"L'enregistrement
a été réalisée sur le vif, tel que le conçoit Hooker : en direct
en studio. "
JOHN
LEE HOOKER : It
Serves You Right To Suffer
1966
Nous
sommes à la croisée des Mondes. La musique subit actuellement une
mutation inédite, impactant jusqu'à ses racines les plus profondes.
L'électronique, les logiciels, les platines sont partout. Ils
dominent désormais la totalité de la production musicale actuelle,
que ce soit dans les musiques populaires comme dans chez les artistes
plus branchés. Les instruments électro-acoustiques sont désormais
réduits à une fonction quasi-décorative. Les musiques séculaires
du 20ème siècle, Jazz, Soul, Blues, Rock, ne réapparaissent que
sous formes de gimmicks grossiers ou de samples piqués sur
d'antiques albums vinyles. Les musiciens des années 60-70 sont
désormais devenus des reliques de l'Ancien Temps qu'on exhibe pour
construire une sorte de continuité artistique qui n'existe pas.
Rolling Stones, Paul MacCartney, Neil Young cherchent des successeurs
pour passer le témoin, l'héritage, mais il est déjà rangé dans
le grenier. Il ne peut pas y avoir de successeur, car le monde de la
musique, la manière de la faire et de la consommer ont
drastiquement changé. Nous sommes à l'heure du zapping, rien ne
s'écoute en profondeur, on se contente d'un refrain à chantonner,
puis on passe à un autre. L'album, l'oeuvre musicale n'existent
plus. Ce sont désormais des objets de nostalgies, des souvenirs que
l'on ravive afin de relever les compteurs. Les rééditions sont
achetées
par les amateurs désormais sexagénaires et par
quelques initiés trentenaires. Les générations suivantes se
repaissent d'Electro, de musiques urbaines, sonorités de leur
époque, sans se soucier si ces musiques disposent d'une âme. On
écoute en club, en soirée, sur son smartphone, d'une oreille
distraite.
On
ne cherche plus le sens profond d'une musique, ce qu'elle peut
véhiculer comme sentiments, quelle corde elle fait vibrer en nous.
Elle doit être clinquante et dansante, clichesque pour être
facilement assimilable. L'écoute de l'album, assis, concentré dans
son canapé, avec le casque haute définition sur les oreilles en
décortiquant la pochette est terminée. Notre monde est celui de la
consommation, et la Soul, le Jazz, le Rock et le Blues ne sont plus
qu'une affaire d'initiés barbants et grisonnants. Si
le refrain catchy n'arrive pas au bout d'une minute, on s'ennuie et
on zappe.
A
quoi bon un disque de Blues en 2017 ? C'est une question
quasi-philosophique. Je ne peux me résoudre à ce que cette musique
finisse dans les abysses de l'oubli avec une telle puissance
émotionnelle en elle. Quelle musique moderne a cette force humaine
intrinsèque
? Pas beaucoup assurément. Seul le Stoner-Rock et le Doom-Metal
poursuivent à leur manière l'oeuvre magique de la musique
ancestrale : véhiculer des émotions, faire ressentir la musique au
plus profond de l'auditeur, lui parler, aller chercher en lui ses
souvenirs, l'interroger, le faire voyager intérieurement. Y a-t-il
encore de la place dans le spectre sonore du 21ème siècle pour la
voix et la guitare de John Lee Hooker. Ce poète urbain, analphabète,
parfait autodidacte en tout, sut atteindre par sa sincérité le
coeur des mélancoliques du monde entier. Il y a toujours quelque
chose de nous dans la musique comme dans les textes de John Lee
Hooker. Ses constats simples, cinglants comme des coups de ceinture
sur la chair noire, ces sentiments humains qui se déchirent sous le
joux du quotidien, s'entrechoquent avec les joies brèves et
illusoires du sexe et de l'alcool. John Lee Hooker avait un coeur
immense, et l'oeil
acéré pour repérer la situation qui parle au plus grand nombre.
Au
début des années soixante, John Lee Hooker est un vieux routard du
Blues. Né en 1917, John Lee a cinquante ans, et déjà plusieurs
vies derrière lui. De ce pasteur qui lui enseigna les rudiments de
la guitare dans un jukejoint d'une plantation de coton vers Tupelo,
dans le Mississippi, jusqu'à ses premiers enregistrements à la fin
des années quarante, seul avec sa guitare acoustique et son mocassin
battant la mesure sur une planchette de bois. Il grave ses premières
chansons, devenues de véritables pierres angulaires du Blues : “Boom
Boom”, “Boogie Chillen”…. L'historien-musicologue retient
souvent cette période, celle où John Lee joue son Blues de la
manière la plus pure et la plus dépouillée, directement en
provenance du bayou.
Hooker
vit de boulots d'ouvriers, entre deux enregistrements pour des labels
foireux et quelques sets dans les clubs noirs américains le
week-end. A la fin des années cinquante, il ne se fait plus trop
d'illusions sur l'éventualité de percer un jour et devenir un
musicien professionnel. C'est au cours de cette période, résidant à
Detroit, et travaillant dans les usines automobiles de la ville qu'il
se convertit à l'électricité. Il branche sa guitare dans un
amplificateur, et fixe une capsule de bière sous sa chaussure pour
taper plus fort le rythme.
