samedi 13 février 2016

ART BLAKEY AND THE JAZZ MESSENGERS AT THE JAZZ CORNER OF THE WORLD

ART BLAKEY & THE JAZZ MESSENGERS : At The Jazz Corner Of The World Vol. 1 & Vol. 2 1959
            Le Jazz est resté longtemps un monde mystérieux pour moi, celui des mélomanes, des esthètes. Mon père était amateur, et écoutait souvent la radio publique France Musique. Enfant, j’y entendais deviser les spécialistes du genre, cités des dates de session, des noms de musiciens, de clubs ou de studios. Et puis il y avait ces morceaux de musique fait de longues digressions de cuivres, de piano, de batterie et de contrebasse dont je ne comprenais strictement rien. J’en trouvais bien certains plutôt agréable à l’oreille, mais les commentaires érudits m’éloignaient à nouveau du genre, les trouvant trop hermétiques à mon goût. C’était une musique pour intellectuels que je n’étais pas, assurément. C’était aussi la musique à mon père, une génération qui avait vingt ans en 1960, qui fumait la pipe et lisait tous les jours de grands journaux écrits en tout petit comme le Monde. Je m’immergeai tôt dans le monde du Rock des années 70, à la recherche de l’étincelle électrique ultime, et laissai pour un temps de côté le monde feutré du Jazz.
            Il n’était pourtant pas bien loin, et deux évènements me rapprochèrent. D’abord l’achat d’un cadeau d’anniversaire de mon père : le coffret des sessions complètes de l’album « Bitches Brew » de Miles Davis. Ayant déjà croisé sa route à plusieurs reprises dans mes lectures sur Jimi Hendrix et le Rock Progressif, je le mis aussi régulièrement que mon père sur ma platine. Et découvrit bientôt que le Jazz fut aussi électrique, qu’il fricota avec le Rock, et qu’il existait même un courant spécifique du nom de Jazz-Rock. J’y fis quelques timides incursions, et y découvris des merveilles comme Mahavishnu Orchestra ou le Tony Williams Lifetime. Cela m’initia à l’écoute de formations Rock comme Soft Machine, dont l’empreinte Jazz était forte. Le second fut la découverte d’AC/DC période Bon Scott par mon père. Il alla un jour fureter dans mes disques, et décida de commencer dans l’ordre alphabétique. Il fut interpelé par la pochette de Let There Be Rock et le groupe sur scène avec cet écolier levant sa guitare au ciel. Il fut immédiatement séduit par le Blues hargneux du quintet australien, la rythmique impeccable et le swing de Phil Rudd. Et puis il y avait ce chanteur charismatique qu’était Bon Scott qui le toucha au plus haut point. Mon père ne comprenait pas un traître mot d’anglais, mais avait distingué tout ce qu’exprimait Scott dans ses paroles : les galères, la dureté de la vie. Nous passâmes plusieurs longues soirées à écouter du Hard-Blues en épongeant divers digestifs, ce qui me permit de lui faire découvrir Savoy Brown, Peter Green’s Fleetwood Mac et Led Zeppelin, et lui d’évoquer les musiciens de Jazz à qui cela lui faisait penser. Inévitablement, plusieurs noms atterrir dans mon cortex, à commencer par John Coltrane pour Soft Machine, que je découvris par l’énivrant Olé de 1960.
            L’immersion dans le genre est somme toute récente, de par une inattendue soif de découvertes musicales issues de connexions plus ou moins larges avec certains musiciens et groupes dont je suis désormais friand. Je savoure depuis quelques temps Thelonious Monk ou Charles Mingus à la hauteur de leur valeur musicale, immense. J’alterne bien sûr tout cela avec une bonne dose de Rock’N’Roll, histoire de faire une pause dans cette musique riche, et permettre à mes oreilles de se reconnecter avec des sonorités plus directes. Ce qui est drôle, c’est que le Rock est devenu une musique de spécialistes comme l’était le Jazz il y a quelques années. Et comme ce dernier, on devise sur les sessions, les périodes ou tel et tel musicien est venu se joindre à un grand groupe pour quelques mois, et peser l’impact de son passage sur tel ou tel disque. Il ne manque plus que la pipe, mais j’ai arrêté de la fumer il y a trois ans de cela. Et les musiciens Rock survivants des années 70 ont désormais l’âge des grands musiciens de Jazz il y a vingt ans. Comme pour le Jazz, on aura