"Le
rock anglais commence à s'imprégner de sonorités nouvelles."
Nous
sortons de la salle de concert, une amie et moi. Je lui propose
d'aller boire un verre. Il n'est pas tard, et le temps est agréable.
La nuit est tombée sur Besançon. Nous traversons le pont Battant,
et nous pénétrons dans un bar aux murs de pierres de taille dans
une vieille bâtisse du centre-ville, près de la place de la
Révolution. Nous évoquons le petit concert sympathique, et de fil
en aiguille, la discussion bascule vers la musique en général.
J'évoque alors le terme jazz-rock pour qualifier le son d'une
formation sur laquelle nous devisons, et je vois dans les yeux bleus
acier de mon interlocutrice un instant de désarroi. « Qu'est-ce
que c'est que le jazz-rock, me demande-t-elle ? » J'ai
tâché de faire relativement court ce soir-là pour ne pas rendre la
conversation pédante, mais le sujet est vaste, et fortement méconnu
en France.
Pire,
c'est même un gros mot. Balayé en 1977 par le punk au même titre
que le rock progressif, cette musique instrumentale mêlant jazz et
rock était un symbole de tout ce que les punks détestaient :
de longues improvisations alternant les soli de divers instruments,
des pochettes psychédéliques, des titres aux références cosmiques
ou historiques… Et puis il y avait le look des musiciens, souvent
proche du prof de math ou de français : moustache, barbe, front
dégarni, la trentaine. Apparence austère et musique virtuose, voilà
qui était un vaccin à la spontanéité revenue de la fin des années
70. Pourtant, c'est oublié combien le jazz-rock fut l'expression de
la liberté musicale totale à la fin des années 60.
Si
le jazz est dominé par les Etats-Unis, et ses innombrables génies
du genre : Miles Davis, Thelonious Monk, Art Blakey, John
Coltrane, Oscar Peterson…. Quelques pionniers comme Ken Moule joue
le jazz en Grande-Bretagne. Le pays développa dans les années 60
une scène très intéressante, fortement alimentée par la visite
des musiciens américains précédemment nommés, alors à la
recherche de publics plus réceptifs. La scène jazz anglaise se
confond assez facilement avec celle, naissante, du blues anglais. Il
s'agit d'une affaire de connaisseurs de la musique noire américaine,
que quelques passionnés importent.
Au
milieu des années 60, le blues-boom explose. Les Rolling Stones, Les
Animals, les Who, les Pretty Things, et John Mayall apportent le
blues sur le devant de la scène. Dans l'underground des clubs,
blues, jazz et rythm'n'blues copulent allégrement. Quelques prodiges
croisent le fer sur des tempi audacieux : le bassiste Jack
Bruce, les batteurs Ginger Baker et Jon Hiseman, le saxophoniste Dick
Heckstall-Smith, le guitariste Chris Spedding, les organistes Graham
Bond et Brian Auger….
Ces
jams produisent quelques albums peu connus mais merveilleux de fougue
et d'audace sonore : les deux albums du Graham Bond Organisation
avec Bond, Bruce, Baker et Heckstall-Smith, les Mike Taylor Quartet
et Trio avec le prodige trop tôt disparu Mike Taylor, Hiseman et
Bruce, le Mike Westbrook Concert Band, Keith Tippett Group, Brian
Auger And The Trinity….
Le
rock anglais commence à s'imprégner de sonorités nouvelles :
le blues bien sûr, mais aussi le jazz. Les Beatles défrichent le
chemin de l'expérimentation Pop avec l'album 'Revolver' en 1966. Le
psychédélisme ouvrent de nouveaux horizons. On improvise, on pioche
dans les musiques orientales, des pays de l'Est, le jazz manouche, et
le jazz modal de Miles Davis et John Coltrane.
Soft
Machine va créer un rock psychédélique fortement mâtinée de
jazz, totalement dépourvu de guitare, dont l'album 'Three' de 1970
est un sommet absolu. Jon Hiseman fonde quant à lui le groupe
Colosseum en 1968 avec Dick Heckstall-Smith après avoir quitté les
Bluesbreakers de John Mayall. Le sage du blues anglais s'était
aventuré avec eux sur les terres de l'alliage du blues et du jazz
sur l'album 'Bare Wires' en juin 1968.
Miles
Davis lui-même s'ouvre aux sonorités électriques grâce à de
nouveaux musiciens afro-américains qu'il tient en très haute
estime : Jimi Hendrix et Sly Stone. L'album 'Miles In The Sky'
en 1968 avec Georges Benson à la guitare ouvre l'ère électrique du
trompettiste. L'année suivante, c'est la sortie du majestueux 'In A
Silent Way' avec le jeune guitariste anglais John MacLaughlin.
Le
trompettiste Ian Carr jouit d'une certaine réputation sur cette
scène underground jazz. Il joue depuis 1965 avec le saxophoniste Don
Rendell dans le Don Rendell/Ian Carr Quintet. Alors que sort le très
bon cinquième album 'Change Is' en 1969, le trompettiste ressent la
nécessité d'un changement imminent. Change is. Il sent qu'il doit
former son propre orchestre, inspiré du travail électrique de Miles
Davis et de la poésie sonore de John Coltrane.