Le
Blues revient à la mode en Europe, grâce à quelques initiés
anglais, au début des années soixante. Alexis Korner et Cyril
Davies convertissent toute
une jeune génération de petits anglais à cette musique noire
américaine puissante, qui, couplée à la vivacité du Rock des
Beatles, pourrait donner des résultats particulièrement percutants.
Ainsi vont apparaître les Rolling Stones, les Pretty Things, les
Yardbirds, et puis tout le British Blues Boom. John Lee Hooker, par
son jeu électrique percussif, séduit les jeunes anglais, tout comme
le Blues de Muddy Waters et d'Howlin Wolf, les deux autres références
incontournables. John Lee signe avec la major MCA, et se voit confier
un groupe de jeune blanc-becs pour l'accompagner. Il poursuit alors
l'électrification de sa musique.
Cela
va bien évidemment diviser les amateurs, entre les puristes qui
trouvent inconcevables que Hooker puisse jouer sa musique avec un
groupe blanc sans la dénaturer. D'autres se réjouissent que le
bluesman puisse enfin accéder à un plus large public. Et John Lee
en est le premier satisfait. Il se voit accompagner par les meilleurs
groupes anglais en Europe : les Groundhogs, les Yardbirds, John
Mayall…. Il n'en revient tout simplement pas de soulever un tel
enthousiasme, lui qui n'est qu'un modeste musicien de Blues survivant
de petits boulots.
Si
il me fallait choisir un de ces excellents disques MCA, je choisirais
incontestablement Serve
You Right To Suffer
de 1966. Le son est sublime, l'accompagnement simple et juste. John
Lee Hooker est particulièrement mis en valeur : sa guitare est
prédominante, sa voix également. David Francis tient la batterie et
Milt Hinton la basse. Joseph Barry Galbraith vient seconder toute
en discrétion le patron. L'enregistrement a été réalisée sur le
vif, tel que le conçoit Hooker : en direct en studio. Une journée
suffira, le 23 novembre 1965, pour capter ces huit morceaux à New
York. Toute les compositions sont de Hooker, excepté un morceau Soul
de Berry Gordy : “Money”.
“Shake
It Baby” est un superbe Boogie, au tempo impeccable, sur lequel
Hooker montre toute l'étendue de sa maîtrise sur ce genre de
morceau. Il écrit ici les tables de la loi du Boogie qui serviront
aux Rolling Stones, à Status Quo ou à AC/DC. “Sugar Mama” est
une autre merveille, plus lente et amère, qui servira de matériau
de base à Rory Gallagher pour son trio Taste. Les Blues lents sont
tous sublimes : le poignant “Decoration Day”, “Serve You Right
To Suffer”… La reprise de “Money” est trépidante. Totalement
déconnectée
de sa source Soul Motown, Hooker conserve un trombone, mais en fait
un dangereux Blues rageur, s'appropriant avec talent le morceau, lui
qui rechignait à jouer les chansons
des autres. John Lee ne se sentait jamais plus à l'aise qu'avec ses
compositions. Il fallait que la chanson lui parle, qu'elle évoque
ses souvenirs afin de pouvoir s'y immerger totalement.
Par
la suite, les musiciens psychédéliques américains vont venir lui
prêter main forte : Canned Heat en 1970, Steve Miller et Al Kooper
en 1971, Van Morrison en 1972. John Lee Hooker va connaître une
renaissance populaire au cours des années 80 et 90, reconnaissance
tardive mais méritée d'un homme qui sut rendre magique chaque
disque avec ses chansons, sa voix et sa guitare inimitable.
tous droits réservés
1 commentaire:
Moi je n'ai pas trente ans Budgie! J'ai pas les cheveux gris non plus! J'écoute john lee Hooker depuis le lycée... Et cet été j'ai fait danser sur plusieurs de ses chansons ainsi que celle de junior kimbrough!! Faut oser l'imposer... mais ça reste une superbe musique pour danser! Alors certes ça déstabilise certains qui retiennent des chorées automatiques qui vont bien sur toute la merde électronique... Mais pour des gens qui laissent venir les émotions, c'est la meilleure des musiques... et je ne me fais pas de soucis pour le Blues! C'est lui qui résonnera quand on aura plus d'électricité pour maintenir cette aliénation... Et y a pas mieux qu'un couloir d'hôpital pour dégainer son harmonica et secouer d'un air à la little Walter, la mort triste qui y règne au risque de prendre un blâme! Parole d'infirmier! Bon courage Budgie et merci pour tes chroniques....
Pour ma part, de john lee hooker, le morceau dont je ne peux me passer ... tupelo mississippi... sur chill out ( qui contient Talkin' the blues et d'autres merveilles acoustiques...)
Enregistrer un commentaire