fini par sodomiser des diptères en dissertant sur les albums, alors que cette musique était avant tout celle de l’anticonformisme et de la liberté. Détail amusant dans le Jazz, c’est que la plupart de sessions sont documentés. Contrairement au Rock dont les répétitions ou sessions de travail ne sont pas systématiquement enregistrés, les musiciens de Jazz passaient tous par la case studio afin de mettre sur bandes leurs idées, même si cela ne devait pas forcément faire l’objet d’un disque dans l’immédiat. L’objectif était clairement de capter la magie de l’instant, celle ou le thème d’origine sur lequel improvisent les musiciens devient un morceau abouti, palpitant de bout en bout. Concentrés, cherchant le meilleur, toutes les interprétations étaient donc enregistrées afin de conserver la meilleure prise, voire d’en fusionner plusieurs pour constituer la version finale. Les instruments n’étant pas électriques ou amplifiés, seuls l’interprétation et l’acoustique du studio pouvaient modifier le son de l’enregistrement. Ce qui faisait la grande force du Jazz, c’était le travail acharné afin d’obtenir la meilleure cohésion, ce qui fait que chaque session studio, chaque enregistrement sur scène capte un instantanée d’inspiration pure susceptible d’être réutilisé un jour. Les discographies de musiciens de Jazz recèlent ainsi des dizaines de disques live ou en studio constitués d’archives issus des bandes enregistrées pour produire un album.
            Dans la constellation magique du Jazz, j’ai fait la connaissance d’Art Blakey. Mon père me parlait souvent de lui lorsque nous évoquions les grands batteurs de Rock, John Bonham ou Ian Paice en tête. Lui et ses Jazz Messengers laissèrent une empreinte marquante dans le circuit des concerts de Jazz des années 50 et 60 par leurs prestations enflammées faites d’un swing appuyé et puissant. Blakey tourna beaucoup, et ses Messengers furent le groupe de sa vie, celui avec lequel il tourna presque toute son existence, là où des musiciens comme Coltrane, Monk ou Davis se lassaient au bout de quelques années de leur quartet ou quintet afin de rechercher de nouveaux sidemen et par là même, de l’inspiration. Les Jazz Messengers de Art Blakey était en fait une formation mouvante, dans laquelle se succédèrent de nombreux jeunes instrumentistes venus se faire les dents avant de gravir les échelons de la hiérarchie Jazz en rejoignant un musicien plus réputé ou en formant leur propre groupe. Citons en particulier Wayne Shorter, qui avant de travailler avec Miles Davis puis monter Weather Report, fut soliste chez Art Blakey en 1960.
            Est-ce pour cela que les Messengers conservèrent cette fougue incroyable tout au long de leur carrière, alimentés en permanence de chair fraîche ? Ou est-ce parce que Blakey était un batteur incroyable, doté d’une pêche monumentale ? Un peu des deux, assurément. Art Blakey And The Messengers, c’est un peu le Hard-Rock du Bop, toujours lancés à plein régime, dans une fulgurance de solos échevelés portés par une batterie puissante. La scène était assurément leur meilleur terrain de jeu, et la découverte d’un disque en concert était la meilleure porte d’entrée. Sur presque quarante années de carrière, il y en a bien évidemment des dizaines. Mais sil faut distinguer un firmament créatif, c’est bien la fin des années 50 et le début des années 60. Un petit concert de 1959 devrait donc être paré de toutes les qualités requises.
            Art Blakey a quarante ans et une belle carrière de sideman derrière des musiciens comme Fletcher Henderson ou Horace Silver, carrière qu’il poursuit d’ailleurs en parallèle des Messengers. Il a fondé ces derniers au milieu des années 50 afin de pouvoir développer ses propres idées et ne plus dépendre des autres . Si il continue à jouer pour d’autres, il choisit ses interventions, le fait avec parcimonie, et pour son plaisir. Kenny Burrell, Miles Davis, Thelonious Monk, Elvin Jones et Bud Powell loueront ainsi ses services prestigieux, la réputation du bonhomme n’étant plus à faire. Sa grande qualité est de pouvoir jouer de la batterie de manière extrêmement puissante, en tant que leader comme en tant que musicien d’accompagnement au service des autres. Art Blakey n’est pas doté d’un égo surdimensionné qui portera préjudice à sa carrière, et lui permettra de laisser derrière lui une prestigieuse discographie dans laquelle il est bien difficile d’écarter quoi que ce soit.
