vendredi 8 mai 2015

STATUS QUO 1972

"En 1972, Status Quo est à un tournant de sa carrière."
STATUS QUO : « Piledriver » 1972

Les mains dans les poches, en visite sans but réel dans l'espace culturel d'une grande surface, je déambule dans les rayons dits de variétés internationales. Mes yeux se perdent sur les pochettes d'albums aussi abscons qu'étrangers pour ma culture personnelle. Bien qu'ayant gardé plus ou moins de bon gré une oreille sur ce que le merveilleux monde de la musique des années 2010 peut offrir, je reste totalement hermétique à ces sonorités électro-pop-dance creuses.
Mon regard se fixe un instant sur les rééditions des albums de Led Zeppelin, graals absolus et ultime sensation musicale issue des merveilleuses seventies, alors que les derniers vétérans de cette époque s'enfonce dans une douce retraite bien méritée. Le milieu de la musique, lui, cherche tant bien que mal à raccrocher ses noms modernes à ce prestigieux passé, de manière totalement artificielle, sentant bien que la connexion ne se fait pas, ou mal. Lorsque Jimmy Page annonça qu'il s'était lancé dans la réédition ultime du catalogue de SON groupe, Led Zeppelin, avec inédits et tout, le monde du Rock frissonna un instant. Toutes les espérances mues en fantasmes refirent surface, des fameuses bandes de concerts miraculeux à de fabuleux morceaux totalement inédits, au moins aussi fabuleux que ceux des disques originaux. La déception fut grande lorsque l'on découvrit que Page n'avait pas grand chose sous la main. Rien de complètement inutile, forcément, mais rien de brillantissime non plus. A part cette bande enfin remasterisée du concert de l'Olympia en 1969, et un blues, on ne découvrit que des versions de travail, des essais, rien de bien extraordinaire au final. Led Zeppelin utilisait toute sa matière en studio. Et les bandes de concerts avaient bel et bien disparues suite à leur vol et leur dispersion auprès des bootleggers par l'ex-femme de Page lorsque ce dernier nageait en pleine héroïne dans les années 80. Pourtant, la réécoute d'une version propre, totalement mixée par M. Page de « Physical Graffiti » me tenta bien, un peu par dépit, parce que je n'en avais qu'une pauvre version cd des années 90 au son moyen. Et puis je suis tombé sur ce disque.
Ou plutôt sa version dite deluxe : beau coffret cartonné, et deux cds, dont la plupart du temps de vrais inédits et des enregistrements en concerts majestueux. En l'occurrence ici des séances à la BBC absolument impeccables et trépidantes. Et qui plus est, il s'agissait d'un disque capital pour moi. Sa réécoute me fit presque pleurer, tous ces souvenirs qui remontèrent à la surface. Ce fut ma découverte du vrai Status Quo, pas celui de « In The Army Now ». Ce fut aussi celui de l'univers du disque vinyl avec ses grandes pochettes cartonnées bourrées de couleurs vives et de photos de concerts un peu floues, le son chaud, et du coup, la découverte que le son des rééditions en cd de l'époque était épouvantable. Je me souviens des recherches dans les grands bacs de disques, la poussière du temps sur les tranches, l'odeur, tout ce monde merveilleux de musique qui s'ouvrait à moi. Ce fut aussi les émissions de Rock avec des copains sur une petite radio locale, une fois par semaine et en nocturne, une fois par mois. Nous passions du Rock, du Blues, de la Soul, et finissions la nuit vers 6h, seuls dans les studios, avec un grand verre de Jack Daniels, toujours le dernier, en écoutant ce « Pildedriver » à fond la caisse. Là, dans la ville de mon adolescence, je me souvenais de tout cela, de ces bons moments, partis, enfuis avec le temps, et nos vies qui se sont séparés à tous, avec plus ou moins de fortune. Le disque dans les mains, à la vue de mes déboires actuels, je me remémorai que finalement, j'en avais fait des choses sympas durant mon existence. Et qu'il était temps que je ressente à nouveau le plaisir qui était celui de ces années-là en retrouvant un peu d'insouciance et de sérénité. Les retrouvailles avec ce bon vieux copain qu'était « Piledriver » me firent un bien immense, entre nostalgie et plaisir intact. Parce que je les connais par cœur ces morceaux, entendus des milliers de fois en voiture, en soirée avec des amis, ou seul chez moi. Le plus dur fut le constat, au travers de l'émotion intacte de son écoute, que j'étais dans un état psychologique déplorable.
Celui des membres de Status Quo en 1970 était sûrement le même. En 1968, Status Quo est un quintet anglais composé de Francis Rossi et Rick Parfitt aux guitares et au chant, d'Alan Lancaster à la basse et au chant, de John Coghlan à la batterie et d'un pianiste du nom de Roy Lynes. Ecumant les clubs pop depuis 1962 sous le nom des Spectres puis de Traffic Jam, le groupe se stabilise en 1967 et signe un contrat chez Pye Records. Il publie un premier album au nom imprononçable , « Picturesque Matchstickable Messages From The Status Quo » en 1968, et un premier single, « Pictures Of Matchstick Men ». Ce dernier devient un hit en Grande-Bretagne, ainsi qu'en Europe du Nord, ce qui permet à Status Quo de devenir célèbre après des années d'efforts. Le second simple, « Ice In The Sun », suit le même chemin, et donc, c'est confirmé, le quintet est une star de la pop.
Car Status Quo pratique un rock psychédélique sympathique et planant, dans la lignée, presque dépassée de la scène anglaise de l'époque : Move, Beatles, Traffic, Yardbirds. Sauf que les ventes d'albums ne suivent pas vraiment, et la publication du second album, « Spare Parts » en 1969, dans la même tonalité, est un four commercial et artistique cuisant. Status Quo, dont l'équilibre musical était déjà fragile, devient totalement paria sur la scène musicale de son pays. Impossible de trouver des concerts, et Pye ne fait rien pour arranger la situation, trop occupé à encourager ses poulains les plus brillants : les Kinks.
Courant 1970, Status Quo jettent les chemises à jabots et la laque lissante à la poubelle.
Progressivement, le groupe se refait un répertoire, à base de ce qu'ils aiment vraiment : du Rock et du Blues. La reprise de « Roadhouse Blues » des Doors ou « Lazy Poker Blues » de Fleetwood Mac remplacent les vieux tubes pop éculés. Cette direction ne sied guère à Lynes qui s'en va fin 1970, et le quatuor mythique est désormais en place.
Afin de faire connaître son nouveau répertoire, un nouvel album est rapidement enregistré : « Ma Kelly's Greasy Spoon » en 1970. Brillant à bien des points, il voit les musiciens se lancer dans la composition de morceaux originaux, avec une prédominance pour le duo Francis Rossi /Bob Young (qui joue de l'harmonica en studio) et Alan Lancaster. Status Quo joue partout où il le peut, et les concerts commencent à affluer. « Dog Of Two Heads » paraît en 1971 et entérine la direction musicale du quatuor : un blues-rock teigneux et efficace, ce que l'on qualifiera pour résumer de hard-rock boogie. Car si les musiciens ne sont pas de grands virtuoses, ni de fabuleux chanteurs, ils sont un groupe soudé, à l'énergie et à l'enthousiasme débordant.
En 1972, Status Quo est à un tournant de sa carrière. La liste des concerts se remplit, la vente des disques redécolle, en particulier grâce à deux simples, « In My Chair » et « Down The Dustpipe ». Mais Pye ne montre toujours pas un enthousiasme débordant à les soutenir, et ce depuis que le band était au plus bas. De plus, l'image de la maison de disques brasse trop de mauvais souvenirs pour les quatre musiciens, qui voit en elle tout le symbole de plusieurs années de galères douloureuses. Un concert furieux en pleine journée, faisant trépigner de plaisir des milliers de gamins sous la pluie, au festival de Reading en août 1972, convainc Vertigo de signer Status Quo.
Dés le mois de novembre, le Quo s'installe en studio et enregistre huit morceaux, dont beaucoup figurent déjà à la set-list du groupe depuis plusieurs mois et rendent fous le public. Expérimenté sur les deux précédents disques, ils vont appliquer une formule musicale qui va devenir leur marque de fabrique absolue : des riffs à base de blues, joués à plein régime, soutenus par une basse râpeuse et une batterie puissante, appuyant le tempo comme un marteau sur une enclume. Cette formule confine à l'entêtement possédé. Elle est par ailleurs en fait déjà éprouvée par un immense pionnier du Blues : John Lee Hooker, et ses boogies rageurs qu'il plaque de ses gros doigts cabossés par le travail de la journée, frappant du pied le plancher pour marquer le tempo. Status Quo reprend ce son magique, et lui injecte toute la folie du Rock anglais. Francis Rossi brode des chorus sur ce tapis musical rageur. Trois chanteurs se partagent le micro, en solo ou en choeurs, avec des registres plus ou moins similaires, un peu plus rugueux pour Lancaster. Finalement, on y retrouve en partie ce qui fit le succès des Beatles au milieu des années 60 : des mélodies entraînantes, et des voix claires chantant à l'unisson sur les refrains, comme sur leur premier vrai tube : « Paper Plane ». Si ce n'est que les guitares suspendues sous le bras et les petits costumes français ont été remplacés par des Fender Telecaster et des Gibson Junior portés sur les genoux, et des jeans et des tennis crades.
