"De toutes ces qualités musicales se
déroule un voyage merveilleux entre campagnes anglaises, grisaille
urbaine, et désert californien."
SPOOKY TOOTH : « Spooky
Two » 1969
Le diamant craque sur le sillon de
vinyl noir. Une batterie retentit, rythmique métronomique, souple et
élégante. Le douce chaleur du feu de bois émane du poêle. Il fait
bon dans la maison. Je respire l’odeur de vieux carton de la
pochette. J’admire ces photos sépias, ce noir et blanc un peu
passé, tournant vers le bleu-violet. Et cette photo avec ces visages
sereins et souriants. Ce sont ceux d’une autre époque, sans doute
plus prometteuse que la nôtre.
Ce disque s’appelle « Spooky
Two », il date de 1969, et son auteur est le groupe Spooky
Tooth. Mon premier contact avec ce quintet anglais fut leur reprise
de « I’m The Walrus » des Beatles. Je fus époustouflé
par cette version Blues lourd. Entendue à la radio, je ne compris
pas le nom du groupe. Il faut dire qu’à quinze ans, un blaze
pareil.... J’achetai quelque temps plus tard ce disque, et devint
un fan accompli de Spooky Tooth. Ce groupe n’est ni le plus
virtuose, ni le plus heavy, ni le plus spectaculaire de son époque.
Il se dégage pourtant de sa musique un incroyable charme, et une
qualité musicale indiscutable.
Spooky Tooth fit partie des pionniers
de la heavy-music avec Mott The Hoople et Vanilla Fudge. Plus tout à
fait Blues, pas encore totalement Hard-Rock, ils furent de ceux qui
mélangèrent Blues-Rock anglais et prémices du Rock Progressif,
tout en alourdissant le son. Par la suite, il fallut choisir son camp
entre Led Zeppelin et King Crimson, mais pour l’heure, nous en
sommes encore à la croisée des chemins. C’est sans doute cela qui
rend cette musique si unique, si originale, en perpétuelle
évolution.
Il y a en outre la qualité de chaque
musicien. Tous ont une réelle personnalité musicale : Mike
Harrison et sa voix profonde, Greg Ridley et sa basse puissante,
Luther Grosvenor et ses accords Blues teigneux, Gary Wright et ses
claviers inspirés et riches. Ce dernier chante également, parfait
contre-point vocal de Harrison. Et puis il y a Mike Kellie. La
batterie de Mike Kellie plus exactement. Ce type me fascine à chaque
écoute. J’adore son jeu gracile, ses roulements francs, tout en
nuances, et ce maintien permanent dans le tempo. L’homme a pourtant
une frappe plutôt lourde, qui ouvre la voie de John Bonham. Les deux
hommes se sont sans doute croisés sur quelque tournée, lorsque le
futur batteur de Led Zeppelin officiait avec Joe Cocker. Mike Kellie
semble porter à lui seul la musique. Il semble que quoi qu’il
joue, le résultat sera bon. Il faut dire aussi qu’il m’arrive de
rester totalement concentré sur son jeu, au point de ne plus
entendre le reste. Je reste fasciné par la subtilité de cette
violence contenue. On sent que tout pourrait exploser, mais chaque
phrase est ponctuée d’enluminures de caisses contenues. L’homme
joue sur la tension, totalement sur le fil du rasoir. On reste
haletant, l’intérêt maintenu de bout en bout.
Musicalement, Spooky Tooth est un
groupe de Blues-Rock imprégnant ses compositions de multiples
influences délicatement intégrées : Folk, Gospel, musique
classique.... Cela signifie qu’aucun morceau n’est outrageux ou
vulgaire, plongeant ouvertement dans une interprétation
démonstrative de jazz ou de musique baroque. Spooky Tooth est un
groupe fin. Sa richesse ne se révèle qu’après de multiples
écoutes. On retrouvera cette finesse non pas uniquement dans le
Hard-Rock anglais, mais aussi dans le Blues-Rock américain porté
par le Grease Band, le Allman Brothers Band, ou Neil Young. Le
croisement anglo-américain était déjà en germe dans Spooky Tooth,
puisque le groupe l’était, anglo-américain. En effet, Gary Wright
est originaire du New Jersey.
Le premier album de Spooky Tooth,
« It’s All About », est déjà un chef d’oeuvre. Il
porte encore les gemmes de la psychédélie anglaise des années
66-67, celles-là même qui firent basculer le quintet du
rythm’n’blues des VIP’s au Rock psyché de Art en 1967, avant
la formation définitive avec le retour de Gary Wright de Spooky
Tooth. On y trouve des pépites comme « Tobacco Road » ou
« Sunshine Help Me ».
Trois musiciens se révèlent
particulièrement sur cet album. En premier lieu, Greg Ridley et sa
basse vrombissante. Des accords rebondissants et souples du
rythm’n’blues, son jeu a gagné en épaisseur et en puissance.