Toutefois,
il ne veut pas d'un assemblage de fines lames. Il veut un vrai groupe
stable, comme le John Coltrane Quartet. Il veut une collaboration,
une interaction. Il recrute Karl Jenkins aux claviers et au hautbois,
Chris Spedding à la guitare, Brian Smith aux saxophones et à la
flûte, Jeff Clyne à la basse électrique, et John Marshall à la
batterie. La petite équipe est montée en 1969, et dès janvier
1970, la formation nommée Nucleus entre en studio. Le sextet vient
d'être signé sur le label de rock progressif Vertigo, qui compte
aussi Black Sabbath ou Uriah Heep.
En
juin 1970, 'Elastic Rock' paraît. Il va atteindre la 46ème place
des meilleures ventes d'albums en Grande-Bretagne. Chris Spedding
décrira la musique comme étant la fusion entre la guitare de Steve
Cropper de Booker T And The MG's et la rythmique de Miles Davis, avec
les cuivres de John Coltrane.
Rapidement,
Nucleus part en tournée. Ian Carr ne conçoit le développement de
la musique que par la scène. Le groupe triomphe sur la scène du
festival de jazz de Montreux. Ils reçoivent même le prix de
meilleur album de jazz de l'année. 'Elastic Rock' est un
enchaînement d'instrumentaux plutôt courts qui forment une suite
sonore. L'ensemble est déjà passionnant. Toutefois, C'est lorsque
Nucleus se lance dans des improvisations au long court qu'il devient
absolument passionnant. 'Torrid Zone' est fascinant, posant un
climat, dessinant des paysages envoûtants. La section rythmique
pétrit des arabesques d'argile sur lesquelles la trompette et le
saxophone virevoltent au gré des remous de la rivière.
Le
succès de l'album entraîne un nouvel enregistrement rapide. Dès
septembre 1970, Nucleus est en studio. Ils captent 'We'll Talk About
It Later', publié en mars 1971. Les thèmes s'allongent. La
composition s'affirme : elle est dominée par Karl Jenkins. Le
nouvel album s'ouvre par 'Song For The Bearded Lady' : c'est une
fantastique cavalcade de jazz et de proto-funk, dont le tempo est
défini magistralement par Marshall et Clyne. Le disque laisse
largement la place à des morceaux plus longs où les musiciens
peuvent laisser libre court à leur fantaisie.
Alors
que le second album n'est pas encore sorti, Nucleus enregistre à
nouveau en décembre 1970 ce qui constituera 'Solar Plexus', qui
sortira également en 1971. Ian Carr fait appel à d'autres
solistes : Tony Roberts au saxophone et à la clarinette, Keith
Winter au synthétiseur. A nouveau, les thèmes fascinants se
succèdent : 'Changing Times', les magnifiques crescendos de
'Bedrock Deadlock' et 'Spirit Level', l'énergique 'Torso'.
Nucleus
tourne énormément en 1971 afin d'assurer la promotion de ses
nouveaux albums, mais les ventes baissent. Des tensions apparaissent.
En mai, Chris Spedding part pour une seconde escapade solo :
'Songs Without Words' poursuit l'exploration sonore poétique de
Nucleus. Il est remplacé par un virtuose de la guitare jazz anglais
modal et free : Ray Russell. A la fin de l'année, John
Marshall, Karl Jenkins, et Jeff Clyne, quittent l'odyssée. Dans
l'intervalle, 'Solar Plexus' est sorti sous le nom de Ian Carr et
Nucleus.
Carr
se retrouve seul avec Brian Smith. Pourtant, il ne peut pas
poursuivre sous le nom de Nucleus : le contrat a été signé
avec le nom de tous les membres originaux. Le trompettiste poursuit
donc sous son nom. En juillet 1972, il réunit un nouveau groupe avec
Smith : Allan Holdsworth est à la guitare, Dave MacRae au piano
électrique, Roy Babbington à la basse, et Clive Thacker à la
batterie. Ils enregistrent l'album 'Belladonna', produit par le
batteur de Colosseum, Jon Hiseman. Si la musique reste électrique,
le pendant jazz prend un peu plus le dessus. Le travail de
composition est le fruit de Smith et Carr. La guitare se fait plus
discrète. Le morceau 'Belladonna' reste dans la veine des albums
précédents, 'Summer Rain' est mélancolique et contemplatif avec
son piano électrique aux notes percolant comme l'eau d'un orage.
'May Day' est d'inspiration funk, alors que 'Suspension' retrouve les
inspirations nord-africaines de 'Oasis' et 'Snakehips Dreams'.
'Hector's House' évoque quant à lui John Coltrane en version
électrique. Allan Holdsworth peut s'y dégourdir les doigts et faire
la démonstration de son immense talent de guitariste. Cet album très
réussi ne sert pourtant que de parenthèse à Ian Carr, le temps que
les problèmes contractuels sur le nom de Nucleus soient résolus.
Ils vont prendre en tout dix-huit mois, repoussant la sortie de
'Belladonna' à la fin de l'année 1972.
