SOFT MACHINE : « Softs » 1976
Je
marche sur le quai de la gare, allant et venant en attendant mon train. Le ciel
est bas, d’un gris de poussière. Je regarde les lieux qui m’entourent pour
passer le temps. Je ne peux m’empêcher d’y trouver une profonde mélancolie.
Toutes les gares se ressemblent. S’y côtoient chantier permanent, affichage et
logos modernes ultra-étudiés par des conseillers en communication, tags, murs
noircis de crasse, et vestiges du passé : vieux bâtiment, bureau
d’aiguillage manuel désaffecté, vieilles locomotives à l’abandon. S’y
entrechoquent un passé riche. Celui d’un moyen de transport d’Etat sûr de sa
force, entreprenant et recrutant jusqu’à plus soif des milliers d’employés, des
cheminots aux garde-barrières, disséminant jusqu’au plus profond des campagnes
des emplois, signe de l’arrivée du progrès dans les territoires les plus
isolés. Et puis notre présent et futur, celui de la rationalisation jusqu’à
l’irrationnel, sous les atours du progrès et de la suppression des abus, mots
d’ordre des fossoyeurs des services publics.
La
rationalisation extrémiste de tout finit par tuer, on le sait. Dans les
hôpitaux, sur les lieux de travail, que ce soit les licenciements ou les
suicides, à comprimer les gens pour obtenir toujours plus avec moins, pour
toujours plus de profit, d’argent que l’on ne voit jamais passer à part en
chiffres à la télévision, pour les banques, le patronat, pour la croissance.
En
attendant, je suis sur ce quai de gare, et je regarde passer les gens. Plus le
temps passe, plus j’ai l’impression de détonner dans ce monde superficiel, de paraître. Avec mon jean droit, mes
vieilles Clarks, mon sweat informe et ma presqu’île frontale, je ne peux que
constater que les petits pantalons slims, les chaussures pointus et les mèches
au gel ne sont définitivement de mon monde. Un univers que j’abhorre,
profondément. Je n’ai même pas de
téléphone portable à moi, seulement celui de mon travail. J’ai déjà tellement
de coups de fil dans une journée que je ne supporte même plus la sonnerie des
SMS de celui de ma copine à la maison. J’ai besoin d’air, de calme. J’ai besoin
d’une bulle de poésie, quelque chose qui raconte à la fois mon époque mais qui
n’en fasse plus partie, et mes sentiments.
Dans le
train, unique concession au progrès, j’écoute un drôle de disque.
« Softs » de Soft Machine. Je me souviens qu’adolescent, le jazz-rock
était pour moi le truc le plus chiant qui soit. Il me fallut me plonger dans
l’électricité furieuse du Mahavishnu Orchestra à mes 16 ans pour plier sous la
magie de cette musique. Mais Soft Machine resta longtemps une énigme. Je finis
par céder aux deux premiers disques, incroyablement riches de mélodies et de
folie instrumentale, et ce, sans la moindre guitare. Mais influencé par la critique de bon goût,
je n’osai aller au-delà de « Third ». Le reste, c’est chiant, c’est
écrit. Et puis, je plongeai dans le « 4 », puis le « 5 »,
puis le « 6 ». Et j’y trouvai une autre poésie. Plus mélancolique,
plus froide, plus distante, et finalement, plus propice à l’évasion psychique. Il
y eut même de la guitare, sur « Bundles » en 1974, avec Allan
Holdsworth puis John Etheridge à la six-cordes. Un disque superbe, et deux live
posthumes (« Floating World »et « British Tour 75 »)
incroyables de poésie et de divagations électriques brillantes.
Et
puis, le dernier membre fondateur, Mike Ratledge partit durant l’enregistrement
de ce disque, en 1976. Et cela me parut abscons que Soft Machine continua sans
aucun lien avec le passé, d’autant plus que le jeu d’orgue Hammond de Ratledge
était totalement unique, reconnaissable entre tous, identité sonore immédiate
du groupe depuis 10 ans. Les trois derniers disques étaient donc définitivement
pour moi des tentatives nauséabondes pour les musiciens restants de capitaliser
sur le nom prestigieux, de manière forcément ininspirée.
C’était
sous-estimer John Marshall à la batterie, Karl Jenkins aux claviers, Roy
Babbington à la basse, et John Etheridge
à la guitare. Et en particulier sur ce disque. D’abord parce que Ratledge
participe encore sur deux titres, et d’autre part parce que la moitié des
titres ici présents ont été composés en sa présence.
