vendredi 31 août 2012

CUBY + BLIZZARDS

 "Nous sommes en 1969, et ce disque est le huitième du groupe. En quatre ans. Le batave est donc aussi un homme laborieux."

CUBY + BLIZZARDS : « Appleknockers Flophouse » 1969

Ah, en France, on sait faire les malins. On adore brocarder nos voisins européens, les Allemands ou les Hollandais, avec leur cuisine dégueulasse, leur bibine imbuvable, leur goût vestimentaire complètement tocard, leur temps pourri. Et puis tous ces beaufs qui rougeoient sur nos plages l’été, avalant des litres de bières en chaussettes dans leurs sandales avec leurs gros accents germaniques tellement vulgaires, ça nous fait bien pouffer.

Par contre, on ne sait pas toujours combien leur musique Rock vaut largement plus que la nôtre. Le problème, c’est que ça, ils le ramènent pas l’été dans leurs valises.

Pour ce qui est de nos amis bataves, il va falloir se faire une raison : ce petit pays a enfanté parmi les meilleurs groupes de Rock des années 70. Eh ouais !

Le premier, et le plus connu, si j’ose dire, c’est Golden Earring. Mélange improbable de Hard-Rock, de psychédélisme, de pop et de Rock Progressif, ce quatuor intact depuis 1968 a offert au monde une bonne vingtaine d’excellents disques, ce qui n’est assurément pas le cas de notre Johnny national, dont ils sont l’équivalent en termes de popularité chez eux.

Golden Earring masque une épaisse forêt de très bons groupes, dont beaucoup sont plutôt à assimiler au courant Blues type British-Boom de la fin des années 60 : John The Revelator, les Bintangs ou encore le plus fameux de tous, Cuby + Blizzards.

Ce quintet fut à ce point bon qu’ils accompagnèrent en tournée à de multiples reprises John Mayall et ses Bluesbreakers, jammant même avec eux sur scène.
Formé par le chanteur-harmoniciste Harry Muskee et le guitariste Eelco Gelling, Cuby et ses Blizzards va voir son line-up changer régulièrement. En cette année 1969, outre les deux premiers cités, il faut ajouter Jaap Van Eik à la basse, Dick Beekman à la batterie, et un certain Herman Brood au piano. Ce dernier, garçon particulièrement incontrôlable, deviendra à la fin des années 70 une rock-star punk avec ses Wild Romance dans son pays, un junkie affirmé et le petit copain d’une autre allumée du nom de Nina Hagen. Il sera également reconnu comme un artiste-peintre confirmé, avant de mourir de ses excès il y a peu.

Nous sommes en 1969, et ce disque est le huitième du groupe. En quatre ans. Le batave est donc aussi un homme laborieux.
La musique de Cuby + Blizzards se veut on ne peut plus proche de l’os du Blues, avec la fougue et l’électricité du Rock de cette époque. Mais tout cela n’est pas vain. Car elle est assimilable en tous points avec celles de Mayall et ses Bluesbreakers, mais aussi à Savoy Brown. Il se cache une certaine forme de heavy-music en filigrane de ce Blues-Rock aux apparences conventionnelles, surtout à l’époque du premier Led Zeppelin et de Jimi Hendrix.

« Appleknockers Flophouse » est sans aucun doute une vraie évolution de la musique des Blizzards : c’est une plongée tête baissée dans un son résolument plus progressif comme on disait à l’époque. S’ajoutent aux références précédentes le Fleetwood Mac de Peter Green et le son heavy de Spooky Tooth et Cream.

Cet album reste à la fois proche de son héritage Blues tout en lui injectant le venin du Heavy-Rock naissant. Mais ce qui fait le brio du quintet, c’est d’avoir conservé en apparence cette authenticité Blues alors qu’ils ont déjà pris les chemins de traverse, et qu’ils n’ont jamais vu un champ de coton de leur vie.
Dés le premier morceau éponyme, on est bien dans le ton : batterie épaisse avec du répondant, une basse gavée de saturation, un orgue Hammond gras, un riff de Les Paul menaçant, et cette voix sombre. La voix de Muskee, alias Cuby, est profonde, grave. Elle tonne au-dessus du tapis d’électricité. Lancé comme un train de marchandise, ce morceau écrase les à-priori en deux minutes trente secondes.

Mais Cuby + Blizzards, c’est aussi du Blues, donc, et depuis 1965. Donc acte. « Unknown Boy » est un fabuleux 12-mesures épais et sombre, ultra-électrique. La basse de Van Eik ronfle sur la batterie et un piano très inspiré d’Otis Spann. Gelling poinçonne la rythmique de chorus prodigieux, et Muskee gronde comme un chien abandonné. Ce morceau est à ce point bon qu’il égale sans aucun problème de « I Can’t Quit You Babe » de Led Zeppelin, pas moins. Il s’en est sans doute un peu inspiré, on peut le penser, mais le résultat est tellement intense et riche que l’élève dépasse le maître, pour le coup. Sa première écoute m’avait à ce point enchanté que je l’ai écouté plusieurs fois, m’imprégnant de sa furie et de sa mélancolie. On y trouve ce qui fait la vraie force du Blues, et en particulier, le blues-rock. C’est cette fameuse électricité couplée à cette colère propre au petit prolo blanc qui rend si personnelles les sensations ressenties, ce frisson face au vide de l’abandon et de la bêtise de l’existence humaine. Pour vous mettre dans la confidence, j’aime écouter ce morceau en regardant un de ces reportages-marronniers de l’été. Vous savez, ces reportages filmés à la plage en Espagne ou dans le sud de la France, où vous avez des petites minettes et des kékés qui se trémoussent sur de la grosse techno à moitié beurrés, que ce soit sur plage ou des boîtes de nuit. C’est tellement effarant qu’il n’y a même plus besoin du son. La musique fait le reste, rendant exsangue ces visions de connerie humaine, de fête obligatoire, parce que c’est l’été, et parce que s’amuser, cela passe par tout cela. L’homo festivus comme disait Philippe Muray.

« Help Me » est une reprise, un classique du Blues, mais les Blizzards y injecte une dose d’un jazz à la fois swinguant et parfaitement désespéré. C’est beau, luisant comme les eaux froides de la Manche un soir de pluie, lorsque le soleil perce les nuages et se reflètent sur les eaux grises. La production de l’album est magnifique. L’intensité du son de chaque instrument est parfaitement restituée, leur donnant une puissance et une intimité incroyable. C’est bien simple, le solo de piano d’Herman Brood sur « Help Me » se fera à côté de vous, dans votre salon.
Après ce beau jazz-blues, « Go Down Sunshine » débute comme un country-blues acoustique très marqué par l’empreinte de John Lee Hooker. Le piano et la batterie emboîte le pas. La rythmique, martiale, pesante comme la marche d’un condamné rend le morceau dense, lourd. Le solo acoustique de Gelling est un petit miracle. Son touché se rapproche de Rory Gallagher, tout en picking et en lyrisme. Herman Brood, une fois encore, brille par son superbe jeu de piano, totalement blues. Incroyable que ce type, junkie incontrôlable déjà à l’époque, fut si doué, et surtout, ait fini dans le punk batave.
« Disappointed Blues » est un boogie dont la structure se rapproche de la version de « Crossroads » de Robert Johnson par Cream. Pourtant, là encore, on a beau retrouver un terrain familier, l’interprétation est si convaincante, si puissante, si virtuose que l’on ose guère se dire plus de dix secondes : « tiens, ça me rappelle un truc. ». Une chose est sûre, malgré la familiarité du son, à l’instar d’AC/DC, vous taperez du pied de plaisir.
« Midnight Mover » est une belle tranche de heavy-blues à tiroirs. Rythmique ronflante doublée par la guitare, riff en érection, ça gronde comme le tonnerre, et ce titre rapproche à nouveau Cuby + Blizzards de Led Zeppelin. Le rebondissement Blues du pont central vient pourtant rappeler que nos amis sont des bluesmen, et que s’éloigner de la côte peut être dangereux. Le superbe pont jazz-blues avec un dialogue de piano et de guitare, le tout emballé en trois minutes n’est que la marque d’une très grande finesse musicale.
Cuby + Blizzards clôt ce superbe disque par un blues acoustique de toute beauté du nom de « Black Snake ». Assez proche du « World Keeps On Turning » de Peter Green’s Fleetwood Mac, qui était déjà inspiré du blues de John Lee Hooker et de Lightnin Hopkins, il fait la part belle au jeu acoustique de Gelling, et à l’harmonica de Muskee. L’homme souffle comme Steve Marriott, comme si il était à bout de force, donnant au petit instrument de métal une densité proche du désespoir, comme un hululement lointain. Le compliment n’est pas innocent, l’homme est doué.
Il reste sur vos lèvres ce goût amer du vrai Blues, celui que l’on écoute quand on a bien les boules, ou quand la vie vous chie sur les pieds. Il ne reste devant vous que la Mer du Nord qui fait rouler les galets sur la plage, là, sur la côte d’Opale, à deux pas de la frontière belge. C’est sans doute ce type de paysage qui inspira ce quintet hollandais obsédé par le Blues anglais. Impossible, comme John Mayall, d’avoir trouvé l’inspiration en rêvant d’Amérique. Il a fallu s’inspirer de la réalité, de ce qui faisait le quotidien. Et là, tout est gris et triste, alors, la musique se gorgea de fureur et de mélancolie, et offrit au public ce petit bijou de blues-rock européen.