Entretemps,
le jazz-rock a évolué, et s'est largement développé aux
Etats-Unis. Miles Davis a servi de mentor pour d'innombrables
musiciens qui ont joué avec lui. Mahavishnu Orchestra avec le
batteur Billy Cobham et le guitariste John MacLaughlin, Weather
Report avec le pianiste Joe Zawinul et le saxophoniste Wayne Shorter,
Return To Forever avec le pianiste Chick Corea, ou les Headhunters du
pianiste Herbie Hancock sont les têtes d'affiche des festivals de
jazz et de rock. C'est l'apogée du jazz-fusion.
Ravi
d'avoir les mains libres et d'avoir récupéré le nom de sa
formation, Ian Carr monte un nouveau Nucleus avec de multiples
musiciens. Brian Smith est toujours là aux côtés de Roy Babbington
à la basse, de Dave MacRae aux claviers, des batteurs Clive Thacker
et Tony Levin, et du trompettiste Kenny Wheeler. Ian Carr innove en
prenant une chanteuse sur certains thèmes : Norma Winstone,
alors enceinte jusqu'aux yeux. Le trompettiste a décidé de
s'inspirer de la mythologie grecque. Dépourvu de guitare, ce nouveau
Nucleus joue une musique plus feutrée. C'est un jazz électrique qui
s'éloigne du jazz-rock turbulent des débuts. Toutefois, quelques
beaux thèmes se distinguent comme 'Exultation' et 'Naxos'.
Enregistré en mars 1973, il est suivi d'un autre enregistrement en
août pour l'album 'Roots'.
La
musique reste toujours ancrée dans le jazz électrique, avec une
tendance à la mélancolie sombre dans les thèmes. La guitare fait
son retour, tenue par Jocelyn Pitchen. Les tempi se font plus
marqués, les références sonores tendent vers le funk des
Headhunters, mais aussi vers la musique brésilienne comme sur
'Whapatiti'. Le disque semble austère comparé à la luxuriance des
quatre premiers albums, pourtant 'Roots' se révèle à chaque écoute
grâce à des thèmes obsédants : 'Roots', 'Caliban' ou
'Southern Roots And Celebration'.
'Under
The Sun' en 1974 est un pas de plus vers le jazz-funk. La formation
est une nouvelle fois remaniée. Le fidèle Brian Smith est parti,
laissant à Ian Carr les commandes de Nucleus. Bob Bertles est au
saxophone, Gordon Beck et Geoff Castle aux claviers, Jocelyn Pitchen
et Ken Shaw aux guitares, Roger Sutton à la basse et Bryan Spring à
la batterie. Le chanteur Kieran White, ex-Steamhammer, vient poser sa
voix sur 'The Addison Trip'. D'excellents thèmes se distinguent :
le mélancolique et sombre 'New Life' ou le moite 'Rites Of Man'.
1975
voit Ian Carr plonger définitivement dans le bain du jazz-funk avec
deux albums, 'Snakehips Etcetera' et 'Alley Cat', tous deux produits
par Jon Hiseman. Carr conserve une formation resserrée de Nucleus
avec Bob Bertles au saxophone, Roger Sutton à la basse, Ken Shaw à
la guitare, Geoff Castle aux claviers, et Roger Sellers à la
batterie. 'Rat's Bag', 'Alive And Kicking', 'Rachel's Tune',
'Phaideaux Corner'… sont des monstres funk capables de donner le
change à Herbie Hancock ou Billy Cobham, avec toutefois cette poésie
typiquement anglaise qui plane sur les mélodies. On la retrouve
également dans ce que l'on appelle l'école de Canterbury, qui
regroupent de multiples musiciens mêlant rock progressif et jazz :
Caravan, Hatfield And The North, et Soft Machine qui en est à
l'origine. A la même époque, le groupe psychédélique s'est lui
aussi mué en formation de jazz électrique. John Marshall et Karl
Jenkins les ont rejoint en 1972, Allan Holdsworth en 1974. Sur
l'album 'Bundles', le thème 'Hazard Profile' ressemble fort à 'Song
For The Bearded Lady' de Nucleus : les deux morceaux ont été
composés par Karl Jenkins.
Après
une activité scénique limitée, Nucleus reprend la route à la fin
de l'année 1975 et une majeure partie de l'année 1976. Le contrat
avec Vertigo prend fin, et avec lui, l'une des périodes les plus
prolifiques du jazz-rock anglais. Le très bon disque enregistré en
direct 'In Flagrante Delicto' sort en 1977 chez Capitol, mais le punk
est arrivé, prenant d'assaut les salles de concerts de toute la
Grande-Bretagne. Le jazz électrique survit modestement en France et
en Allemagne, mais c'est la fin d'une période musicale riche et
audacieuse issue des idéaux de la fin des années 60. Ian Carr
s'éteindra en 2009. Il aura été l'auteur de biographies de Keith
Jarrett et Miles Davis qui font autorité dans le monde du jazz. Le
coffret paru chez Esoteric Records est une magnifique occasion de
redécouvrir l'oeuvre d'un musicien anglais essentiel.
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