Mais
surtout, il faut savoir que l’homme aux lunettes noires ne composait presque
plus depuis 1973, laissant ce rôle à son ami Karl Jenkins, ex-Nucleus. La
musique de Soft Machine se fit donc plus structurée et écrite que par le passé,
et plus mélodique aussi, s’ouvrant vers
une porte de sortie plus jazz-rock que jazz coltranien. Jenkins réussit
ainsi le pari de faire évoluer Soft Machine vers de nouveaux horizons sans
défigurer la formation.
« Softs »
est le premier aboutissement d’une quête musicale plus concrète, plus écrite.
Cet album est en fait merveilleux. Il est le premier aboutissement solo des
années 1974-1975 passées sur la route à improviser. La moitié des morceaux
existent ainsi sur les enregistrements en public de l’époque. Car la musique de
Soft Machine, sous des atours de jams entre potes, est en fait très structurée,
et bien que des variations subsistent, le fil conducteur mélodique est souvent
très bien établi.
« Softs »
va atteindre un nouveau sommet artistique. Sorte de fusion totalement
improbable de rock progressif, de jazz-rock, de psychédélisme et de lyrisme
électrique, notre bande de moustachus bedonnants et dégarnis va taper dans le
cortex de l’amateur de musique à l’heure des Ramones. Mais sans doute y
avait-il encore plus de monde aux concerts de Soft Machine en 1976 que de ces
derniers à la même époque.
La
pochette de « Softs » fait croire à un live mais il n’en est rien,
bien que, comme je le disais précédemment, la moitié des morceaux furent écrits
et perfectionnés sur la route. Pourtant, avec Soft Machine, chaque
enregistrement apporte ses subtilités qui transforment chaque morceau
radicalement. L’enchaînement de
« The Tale Of Taliesin »,
« Ban-Ban Caliban », « Song Of Aeolus » et
« Out Of Season » est un enchantement sonique de tous les instants. Tout
est beau à pleurer, délicat, magique, rêveur, à des années-lumières de la
médiocrité artistique quotidienne. Il en est à ce point que l’écoute de ce
disque pourrait changer votre perception globale de la musique. Ce n’est plus
un bruit de fond, mais une sensation.
Car il
est une évidence, nous sommes loin du jazz-rock un peu trop démonstratif de
Mahavishnu Orchestra ou de Return To Forever. Les musiciens de Soft Machine
sont des pointures individuelles, mais font corps pour offrir avant tout un
voyage mélodique au point que même les soli font corps avec le propos musical.
C’est en fait un aboutissement à travers toutes les étapes de la fusion jazz et
Pop, pour atteindre un paroxysme artistique unique. Cet album est en tout cas
un disque d’Automne, celui de la fin d’une époque.
Passé
le petit introït acoustique hispanisant nommée « Aubade », va s’en
suivre une succession de quatre longues pièces musicales intimement
enchevêtrées. « Tale Of Taliesin » débute par un piano enivrant,
suivi d’une superbe mélodie de guitare d’une profonde mélancolie. John
Etheridge va, tout au long de ce disque, faire des miracles. Bien plus fusionné
dans le groupe, moins soliste que Holdsworth, son propos est parfaitement judicieux mais pas moins
virtuose. Sur la partie centrale, l’homme décoche un majestueux solo emporté
par la rythmique rapide et élégante de Roy Babbington à la basse et John
Marshall à la batterie. La douce mélancolie initiale revient, le temps de faire
le pont avec le superbe « Ban-Ban Caliban ». Quelques synthétiseurs
soyeux font le lien avec Taliesin, ouvrant une rythmique entre funk et musique
tribale centre-africaine. Le travail de basse de Babbington est aussi
impressionnant qu’efficace. Le duo entre lui et Marshall prend d’ailleurs
encore davantage de corps, faisant de la batterie et de la basse de vrais
instruments de premier plan au même titre que les claviers et la guitare. Le
mixage mais par ailleurs tout le monde sur un pied d’égalité, à juste titre.
Karl Jenkins entame sur ce titre un
superbe solo de hautbois d’une grande poésie.
Etheridge lui emboîte le pas, dans un chorus fier et hargneux.
Défile par la vitre les platanes et les maisons en tuiles canal, lorsque
l’on prend la nationale le long de la Vallée du Rhône, un après-midi d’automne.