Même chose et en second lieu pour Mike Kellie et sa batterie. Son
jeu s’alourdit tout en conservant sa fougue intrinsèque. l’homme
semble effleurer ses peaux tout en produisant un boucan d’enfer. Le
troisième homme est Luther Grosvenor. Voilà encore un homme dont le
jeu me fascine. Sa guitare est un lézard électrique. Elle rampe
dans la nuit de par ses chorus papillonnants, totalement échevelés.
Et puis il y a ces riffs gras et acerbes. On entend chaque tonalité,
le crépitement des amplificateurs, et cette hargne contenue.
Rarement écouter un riff de guitare n’aura été aussi palpitant,
à part peut-être celui de « Moby Dick » sur le « II »
de Led Zeppelin, celui où on entend le médiator crisser sur les
cordes. Luther Grosvenor semble jongler avec l’électricité
traversant sa guitare. On y sent toute l’incandescence contenue, ce
Blues exacerbé ne transpirant que par quelques notes et accords
totalement furieux. C’est cette guitare incroyable qui traverse
notablement les neuf minutes de « Evil Woman ». Cavalcade
épique et abrupte, Grosvenor souffle sur les braises du Blues
anglais.
La vraie différence avec « It’s
All About », c’est que l’écriture est bien plus aboutie.
Des scories psychédéliques, Spooky Tooth est totalement passé dans
ce que l’on peut qualifier le Blues Progressif. « Tobacco
Road » ou « Evil Woman » en sont les étapes les
plus évidentes, car en alourdissant le tempo et le climax, ce
heavy-blues conduira directement au hard-rock de Led Zeppelin et
Black Sabbath.
L’autre aspect remarquable est
l’extraordinaire emphase poétique et lyrique de morceaux comme
« Waitin’ For The Wind », « Feelin’ Bad »
ou « Lost In My Dream ». Tout cela se mêle avec un son
inspiré du Folk américain, celui de Bob Dylan, du Buffalo
Springfield, des Byrds et du Band. Il se mêle les tempi cools des
grands espaces et l’urgence d’un besoin de liberté inhérent à
ces grandes villes tristes de Grande-Bretagne.
Mais on y trouve une grandiloquence
émotionnelle, notamment avec « Lost In My Dream » et ses
choeurs féminins qui annonce le tragique majestueux de « Epitaph »
de King Crimson sur son album majeur, « In The Court Of The
Crimson King » qui paraîtra quelques mois plus tard. Spooky
Tooth expérimente, tout en gardant ses fondations Blues-Rock. La
fusion des voix de Gary Wright et Mike Harrison y atteint une qualité
exceptionnelle. Les duos sur « Waitin’
For The Wind »
et « Evil Woman » sont précis et font presque croire
qu’un seul et unique chanteur aux multiples octaves réalisent ces
tours de force.
De toutes ces qualités musicales se
déroule un voyage merveilleux entre campagnes anglaises, grisaille
urbaine, et désert californien. Que connaissaient ces cinq gamins
issue de la banlieue londonienne du monde avant que leur groupe les
emmène sur la route à travers le monde ? Pas grand-chose, mais
Lovecraft n’a-t-il pas inventé tout son univers fantastique depuis
le bureau de son appartement, trop farouche pour quitter son
immeuble ?
« Spooky Two » est une
pierre angulaire du Rock de l’époque, carrefour ouvrant sur de
multiples horizons, tout en conservant une formidable unité
musicale. Et l’un des liens uniques qui traversent tous ces
morceaux est la pulsation unique de Mike Kellie, le son de ses
cymbales et de ses fûts, son jeu subtil et ferme. Il ne reste à ses
camarades qu’à broder de superbes mélodies, les gorger de
merveilleux accords, comme sur « Hangman Hang My Shell On A
Tree », ses accords de guitare acoustique, ses cuivres, la
fuzz
électrique de la Les Paul de Grosvenor, les choeurs d’Harrison et
Wright.
L’influence de la musique de Spooky
Tooth fut considérable. The Move repris « Sunshine Help Me »
sur scène, et Judas Priest repris « Better By You, Better Than
Me » de ce disque sur « Stained Class » en 1978.
Par la suite, le quintet enregistra un
de ces disques totalement singuliers dans l’histoire du Rock, à la
fois géniaux et totalement schizophréniques, aux côtés de « The
End Of The Game » de Peter Green ou « Speech » de
Steamhammer. « Ceremony », paru fin 1969, fut composé
comme une messe électronique par Gary Wright et le musicien
contemporain Pierre Henry. Le résultat déçut Spooky Tooth, mais ce
disque étrange est une œuvre totalement fascinante, étape suivante
à une discographie captivante, plus Blues-Rock mais tout aussi
fascinante.
tous droits réservés
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire