jeudi 13 octobre 2011

SLEEP

"Forts de cette confiance, les trois musiciens décidèrent de produire un disque ambitieux, synthèse de leur vision du Heavy-Metal et de la musique."


SLEEP : « Jerusalem » 1998 – « Dopesmoker » 2003

Les expériences musicales extrêmes ont toujours été liées aux années 60-70. Période de libération sociale, sexuelle et artistique, elle fut le terrain de tous les excès les plus fous, pour le meilleur et aussi pour le pire. On se souvient ainsi des concept-albums de Pink Floyd ou de Jethro Tull, avec leurs morceaux enchaînés comme une œuvre unique et totale. On se souvient aussi des disques solos de Rick Wakeman, claviers de Yes, et de ses œuvres classico-Prog-Rock d’un ennui et d’une prétention abyssale.
Au début des années 90, après des années d’errance FM, de Phil Collins à Rod Stewart en passant par David Bowie, une sinistre ville industrielle de l’Ouest américain déclencha la foudre. Nirvana, Soundgarden, Screaming Trees, Alice In Chains…. Tous de Seattle, tous ivres de rebellion, et de Rock brutal et sans concession. Des références circulent, impensables il y avait à peine cinq ans auparavant : Black Sabbath, Blue Cheer, Stooges.
Cette salvatrice vague dite Grunge n’était pourtant que la face visible de l’iceberg. Dans les entrailles de l’Amérique profonde, d’autres groupes firent rugir les mêmes références. Mais avec une absence totale de vision pop, de cadre chanson. Ces hommes de l’Enfer donnèrent naissance au Doom-Metal.
Infernal bande-son des pires cauchemars humains, à la fois littéraires et profondément viscéraux pour ces gars dont la vie quotidienne est celle du job alimentaire de beaucoup (livreur, maçon, ouvrier à la chaîne….), le Doom fait rugir le Rock dans ce qu’il a de plus violent et désolé. Tout commença vers Washington DC, avec deux groupes profondément cultes, synthèses parfaites du genre : Pentagram et The Obsessed. Après des années de galère depuis la seconde moitié des années 70, ils enregistrèrent enfin, la colère intacte, voire encore plus noire. Suivirent Saint-Vitus et Candlemass (des suédois fous), qui réveilla la bête, et en offrit une nouvelle quintessence possédée.
Le début des années 90 vit apparaître de nouveaux cavaliers de l’Apocalypse : Count Raven ( de Suède aussi, sans doute les forêts de sapins), ou Iron Man. Puis en 1991 apparut Sleep aux alentours de San Jose, Californie. Le groupe se stabilisa autour de Al Cisneros au chant et à la basse, Chris Hakius à la batterie, et Matt Pike à la guitare. Leur Heavy-Metal férocement lourd et désenchanté laissa tellement de traces dans les esprits après les parutions de « Vol I » en 1991 et du EP « Vol II » en 1992 (tous deux hommages à Black Sabbath, inclus la pochette du second nommé), que le label Metal Earache les signa.
« Sleep’s Holy Mountain », paru en 1993, est un monument de Rock lourd d’une puissance rare, mêlant influences érudites issues des années 70 (Blue Cheer, Black Sabbath, Pentagram, Uriah Heep, Andromeda…. ).
D’une composition fort classique, il offre des titres de 6 à 8 minutes, certes excellents et ambitieux, mais ne révèle pour le moment aucune folie particulière.
Cela suffira pour persuader le label London Records (Savoy Brown, Rolling Stones….) de les signer. Sleep bénéficie d’une confortable avance pour un troisième vrai album.
Forts de cette confiance, les trois musiciens décidèrent de produire un disque ambitieux, synthèse de leur vision du Heavy-Metal et de la musique. En 1995, ils se rendent en studio, et enregistrent des démos dont la particularité étrange est d’être fortement similaires. Les sessions durent, sans la moindre chanson à l’horizon. Ou plutôt une seule chanson, lourde et incantatoire. C’est alors l’effroi lorsque les responsables de London Records se rendent en studio pour écouter le résultat du travail des trois musiciens.
Celui-ci consiste en un morceau d’une heure, appelé « Dopesmoker ». Entêtant, malsain, heavy, martial, au texte subversif mêlant religion et hallucinations lysergiques, le titre horrifie la maison de disque qui refuse de sortir le disque.
Sleep retravaille sa copie, et en produit une version « courte » de 52 minutes avec un texte modifié, moins abrasif. Ce second essai est refusé, et Sleep se sépare.
Il faudra attendre 1998 pour que le label de Lee Dorrian Rise Above, chanteur de Cathedral, publie la version courte et réarrangée sous le nom de « Jerusalem ».

Je me souviens avoir acheté le disque cette même année, sur la fois de cette « Holy Mountain ».
Je fus pétrifié. Je trouvai cet album exceptionnel. Il franchit les limites de tout ce qui put paraître depuis trente ans. Fulgurant, massif, violent. Il retranscrivait une vision de la religion démoniaque, indescriptible de haine.
Je me souviens l’avoir écouter tard le soir, une simple bougie bleue comme toute compagnie. Je trouvai dans ce disque la majesté intellectuelle des années 70 alliée à la puissance du Doom moderne. Je fus tellement choqué que « Jerusalem » resta sur ma platine plusieurs semaines durant.
Car une fois le disque débuté, une fois le riff massif de Pike lancé, rien ne pourra vous donner la force de vous détacher de cette musique magnétique.

Il y a sûrement plus original, plus construit, plus élaboré que cette pièce, mais il n'y a au fond, rien de plus ambitieux. Les séquences qui découpent, si l'on peut dire, « Jerusalem », sont d'environ six à huit minutes, alliant l'entêtant d'un riff ou d'un chant râpeux et guttural aux accents incantatoires, et des soli lumineux et épiques, éclaircies dans un ciel d'orage, bouffées d'oxygène viciées dans un cauchemar aux confins du génie.
Il y a dans ce disque toute la force, toute la colère, tout le désespoir aussi, de ces hommes vivants dans un autre monde, à des années-lumières du clinquant du show-business et du discours festif lénifiant du Ar'N'Bi. Loin, très loin des clichés médiatiques, les hommes de Sleep, comme des druides possédés perdus dans la lande, défendent une certaine idée de l'Art, de la poésie, de la musique, ancrant leur oeuvre dans un imaginaire fécond auquel s'adjoint une réalité difficile dont ils tentent de s'échapper. Celle des petits concerts dans les clubs, des petits boulots pour payer l'essence du van.

Reste une question : quelle version choisir ? « Dopesmoker » bien sûr, la plus complète. « Jerusalem » en est la version historique, le joyau maudit qui mit trois ans à aboutir, la pierre philosophale. Mais pour bien comprendre toute la portée de monument, il en faut la longueur et la production initiale, brute et magique. Je vous rassure, les deux versions sont relativement proches, mais « Dopesmoker » a ce surplus de puissance qui donne toute la magie à ce morceau unique, fondamental.

On ne ressort pas intact d'une telle écoute. La vie n'a plus la même saveur lorsque le sens de cette musique vous a touché. La profondeur de l'âme devient immense, La vie quotidienne devient fade, il restera dans votre bouche un goût âpre, celui des hommes qui ont franchi la limite des gens raisonnables. Vous n'êtes pas raisonnable.
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1 commentaire:

Malvers Aurélien a dit…

Encore du "lourd" c'est trop bon j'écoute dopesmoker tous les soirs en rentrant du chantier, y a rien de mieux que ce maelstrom sonore pour oublier l'inlassable bruit des bétonnières.
Merci