"David Crosby, pour sembler être le plus jovial avec sa bonne bouille et sa moustache rigolote, n’en est pas moins l’homme le plus abîmé. "
DAVID CROSBY : « If I Could Only Remember My Name » 1971
J’ai souvent rêvé d’une vie en or. J’ai souvent désir pouvoir consacrer mon temps à l’écriture, à la musique, à de grandes ballades dans les grandes forêts de France et Navarre, à ma passion de l’automobile. J’aurais aimé un jour connaître un jour la reconnaissance du public, celle qui apporte notoriété, respect, mais aussi gloire et fortune. Celle qui donne à vos paroles toutes leur valeur, alors qu’elles n’en ont aucune lorsque le pauvre erre que vous êtes les profère.
J’aurais donc aimé consacré ma vie à ce que j’aimais réellement, vivre sereinement de mes passions, et ne pas perdre mon temps neuf heures par jour à gratter du papier et à supporter les conneries de mes subalternes autant que mes supérieurs.
Le seul avantage de mon travail est sa grande liberté d’action, qui me permettent quelques moments de repos dans cette campagne paisible où le vent résonne dans les grands arbres, jouant avec les feuilles jaunes et vertes de ce début d’automne.
Et puis, il arrive que certains obtiennent tout ce qu’ils veulent, et qu’ils plongent malgré tout dans un abysse humain terrifiant.
David Crosby fait partie de ces garçons géniaux, surdoués même, et qui obtiendra de son génie le succès tant convoité. Il devint ainsi l’auteur des plus mythiques titres psychédéliques des Byrds, défrichant pour les trois années à venir le meilleur de la musique américaine, et ce dés 1966. S’en suit à partir de 1968 l’aventure Crosby, Stills And Nash (CSN), qui deviendra en 1969 Crosby,Stills, Nash And Young (CSNY).
Le trio puis quatuor offrira la quintessence de la musique Rock typée californienne. Majestueuse, aérienne, magique, planante, riche, aux harmonies vocales inégalées, elle sera également le théâtre des plus extraordinaires joutes de guitares de l’histoire du Rock, soit celles entre Stephen Stills et Neil Young. CSNY offrit en deux petites années d’existence une poignée de chansons aussi intemporelles que celles des Beatles à la même période. Ils en sont d’ailleurs devenus l’équivalent aux USA, leur relatif retrait musical vis-à-vis du délire musical psychédélique les rendant plus intemporels que leurs contemporains, à savoir Jefferson Airplane, Grateful Dead ou Quicksilver Messenger Service.
Ainsi, « Wooden Ship », « Guinnevere », « Suite Judy Blue-Eyes », “Southern Man”, “Ohio”, “Woodstock”, ou encore “Carry On” résonne de ce mouvement à la fois idéaliste et contestataire, cherchant la magie de la vie au-delà des frontières de l’existence humaine.
Ce mélange indescriptible de sexe, de drogues, d’alcool, de motos, d’égos, de plages, de désert, de politique et de musique aboutit pourtant sur la séparation du quatuor dans une confusion indescriptible qui ne servit finalement qu’à un seul homme, Neil Young, qui avait largement autre chose à faire.
Mais pour ces camarades, la vie fut plus dure. Chacun sortit son disque solo, à commencer par le premier album éponyme de Stills en 1970, presque parfait. Nash suivit en 1971, mais l’homme n’était pas assez torturé pour être suffisamment intéressant.
Restait le dernier protagoniste à devoir sévir, et ce fut David Crosby. Dire que ce disque fut enregistré dans la douleur est un mot bien faible. Il est même à classer dans la catégorie de ce que j’appelle les albums malades, aux côtés de « The End Of The Game » de Peter Green en 1971, « Mick Taylor » de Mick Taylor en 1979, ou « Ceremony » de Spooky Tooth, en 1969.
David Crosby, pour sembler être le plus jovial avec sa bonne bouille et sa moustache rigolote, n’en est pas moins l’homme le plus abîmé.
