mercredi 31 décembre 2014

SPOOKY TOOTH 1969

"De toutes ces qualités musicales se déroule un voyage merveilleux entre campagnes anglaises, grisaille urbaine, et désert californien."
SPOOKY TOOTH : « Spooky Two » 1969

Le diamant craque sur le sillon de vinyl noir. Une batterie retentit, rythmique métronomique, souple et élégante. Le douce chaleur du feu de bois émane du poêle. Il fait bon dans la maison. Je respire l’odeur de vieux carton de la pochette. J’admire ces photos sépias, ce noir et blanc un peu passé, tournant vers le bleu-violet. Et cette photo avec ces visages sereins et souriants. Ce sont ceux d’une autre époque, sans doute plus prometteuse que la nôtre.
 Ce disque s’appelle « Spooky Two », il date de 1969, et son auteur est le groupe Spooky Tooth. Mon premier contact avec ce quintet anglais fut leur reprise de « I’m The Walrus » des Beatles. Je fus époustouflé par cette version Blues lourd. Entendue à la radio, je ne compris pas le nom du groupe. Il faut dire qu’à quinze ans, un blaze pareil.... J’achetai quelque temps plus tard ce disque, et devint un fan accompli de Spooky Tooth. Ce groupe n’est ni le plus virtuose, ni le plus heavy, ni le plus spectaculaire de son époque. Il se dégage pourtant de sa musique un incroyable charme, et une qualité musicale indiscutable.
Spooky Tooth fit partie des pionniers de la heavy-music avec Mott The Hoople et Vanilla Fudge. Plus tout à fait Blues, pas encore totalement Hard-Rock, ils furent de ceux qui mélangèrent Blues-Rock anglais et prémices du Rock Progressif, tout en alourdissant le son. Par la suite, il fallut choisir son camp entre Led Zeppelin et King Crimson, mais pour l’heure, nous en sommes encore à la croisée des chemins. C’est sans doute cela qui rend cette musique si unique, si originale, en perpétuelle évolution. 
Il y a en outre la qualité de chaque musicien. Tous ont une réelle personnalité musicale : Mike Harrison et sa voix profonde, Greg Ridley et sa basse puissante, Luther Grosvenor et ses accords Blues teigneux, Gary Wright et ses claviers inspirés et riches. Ce dernier chante également, parfait contre-point vocal de Harrison. Et puis il y a Mike Kellie. La batterie de Mike Kellie plus exactement. Ce type me fascine à chaque écoute. J’adore son jeu gracile, ses roulements francs, tout en nuances, et ce maintien permanent dans le tempo. L’homme a pourtant une frappe plutôt lourde, qui ouvre la voie de John Bonham. Les deux hommes se sont sans doute croisés sur quelque tournée, lorsque le futur batteur de Led Zeppelin officiait avec Joe Cocker. Mike Kellie semble porter à lui seul la musique. Il semble que quoi qu’il joue, le résultat sera bon. Il faut dire aussi qu’il m’arrive de rester totalement concentré sur son jeu, au point de ne plus entendre le reste. Je reste fasciné par la subtilité de cette violence contenue. On sent que tout pourrait exploser, mais chaque phrase est ponctuée d’enluminures de caisses contenues. L’homme joue sur la tension, totalement sur le fil du rasoir. On reste haletant, l’intérêt maintenu de bout en bout.
Musicalement, Spooky Tooth est un groupe de Blues-Rock imprégnant ses compositions de multiples influences délicatement intégrées : Folk, Gospel, musique classique.... Cela signifie qu’aucun morceau n’est outrageux ou vulgaire, plongeant ouvertement dans une interprétation démonstrative de jazz ou de musique baroque. Spooky Tooth est un groupe fin. Sa richesse ne se révèle qu’après de multiples écoutes. On retrouvera cette finesse non pas uniquement dans le Hard-Rock anglais, mais aussi dans le Blues-Rock américain porté par le Grease Band, le Allman Brothers Band, ou Neil Young. Le croisement anglo-américain était déjà en germe dans Spooky Tooth, puisque le groupe l’était, anglo-américain. En effet, Gary Wright est originaire du New Jersey. 
Le premier album de Spooky Tooth, « It’s All About », est déjà un chef d’oeuvre. Il porte encore les gemmes de la psychédélie anglaise des années 66-67, celles-là même qui firent basculer le quintet du rythm’n’blues des VIP’s au Rock psyché de Art en 1967, avant la formation définitive avec le retour de Gary Wright de Spooky Tooth. On y trouve des pépites comme « Tobacco Road » ou « Sunshine Help Me ».