            En 1958, il stabilise ses Jazz Messengers autour de Lee Morgan à la trompette, Bobby Timmons au piano et Jymie Merritt à la contrebasse. Hank Mobley reprend sa place au saxophone ténor en 1959 après l’avoir laissé un an, et c’est ce quintet qui monte sur la scène du club Jazz Corner Of The World. Il existe un autre set qui paraîtra quelque temps plus tard, mais c’est véritablement celui-ci qui me fit instantanément adoré les Jazz Messengers. La grande force de leur Hard-Bop est la puissance incroyable du jeu de Blakey, profond, percutant, portant toute la dynamique musicale sur ses seules épaules. Il serait injuste de ne pas mettre en lumière la contrebasse de Merritt, implacable, sourdant derrière les caisses du patron. Les solistes n’ont plus qu’à se relayer sur les thèmes du groupe, faisant de chaque morceau un festival de virtuosité mélodieuse. Car ce qui fait l’atout majeur des Messengers, c’est leur cohésion, la même que celle du Quartet de John Coltrane durant la première moitié des années 60.
            Leur musique n’est sans aucun doute pas la plus innovante du moment. Charles Mingus et Miles Davis sont déjà allés plus loin en termes d’inventivité. Mais le groove féroce, le swing imparable de la musique, en font les Status Quo du Jazz Hard-Bop, implacables, sans concession, mais totalement irrésistibles. Ne minimisons pas la créativité de Blakey, qui fut l’un des pionniers de la fusion du Jazz américain avec les rythmes africains, nord-africains et sud-américains sur des disques comme Night In Tunisia, au nombre de deux, en 1958 et 1960, ou les deux volumes de Holiday For Skins. Blakey était un percussionniste, passionné de rythmes, mais il n’aimait rien moins que de faire danser son public en concert, ce qu’il affiche clairement en invitant l’audience du Jazz Corner Of The World à taper des mains, des pieds, et de d’oublier les soucis pendant le set. Le quintet va alors arracher le bitume une heure et demi durant en de fulgurantes improvisations pétries de swing incandescent et de boogie échevelé. « Hipsippy Blues » et « The Justice » démarrent le set à pleine vitesse. « Close Your Eyes » se fait plus délicat, mais reste tout aussi entraînant. Le thème de ce dernier est une merveille qui accroche le cœur, et ne lâche l’auditeur durant les presque onze minutes de son somptueux déroulement. Si « Just Coolin’ » retrouve la frénésie des deux morceaux d’ouverture, « Chicken An’Dumplins » développe un tempo Soul, celui que l’on retrouvera chez James Brown, d’une classe folle. Chaque impact sur les peaux de la batterie de Art Blakey est un délice. On l’entend râler en tapant sur ses caisses durant ses chorus, possédé. « M&M » est un boogie redoutable, endiablé, et « Hi Fly » un Blues scintillant. « The Theme » est une nouvelle improvisation soyeuse avant l’explosion finale de « Art’s Revelation ». Il est bien difficile de mettre en avant un morceau plus qu’un autre, car la cohésion du groupe comme des morceaux est impeccable, offrant un set compact et sans le moindre temps mort. Le son est exceptionnel, vivant, chaud, comme si l’auditeur se trouvait dans la salle. C’est d’ailleurs incroyable qu’une captation sur scène d’un tel âge ait pu être à ce point excellente.
            Cet album m’ouvrit véritablement au Jazz de Art Blakey, pour lequel je vous une admiration sans borne. Tout ce que j’ai pu écouter de lui m’a enthousiasmé au plus haut point. Son énergie, son punch de percussionniste hors pair rend sa musique incroyablement plaisante, jamais ennuyeuse, pleine de rebondissements. Il était un stakhanoviste surdoué, terriblement sympathique, se démarquant des angoisses existentielles des grands innovateurs du genre. Mais il apporta à sa façon de grandes idées, et offrit sur un plateau d’exceptionnels musiciens pour d’autres, fantastique école du groove.