Je trouve cette musique parfaite pour la route, ouvrant totalement l’esprit et
offrant à la fois une sorte de force et un abandon total de l’âme. Il n’est
aucune musique capable d’une telle force que celle de Soft Machine, au point
qu’il m’arrive parfois de n’écouter que leurs disques en voiture.
La
pièce suivante est un cas capital pour l’ensemble de l’œuvre de Soft Machine.
« Song Of Aeolus » est le morceau le plus poignant, le plus
terrassant d’émotion jamais enregistré. C’est celui que l’on met lorsque l’on
est dans la merde, et qu’après plusieurs heures de route sans but, on se
retrouve face à la mer un soir gris. C’est le morceau sur lequel on serre les
dents, le cœur empli de larmes. Il existe plusieurs versions en live, toutes
magistrales. Celle de « Floating World » avec Allan Holdsworth,
enregistré en janvier 1975, est pétrifiante de douleur. Cette version studio
n’est pas moins brillante, mais se montre plus résolue, plus désabusée aussi.
Sur un synthé et un piano vaporeux, Etheridge égraine son riff ponctué d’un
solo poignant.
Il ne
reste alors qu’à regarder les feuilles jaunies des platanes tomber le long du
canal, assis sur un banc. Le goût amer est dans ma bouche, mais une sorte de
résolution assortie d’une envie folle de tout plaquer pour un monde meilleur
brûle mon esprit embrumé de lassitude et de colère. Et c’est sur « Out Of
Season » que notre esprit divague. Et Jenkins interprète un solo de piano
final d’une beauté absolue.
La
dernière suite est une succession de morceaux courts laissant chaque musicien
se mettre en avant. « Second Bundle » est une caresse de pianos
liquides. « Kayoo » est une impressionnante démonstration de batterie
par John Marshall imprégnée de sonorités asiatiques. « The Gamdem
Tandem » est un fantastique solo de basse (six-cordes) de Roy Babbington,
mais l’homme était déjà suffisamment brillant depuis le début du disque.
Ils
ouvrent la voie pour « One Over The Eight », heavy-funk où Jenkins
fait des ravages au saxophone. La section rythmique aussi , mais cela n’est
guère une surprise. Et c’est sur la coda acoustique « Etka » de
Etheridge qui fait par ailleurs pensé à
« Don’t Start, Too Late » de Black Sabbath sur « Sabotage »
que ce superbe album se clôt. Sans doute peut-on ressentir un sentiment de trop
peu, tant la qualité des quatre premiers morceaux est magistrale.
Il
reste de cet album un goût amer. Celui de fantastiques pièces de musique, mais
aussi celui de la fin d’une époque. Celui de la fin d’un rêve hippie qui
termina dans la came et la violence et de l’arrivée d’un Punk intransigeant,
mais aussi celui d’une forme d’écriture et de musique qui mourut avec les premiers
clips sur MTV. C’est la coda d’une mort annoncée, alors que ce disque est un
sommet.
tous droits réservés
3 commentaires:
Haaa,
je me reconnais dans les premiers paragraphes de cet article, je n'ai jamais réussi à faire le pas et écouter plus que "Third".
Lecture achevée je pense que je vais m'y mettre rapidement!
Hé ! Ho ! On monte un club ?
Je suis également réfractaire au portable ; mais j'ai dû faire une concession pour celui du boulot (un engin costaud mais qui fait marrer les plus jeunes : ben ouais, il ne sert qu'à téléphoner).
J'ai réussi à ne plus avoir de téléphone (pour l'instant) dans mon bureau, et à la maison je ne répond pas !!
Maintenant, on ne voit plus que des zombies hypnotisés par leur écran, ignorant tout ce qui les entoure, incapables de prêter attention à tout ce qui n'est pas flashy.
Excellent article pour cet excellent album - je l'avais mis au milieu d'une de mes règles de trois : http://lifesensationsinmusic.blogspot.fr/2012/07/soft-machine-trois-albums-bundles-1975.html
Softs est un album dont je ne me lasse pas, Bundles non plus d'ailleurs, même s'il est différent.
Ici effectivement c'est plus l'esprit de groupe qui prédomine en place de celui dédié aux solistes. Etheridge malgré son brillant opère plus en ce sens, mais il n'a pas été ici en invité, donc c'est logique.
Compositions magnifiques aux mesures asymétriques portées par le piano - grandes mélodies en thèmes lyriques - Marshall véritablement enthousiasmant de technique et de musicalité.
Softs est en haut de mes Soft Machine, ou plutôt de mes albums à écoute récurrente...
Vraiment bon de lire sur ce sujet.
à +
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