Trois musiciens se révèlent particulièrement sur cet album. En premier lieu, Greg Ridley et sa basse vrombissante. Des accords rebondissants et souples du rythm’n’blues, son jeu a gagné en épaisseur et en puissance. Même chose et en second lieu pour Mike Kellie et sa batterie. Son jeu s’alourdit tout en conservant sa fougue intrinsèque. l’homme semble effleurer ses peaux tout en produisant un boucan d’enfer. Le troisième homme est Luther Grosvenor. Voilà encore un homme dont le jeu me fascine. Sa guitare est un lézard électrique. Elle rampe dans la nuit de par ses chorus papillonnants, totalement échevelés. Et puis il y a ces riffs gras et acerbes. On entend chaque tonalité, le crépitement des amplificateurs, et cette hargne contenue. Rarement écouter un riff de guitare n’aura été aussi palpitant, à part peut-être celui de « Moby Dick » sur le « II » de Led Zeppelin, celui où on entend le médiator crisser sur les cordes. Luther Grosvenor semble jongler avec l’électricité traversant sa guitare. On y sent toute l’incandescence contenue, ce Blues exacerbé ne transpirant que par quelques notes et accords totalement furieux. C’est cette guitare incroyable qui traverse notablement les neuf minutes de « Evil Woman ». Cavalcade épique et abrupte, Grosvenor souffle sur les braises du Blues anglais. 
La vraie différence avec « It’s All About », c’est que l’écriture est bien plus aboutie. Des scories psychédéliques, Spooky Tooth est totalement passé dans ce que l’on peut qualifier le Blues Progressif. « Tobacco Road » ou « Evil Woman » en sont les étapes les plus évidentes, car en alourdissant le tempo et le climax, ce heavy-blues conduira directement au hard-rock de Led Zeppelin et Black Sabbath.
L’autre aspect remarquable est l’extraordinaire emphase poétique et lyrique de morceaux comme « Waitin’ For The Wind », « Feelin’ Bad » ou « Lost In My Dream ». Tout cela se mêle avec un son inspiré du Folk américain, celui de Bob Dylan, du Buffalo Springfield, des Byrds et du Band. Il se mêle les tempi cools des grands espaces et l’urgence d’un besoin de liberté inhérent à ces grandes villes tristes de Grande-Bretagne. 
Mais on y trouve une grandiloquence émotionnelle, notamment avec « Lost In My Dream » et ses choeurs féminins qui annonce le tragique majestueux de « Epitaph » de King Crimson sur son album majeur, « In The Court Of The Crimson King » qui paraîtra quelques mois plus tard. Spooky Tooth expérimente, tout en gardant ses fondations Blues-Rock. La fusion des voix de Gary Wright et Mike Harrison y atteint une qualité exceptionnelle. Les duos sur « Waitin’
For The Wind » et « Evil Woman » sont précis et font presque croire qu’un seul et unique chanteur aux multiples octaves réalisent ces tours de force.

De toutes ces qualités musicales se déroule un voyage merveilleux entre campagnes anglaises, grisaille urbaine, et désert californien. Que connaissaient ces cinq gamins issue de la banlieue londonienne du monde avant que leur groupe les emmène sur la route à travers le monde ? Pas grand-chose, mais Lovecraft n’a-t-il pas inventé tout son univers fantastique depuis le bureau de son appartement, trop farouche pour quitter son immeuble ? 
« Spooky Two » est une pierre angulaire du Rock de l’époque, carrefour ouvrant sur de multiples horizons, tout en conservant une formidable unité musicale. Et l’un des liens uniques qui traversent tous ces morceaux est la pulsation unique de Mike Kellie, le son de ses cymbales et de ses fûts, son jeu subtil et ferme. Il ne reste à ses camarades qu’à broder de superbes mélodies, les gorger de merveilleux accords, comme sur « Hangman Hang My Shell On A Tree », ses accords de guitare acoustique, ses cuivres, la
fuzz électrique de la Les Paul de Grosvenor, les choeurs d’Harrison et Wright.
 L’influence de la musique de Spooky Tooth fut considérable. The Move repris « Sunshine Help Me » sur scène, et Judas Priest repris « Better By You, Better Than Me » de ce disque sur « Stained Class » en 1978.
Par la suite, le quintet enregistra un de ces disques totalement singuliers dans l’histoire du Rock, à la fois géniaux et totalement schizophréniques, aux côtés de « The End Of The Game » de Peter Green ou « Speech » de Steamhammer. « Ceremony », paru fin 1969, fut composé comme une messe électronique par Gary Wright et le musicien contemporain Pierre Henry. Le résultat déçut Spooky Tooth, mais ce disque étrange est une œuvre totalement fascinante, étape suivante à une discographie captivante, plus Blues-Rock mais tout aussi fascinante.
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