Sa séparation d’avec les Byrds fut une première plaie, l’homme se voyant jeter de son propre groupe par Roger MacGuinn et Gene Clark après en avoir écrit les plus belles chansons comme « Eight Miles High ». Il fit également reprendre la chanson « Hey Joe » de Joe South par son groupe, une version qui influença un jeune guitariste noir amateur des Byrds et de la bonne chanson américaine (qui a dit Dylan ?) : Jimi Hendrix. Son caractère épouvantable imbibé de LSD tua tout espoir de compromis, et le fils de cinéaste prit son sac.
Il forma donc le trio Crosby, Stills And Nash, et leur premier disque en 1969 fut un succès terrifiant. Aussi terrifiante fut la mort de la compagne de Crosby dans un accident de voiture, alors qu’elle revenait de la clinique pour une échographie de leur enfant.
Ce choc est sans aucun doute le point de départ d’une déchéance inexorable, mais aussi de la plus fantastique traduction musicale de la mélancolie.
« Guinnevere » fut ainsi son hommage à sa compagne disparu, et son envie d’idéal à la fois politique et personnel finit par se mélanger pour donner des chansons à la fois terriblement poignantes et puissantes. « Wooden Ship », « Almost Cut My Hair » parsème son palmarès des fantastiques chansons Rock de l’Histoire. CSNY fut ainsi le véhicule et le catalyseur de ce talent, mais aussi sa tombe.
Ainsi, la dissolution du quatuor, dont il fut à la fois responsable par sa consommation de stupéfiants stupéfiante, et la victime par la disparition du support énergétique que CSNY constituait, fut le début d’une longue déchéance personnelle alors que l’homme est superstar, touchant le pactole à chaque disque ou collaboration.
Aussi, en ces derniers jours de 1970, sur les cendres du quatuor d’or, Crosby décide d’enregistrer quelques chansons. Vous dire que l’homme est en ruines est bien peu de choses. Malgré les brumes lysergiques et ce profond spleen qui le hante, l’empêchant de savourer à sa juste valeur la reconnaissance artistique qu’il suscite, il est parfaitement lucide. Il est également lucide que les idéaux hippies, qui furent le théâtre de ses convictions politiques les plus profondes, n’étaient plus. Mort à Altamont en décembre 1969 à cause de ces sales gosses anglais qui ne comprenaient finalement rien au psychédélisme, c’est-à-dire les Rolling Stones, le beau rêve d’une société jeune et pacifique, maître de son destin, a été calciné dans le sang et l’horreur. La coup de poignard reçu par ce jeune spectateur noir est celui reçu par les hippies, et dans les lacrymogènes de la Garde Civile, le pacifisme se mut en résignation et en colère sourde.
En 1970, les héros de l’Amérique sont ces jeunes chevelus issus du Blues anglais, ivres de violence et de sexe, faisant renifler au vaste continent ces plus âpres effluves, celles de la guerre du Vietnam, de ces usines automobiles en conflit social, et de cette Guerre Froide qui rend l’air irrespirable. Whisky, acides, bad girls, et Muscle Cars, voilà le rêve américain de la jeunesse en déroute. Et résonne dans les stades Led Zeppelin, Who, Black Sabbath, Rolling Stones, ou Jethro Tull.
David Crosby rassemble ses copains hippies à San Francisco aux Wally Heider Studios. Phil Lesh, Jerry Garcia, Bill Kreutzmann de Grateful Dead, Jorma Kaukonen, Jack Casady, Paul Kantner et Grace Slick de Jefferson Airplane viennent jouer aux côtés de Michael Schrieve et Greg Rollie de Santana, et Neil Young, Graham Nash, Stephen Stills et Joni Mitchell.
Ce qui ressemble à un All-Stars album faisant la part belle aux grandes improvisations acides et au son californien calibré hippie va vite tourner à la psychoses générale. Car David Crosby n’est pas là pour rire. Les quatre ou cinq bribes de chansons sont terrifiantes, lunaires. Et Crosby entraîne tout ce petit monde cocaïné et insouciant dans sa tourmente. Le résultat est ce disque magnifique, minéral.
