule, ne m’interrompt pas. On en meurt d’envie.
Reste les couilles à avoir....
La troisième face est un florilège
acoustique. « Say No More » est une jolie pièce pop
acoustique comme sut en produire les Small Faces la décennie
précédente. Il y a toujours cette arrière-goût amer. « Oh
Bella » me fit toujours penser à un magnifique inédit de John
Martyn chanté par Marriott. Pourtant je déteste la steel-guitar.
Mais je trouve cette chanson incroyablement belle et nostalgique.
Comme lorsque que l’on regarde un coucher de soleil sur la plage en
pensant à son ex. Cela tombe bien, parce qu’Humble Pie a décidé
d’enfoncer le clou dans ce registre. Ainsi, « Summer Song »
est une fausse summer song, mais vrai Blues. Clempson fait résonner
la bottleneck pendant que Marriott choruse de son jeu d’harmonica
unique. Deux nouvelles taffes de clope, et toujours ce rire nerveux.
Celui qui retentit quand on a les boules. Il faut un jour avoir
ressenti cela pour comprendre un tel disque.
« Beckton Dumps » rugit
comme un boogie optimiste. Si ce n’est qu’il fait le récit des
poubelles de Beckton....
La suite devait être le final ultime.
Mais comme ce disque n’est que fondations d’argile, le son de la
face live ne sera pas celle du « Live At Leeds » des Who.
Pas mauvais, il n’est pas non plus à la hauteur de la furie en
concert de Humble Pie. Néanmoins, les trois titres joués sont
indiscutablement bons, si ce n’est cette version fleuve trop longue
de « I’m A Road Runner ». Mais lorsque l’on a les
boules, on prend la route, et elle semble longue. On retrouve
néanmoins le Pie brutal sur « Up Our Sleeves ».
De « Eat It » ressort à
la fois l’exaltation de Marriott d’aboutir un projet qui lui
tient à cœur, autant qu’un désespoir latent qui résonne dans
toutes les chansons de ce magnifique album. La Soul comme rédemption
dans la douleur.
Dois-je vous préciser que Marriott
était en plein divorce durant l’enregistrement ?
tous droits réservés
4 commentaires:
Merci!
Encore un bien bel article.
Il m'arrive souvent d'écouter Humble Pie, la semaine dernière encore, Smokin' a fait ronfler le salon...
Tout dans tes propos sonne infiniment juste et le renfort de la partie souvenirs est vraiment toujours bien vu et positionne le sujet.
Je me les mets de coté pour la route cette semaine...
Humble Pie...
Qui s'en souvient ?
Ces deux là je les ai en vinyle, ces deux là plus quelques autres...
Thunderbox notamment, un chef d'oeuvre d'érotisme avec sa pochette sublime, rockin the fillmore un live abrasif et puis et puis...Il faudrait tous les citer!
Mais si la Pedal Steel ça le fait ! mais bon, les goûts et les couleurs...
Merci pour eux et RIP Steve.
Un bien bel article, personnel et prenant. Il faut oser pour s'exposer ainsi. Du vécu que malheureusement beaucoup de gens retrouvent dans leur propre expérience (notamment les vrais amis - voire les liens familiaux - ...). Une chronique qui ne laisse pas indifférent, à un point où on se doit de le relire, quelques temps plus tard, avant d'y laisser un commentaire en comparaison maladroit.
Et puis, c'est tellement bon de pouvoir trouver des articles sur HUMBLE PIE, un des fleurons des années 70.
Merci.
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