tous droits réservés

6 commentaires:

RanxZeVox a dit…

Tu parles de sessions, et justement je réfléchissais à un papier sur Elvis Presley en prenant cet angle. Le fait qu'il n'a jamais, ou quasiment, enregistré un album pensé comme tel. Sa façon de faire, comme pour beaucoup de pionniers, était de sélectionner un répertoire, puis les meilleurs musiciens pour l'interpréter, et le studio le mieux adapté pour capter le son voulu, le feeling. Ensuite, il livrait ce dont il était satisfait à la maison de disque et elle se démerdait pour le vendre sous la forme qu'elle voulait.
Une façon de faire venue du Jazz.

Pour moi, ce fut le film Bird qui me fit me pencher sur la question. Count Basie, Duke Ellington, Dizzy Gillespie, Fats Waller, Louis Armstrong, West Montgomery, Cab Calloway, Bird aussi bien sur, j'en suis resté là, sur cette période. Le Swing, le BeBop, ça me va. L'évolution du truc dans les années 60, moins.

Je vais suivre tes pistes. Et aussi, essayer enfin de trouver le temps de lire Moins qu'un chien de Charlie Mingus, que l'on m'a conseillé, il y a 30 ans de ça, et que j'ai toujours pas pris la peine d'acheter, alors qu'il me tend les bras régulièrement. Je me suis toujours un peu dit que le Jazz (comme éventuellement le Classique) je garde ça pour mes vieux jours. Et ils approchent à grand pas ))))

Pascal GEORGES a dit…

Très agréable de trouver Blakey ici...

Night in Tunisia a été l'un des standards que j'ai le plus joué en groupe à l'époque où j'étais batteur et Blakey figurait parmi mes idoles, je suis allé l'écouter en concert de nombreuses fois, avec les frangins Marsalis, avec Blanchard Harrisson, etc... il passait régulièrement au festival de jazz de Grenoble et je ne le loupais sous aucun prétexte...
Je reste encore fasciné par sa frappe, ses roulements, son chabada quasi schuffle et ce visage avec la langue sortie jubilant de toute cette jeune génération qu'il a tout de même contribué à lancer au devant des scènes internationales.
Les Messengers c'était l'école, l'université du jazz pour les jeunes en devenir.
Je prononce son nom et j'ai encore la Blues March en triolets et flas qui me vient en baguettes, un de ces moments où tradition africaine, marching band et jazz se mélangent en une subtile et tonique alchimie.
Mon père aussi écoutait les Messengers, il m'a beaucoup emmené ado aux concerts jazz de la ville de Grenoble.
J'y ai vu Blakey avec lui, mais aussi Elvin Jones, Sam Rivers, Max Roach et puis j'y ai fait des stages avec Daniel Humair, qui m'a énormément appris et pas qu'en batterie, surtout en musique...
A chaque fois que Art Blakey passait en Rhone Alpes on faisait le déplacement car le charisme du personnage nous fascinait.
Les albums sont extraordinaires (j'en ai un paquet...), mais en concert c'était à chaque fois inoubliable.

Bon, un peu de jazz chez toi, avec la page souvenirs, c'est très agréable.
Justement je vais m'en sortir un... un bail que je ne l'ai pas écouté...

merci.

Julien Deléglise a dit…

Mingus, je m'y suis plongé sérieusement il y a peu. Je pensais aussi comprendre cela pour mes vieux jours, mais il s'avère que cela m'a touché avant. Ça a tilté, je sais pas exactement pourquoi. J'écoute toujours du Rock, hein, et d'ailleurs je réécoute du Thrash en parallèle. On se refait pas ;-)

Julien Deléglise a dit…

Merci Pascal. Mes premiers concerts, c'était du Jazz, notamment. Le tout premier, c'était Nougaro en 1988 à Lons. Et on l'avait croisé dans les rues la veille. On avait échangé deux mots. Il y avait aussi Ahmad Jamal, dont je garde un grand souvenir même si je ne pipais rien à la musique. Ça a vraiment percuté il y a peu, et Blakey m'a vraiment ébloui.

RanxZeVox a dit…

Je viens de voir la pochette de Manilla Road dans la marge du blog. Je l'avais ce vinyl, et quelques autres d'eux. C'était l'époque Mercyful Fate, Blind Fury et compagnie, mais Manilla Road avait un truc en plus, une barbarie. Voila des disques que je regrette d'avoir vendu, que je serais curieux de réécouter aujourd'hui.
D'ailleurs je vais le faire. C'est bien pour ça l'internet.
O putain, Manilla Road. Merde alors.

Julien Deléglise a dit…

Manilla Road, je tourne autour depuis des années. Comme tu le dis justement, le net m'a permis de jeter une oreille neuve dessus, et certaines choses sont vraiment biens. J'ai acheté un live paru en 2005 du nom de "After Midnight". C'est un set pour une radio locale qui date de 1979 juste avant la parution du premier album. Le son est un peu brut, mais la musique est excellente, entre Rush, Black Sabbath et Foghat. C'est parfois encore maladroit au niveau composition, mais je trouve ce disque hautement sympathique.