Minéral car il va à l’essentiel, avec quelques accords soigneusement choisis. Cancéreux, arides, ils ne dispensent pas la joie de vivre, mais l’introspection. Pourtant, on pourrait s’interroger, en lisant le titre de la première chanson. « Music Is Love ». Y a-t-il plus hippie comme titre ? La douze-cordes de Crosby s’entremêle avec la six-corde de Young, les voix tournoient, et Crosby, de sa voix profonde et mélodieuse implore un cantique comme un prêcheur. Les harmonies sont superbes, mais les accords semblent de déliter dans la poussière peu à peu. Un goût amer émerge peu à peu, comme si cette profession de foi devenait une façade pour exprimer un malaise.
Ce malaise, c’est celui de « Cowboy Movie ». Un accord aride, sec, rebondissant sur une grosse basse ronflante, et quelques friselis de cymbales. Le tempo est épais, pâteux. Huit minutes de films de cowboy. Ou plutôt du mec seul qui erre dans le désert, celui de l’âme. Ce qui ressort de ce titre éprouvant, c’est un sentiment de solitude mortel. C’est l’histoire de la dislocation du quatuor CSNY, les conflits d’égos, les coups bas. Le tout, avec l’aide de l’ensemble des protagonistes.
Le petit instrumental « Tamalpais High » est une sorte de petit Jazz-Rock californien à l’apparence légère, mais dont la dissonance semble faire résonner le malaise général.
« Laughing » est à nouveau une sorte de cantique psychédélique. Mais il est incroyablement aride. Constitué de guitares acoustiques, de steel-guitar lointaine, de cymbale légère et d’harmonies vocales angéliques, elle ne fait que renvoyer l’image de l’Homme seul sur ce rocher de granit, seul dans la lande face à son destin. Ou est-ce le désert de Mojave, mais qu’importe, la solitude est le maître-mot, lugubre, sournois. Ce morceau est en tout cas le sommet du disque, majestueux, émouvant.
Mais le pire est à venir : une face totalement instrumentale, sans paroles, ne laissant à l’âme pour seul véhicule que les notes. L’expérience est effrayante. Comme être face à une personne qui ne vous parle plus. Le malaise est insondable, sur ces titres que sont « What Are Their Names », « Traction In The Rain » ou « Song With No Words ». L’expérience est terrifiante. C’est un mélange de CSNY, et de mélopées mortelles, malades. Sous l’apparente décontraction, l’apparente sérénité se cache un sentiment de dépression terrifiant.
A la fin du disque, on reste abasourdi par la violence sourde qui règne tout au long de ce disque. C’est sans doute l’album qui enterra définitivement le rock californien première génération, celui plein d’espoir et de liberté de CSNY, mais aussi celui de Jefferson Airplane, Neil Young And Crazy Horse, Hot Tuna, Grateful Dead, ou Quicksilver Messenger Service. La seconde, ce sera celle de Eagles ou Fleetwood Mac. Celle de la coke, de la déchéance dans les paillettes. Celle dans laquelle se trouve David Crosby en somme. Mais plus que sa propre spirale infernale, c’est celle de nos vies qui rôde ici, comme une bande-son du drame quotidien.
tous droits réservés
2 commentaires:
Salut,
David CROSBY j'adore. Ce mec est totalement déjanté, mais quel talent ( un peu gâché, certes ).
If I Could Only Remember My Name est certainement l'album le plus réussi, avec une pléïade d'artistes copains venus ajouter leur grain de sel.
Je le recommande chaudement.
Bye
Salut,
Je suis un admirateur de CSN et des albums solos des trois.
Je classe neil Young a part car pour moi il représente autre chose et n'était pas selon moi vraiment en phase avec les trois autres.
Sans le moindre doute la personne la plus attachante des trois est Crosby car tout comme Stills on saisi parfaitement sa mélancolie, son état de dépression dans les albums et chançons qu'il a écrites et interprété.
Ce mec transpire la générositée. Je suis heureux d'avoir pu assisté a deux concert cet été à Londre.
Pour infos j'ai 21 ans mais toute cette période 66-75 m'interpelle comme aucune autre
Enregistrer un commentaire