4 commentaires:

Malvers Aurélien a dit…

Enfin du Blues Rock! Merci, très belle chronique bien amère... Je vous dis Bravo aussi pour les précédentes chroniques très sombres sur le Doom car je ne connaissais pas non plus. Mais je crois que le Blues Rock c'est, comment dire?... c'est ma dope! Je connaissais pas ces Bataves... mais je peux dire qu'à peine la perfusion sonore fut-elle posée qu'elle déversait déjà son baume mirifiques...

Malvers Aurélien a dit…

Moi le groupe majeur que j'ai découvert cet été c'est Alan Jack Civilization - Bluesy Mind - 1969,Le vinyl trainé depuis un bout de temps dans le bac chez le disquaire, et la pochette m'intriguais depuis tout aussi longtemps... J'ai fini par aller l'acheter un de ces soirs poisseux et puants que l'été sait répandre sur l'écusson montpellierain...Il sait avéré que c'était du Blues Rock trés efficace fait par des français en plus! Alors je ne sais pas si vous connaissez,mais moi je n'ai pas encore décroché?

Julien Deléglise a dit…

Je connais Alan Jack. c'est un bon disque. Dommage qu'il n'ait pas pu persévéré. La scène Rock française était décidemment trop étroite d'esprit. D'autres furibards ont tenté de faire souffler l'esprit Rock anglo-saxons en France, notamment Rotomagus, les Variations ou même le premier Martin Circus. Mias tout cela est bien tombé soit dans l'oubli, soit dans la variété, soit dans les deux.

Johannes Musch a dit…

Les néerlandais ne sont pas tous en train de tourner en crevette sur les plages français. Il y en a aussi qui font de la musique. Merci de le souligner Budgie dans ton très bon article sur Cuby and the Blizzards! Il se trouve que j'ai connu personnellement ces musiciens car je suis originaire de la même région du Nord des Pays-Bas. Tu as bien fait remarquer leurs influences très blues puis leur évolution en phase avec la vague du bluesrock anglais. Je peux y ajouter qu'ils étaient déjà repéré à l'époque par leurs collègues anglais qui appréciaient leurs qualités de musicien. Ainsi, ils ont accompagné Van Morrison lors d'une tournée aux Pays-Bas en '67, puis Alexis Korner les a rejoint lors d'un concert en Allemagne en '68. Last but not least, ils ont enregistré un album avec le bluesman américain Eddie Boyd en 1968. Tout ça pour dire qu'ils ne viennent pas de nulle part. Mais pour le grand public, et surtout en France ils restent relativement inconnus. Je félicite d'autant plus Budgie pour les avoir mis en avant dans son article.