Car Status Quo revient de l'Enfer, d'un sacré merdier. Alors les fringues, c'est les leurs de tous les jours, et les mêmes que celles du public. Un public ouvrier, prolétaire, qui a besoin de se défouler sur de la musique simple et efficace. Pas de chichis, pas de synthétiseurs de frimeurs, pas de capes sur scène. Quatre mecs chevelus, des amplis, des guitares, des caisses de batterie toutes râpées et c'est parti. Et cette fois-ci, Status Quo veut un disque qui est le vrai reflet de ce qu'ils aiment et de ce qu'ils jouent tous les soirs sur scène. « Piledriver » sera ce disque. Un concentré d'énergie, certes, mais pas dépourvu de nuances et d'une certaine nostalgie. Ils n'ont certes en moyenne que vingt-quatre ans d'âge, mais déjà de la bouteille, et un paquet de déconvenues au compteur. Le business, la frime, ils ont connu, ils savent que tout cela n'a aucun intérêt. Il faut rester proche de l'os du Rock. Les concept-albums, ce ne sera pas pour eux. On leur reprochera beaucoup de toujours jouer plus ou moins la même formule musicale durant les dix années à venir. Pas de surprise, pas d'ambition. Mais lorsque celle-ci sent le concept ampoulé sur le Roi Arthur avec orchestre symphonique, il est parfois bon de garder quelques repères. Comme AC/DC et Motorhead plus tard, Status Quo, restera jusqu'au début des années 80 le repère vital d'un rock énergique, simple et sans fioriture. Un truc que même les Punks peineront à faire plus de deux ans. Et puis en fait, les Ramones deviendront un peu les Status Quo du Punk.
Finalement, on pourrait aussi dire que le genre boogie un peu rétro est dans l'air du temps en 1972 : le glam-rock explose avec Sweet, T-Rex et Slade. Des thèmes simples, inspirés du rock'n'roll des pionniers, un peu braillards, un peu paillards, sous un vernis de paillettes et d'ambiguité sexuelle. Mais Status Quo est plus à chercher du côté de Creedence Clearwater Revival, pour son côté Blues prononcé, son goût pour une certaine brutalité musicale, qu'il démultiplie par rapport au quatuor américain en poussant les amplis à fond la caisse. Une formule magique donc, qui va briller durant une décennie, et continue à faire taper du pied les anglais, dont Status Quo est une institution musicale. Le Prince Charles en est même un fan au point de les avoir exigé en ouverture du Live Aid en 1985 alors qu'ils étaient séparés depuis quelques mois. Un partie du Rock anglais tentera de poursuivre cette voie ouverte par le Blues anglais, à commencer par les Stones post-1968, mais aussi les Faces ou Ten Years After. Pourtant aucun n'atteindra un tel degrés d'efficacité et d'apparente simplicité qui sera celui de Status Quo. Et qui en fera son héritier le plus sous-estimé musicalement parlant.
Mais nous n'en sommes pas là. Nous sommes en 1972, où tout commence vraiment. Où Status Quo prend pleinement vie. Un riff rugueux, débraillé, et puis une rythmique médium lourde envoie « Don't Waste My Time » dans les enceintes. Un blues-rock nerveux, puissant, lourd. Lancaster, Coghlan et Parfitt enfoncent le pieu du riff blues. Son écoute en est presque une caricature, tellement elle est évidente. Mais elle est parfaitement irrésistible. Et c'est cela qui est très fort chez Status Quo. Rossi ne chante pas comme un bluesman, le gosier embrumé par la cigarette et le whisky, ni comme un hurleur de hard-metal comme Plant ou Rodgers. Il a cette voix claire, simple, juste, sympathique. Elle contraste fort justement avec la rudesse de la musique, implacable.
« Oh Baby » qui suit continue à me faire rire à chaque fois que je la chante à tue-tête dans la voiture. Un tempo rapide, une atmosphère un peu blême de rupture, et puis il y a ces voix qui chantent ce texte un peu con, avec une poignée de mots. Comme un pauvre type qui vient de s'engueuler avec sa gonzesse, et qui ne sait pas trop quoi dire pour se rabibocher sans avoir l'air trop niais. J'essaie d'être gentil, mais vue la musique, c'est la locomotive à vapeur à l'intérieur. Entraînant, furieux, il permet à Rossi de décocher un superbe solo avant que les deux guitares et la basse jouent un thème entêtant en fin de refrain. Le petit texte est d'ailleurs répété deux fois, comme un leitmotiv désespéré.
Suivant ces deux furieux morceaux de boogie furieux, Status Quo entame un morceau en forme de blues aux réminiscences un peu pop : « A Year ». Un arpège de guitare, quelques petites notes en chorus, quelques roulements de toms, et le constat triste d'une année enfuie. Le morceau s'accélère, permettant aux guitares de s'envoler tout en retenue mélancolique. « Unspoken Words » est un vrai Blues au sens propre du terme, comme les groupes anglais du British Blues Boom le pratiquaient. Un accord simple, une guitare soliste, un tempo discret, presque jazz. Il rappelle d'ailleurs « Need Your Love So Bad » de Fleetwood Mac, les cordes en moins, la rudesse prolétaire en plus. Se mesurer au toucher légendaire de Peter Green n'est pas une mince aventure pour Rossi, qui s'en sort avec talent et modestie. J'aime bien la tristesse contenue de ce morceau, qui fait partie de ces titres qui m'ont vraiment fait apprécier le Blues à sa juste valeur, comme le fit « I Can't Quit You » sur le « I » de Led Zeppelin.
Retourner le disque vinyl permet de repartir avec « Big Fat Mama ». Status Quo franchit une étape supplémentaire dans son approche du blues-rock boogie. Si les deux premiers morceaux étaient relativement proches de ce que l'on pouvait écouter avec des formations comme Savoy Brown, « Big Fat Mama » est la démonstration de l'énergie démoniaque qu'insuffle ce groupe à cette musique séculaire et presque archi-usée en cette année 1972. Démarré du Blues et du Jazz à la fin des années 60, il était parti dans de grands délires progressifs. Le Glam était une sorte de retour aux sources du Rock'N'Roll pionnier, qui fera en partie émerger le Punk. Mais il était bien trop ambigu pour plaire à un public masculin qui lui préférerait plus tard le Pub-Rock de Dr Feelgood ou du Tyla Gang. On se rend compte finalement combien Status Quo a su être un héritier, un catalyseur, et un repère dans la musique Rock anglaise, malgré toutes les modes qui se suivirent sur toutes les années 70. On retrouve cette finesse pop comme sur « All The Reasons », dopé par l'énergie et l'électricité des guitares, et la férocité du blues-rock séculaire, aussi rabâché que jouissif.
« Roadhouse Blues » des Doors clôt ce magnifique disque de manière magistrale. Je l'ai toujours trouvé supérieure à la version originale, comme l'était celle de « Highway 61 Revisited » de Bob Dylan par Johnny Winter. Il y a cette folie supplémentaire qui emmène l'auditeur dans une sorte de transe totale durant sept minutes et trente secondes. On sent ici toute la cohésion des musiciens, et le travail effectué sur ce morceau durant les années de pain noir. Chacun se répond en une fraction de seconde à chaque petite improvisation, en un regard. Les guitares de Parfitt et Rossi sont en harmonie sur les chorus et sur les riffs. Lancaster et Coghlan jouent une rythmique impeccable, au point de confondre toms et cordes de basse. Ces dernières qui claquent de plus en plus forts au fur et à mesure du morceau. Bob Young abat un travail miraculeux à l'harmonica, se transformant en une troisième guitare. La tension monte progressivement, chaque instrument se répondant par de petites notes et coups de caisses en forme de défi. Le final explose avec Lancaster qui hurle « Save Our City », ployant sous la colère de cette ville de province moite gangrénée par l'ennui. On y sent autant la détresse des banlieues d'Oakland que de Sheffield.
Status Quo tient avec « Piledriver » son album, celui qui va tout déclencher. Il va se classer à la quatrième place des charts anglais, et le simple « Paper Plane », 8ème. Ce succès va permettre au groupe de tourner dans toute l'Europe, car cette dernière succombe aussi, notamment en Allemagne et en France. Cette dernière, qui avait deux trains de retard sur la musique Rock, avait enfin entre les mains un groupe capable de lui faire comprendre le message. La simplicité des musiciens, à des années-lumières des rock-stars frimeuses, fera le reste. « Piledriver » offrira un premier échappatoire à un public banlieusard qui s'emmerde en écoutant Claude François et Michel Sardou.
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1 commentaire:

Left Blank a dit…

Excellent article ! J'adhère totalement, pour avoir vécu cette même expérience avec cet album fabuleux !