vendredi 24 janvier 2014

TELEPHONE 1979

 "Il y a aussi ces deux morceaux sexy en plein milieu. "
TELEPHONE : « Crache Ton Venin » 1979

J'ai repris le travail ce matin et je suis étonnamment serein. Je suis calme, détendu, et fait rare, plutôt bien dans ma peau. Pourtant, l'ambiance au bureau est infecte, tout simplement. Un climat malsain rampe dans les couloirs : conflits entre responsables, et plusieurs cadres vertement priés de partir au plus vite, sous peine de travailler dans des conditions proches du harcèlement moral. Le tout sur fond de situation économique et sociale désastreuse, virage ultra-libéral de la gauche et retour de l'extrême-droite en vue.
Mes idées sont pourtant plutôt claires ce matin, et je surprend à me projeter dans l'avenir, malgré quelques soucis financiers, je l'espère très provisoires. Mon écoute musicale s'est à nouveau ouverte à des albums plus variés, bien que le Heavy-Stoner reste ce venin létal qui coule parfois dans mes veines pour expurger les dernières scories de colère qui rougissent encore en moi.
Est-ce ce nouveau départ qui m'a poussé à nouveau vers ce disque ? Toujours est-il que je l'écoute à nouveau avec beaucoup de plaisir.
Téléphone et moi, c'est une vieille histoire. Il s'agit tout simplement du groupe qui me fit aimer le Rock. J'avais 5 ans. Ma sœur en avait 6 de plus et donc une chaîne radio-cassette flambant neuve. Je n'ai pas beaucoup de souvenir musicaux avant cela, à part quelques génériques de dessins animés, dont mon préféré : «Super Ted ». Et puis les premières cassettes de ma sœur : Les Chats Sauvages de Dick Rivers et les Chaussettes Noires d'Eddy Mitchell. Je préférai largement les seconds, et je gardai par ailleurs une sympathie profonde pour Schmoll, et notamment ses albums solo entre 1963 et 1972, tous pétris de Pop, de Soul, de Blues-Rock US, et de paroles ironiques. Le reste n'est que de la variété sans grand intérêt.
Bref, nous sommes en 1984, j'ai 5 ans, et ma sœur se voit offrir le nouvel album de Téléphone : « Un Autre Monde ». Parallèlement, j'aimais beaucoup le générique de l'émission de Patrice Drevet : « Drevet Vend la Mèche », qui n'était autre que.... la chanson « Un Autre Monde ». Le lien fait, j'écoute la cassette. Et je craque. J'adore les guitares de Louis Bertignac et Jean-Louis Aubert, la batterie folle de Richard Kolinka. Je connais rapidement les textes par cœur. Je vole la cassette à ma sœur, mais elle n'en a cure, elle vient de découvrir David Bowie période 80's, le beau David péroxydé chantant de la soupe. Je me souviens aussi de nos duels fratricides sur la cassette à jouer dans l'autoradio de la Renault 14 puis la Renault 9 familiale, mon père préférant visiblement plutôt mes choix, notamment Police et DireStraits.
Dés mon jeune âge, je commence à me documenter. Mais à l'époque, se documenter, cela veut dire trouver des vieux magazines ou des livres. Pas de web à l'époque, jeunes gens! Et puis je tombe sur un documentaire télé sur le Rock Français de la fin des années 70, avec un extrait en concert de Téléphone en 1978 au Festival de Fourvière, interprétant « Métro C'est Trop ». Le Rock du groupe y est plus brutal, plus violent.
J'ai 8 ans et j'ai mon premier radio-cassette. J'achète avec mes petits sous le premier album de Téléphone, ainsi que celui-ci, le second. Je découvre un groupe plus rèche, plus Rock. Le son de « Crache Ton Venin » me fait tomber par terre. Je me souviens aussi que cette brutalité musicale choquait déjà ma famille dans la voiture familiale, par rapport à « Un Autre Monde », plus accessible. Je me souviens encore des yeux désolés de ma mère se forçant à subir « ça ». Et mon père de taper discrètement de la main en rythme sur le volant.
Toute une époque.... Les camions Berliet et Saviem sur l'autoroute A7, les Renault 14, 18, 20, 30 se mêlant aux Peugeot 504 et autres Citroën CX. Et puis quelques Mercedes et BMW,mais c'était pour les bourges. Nous on était une famille de fonctionnaires. On était donc à gauche, et on achetait nos voitures à la Régie Renault, oui Monsieur !
Réécouter ce disque me fait me remémorer tout cela. Sans véritable nostalgie non plus d'ailleurs. Je me sens un homme meilleur aujourd'hui que je ne l'ai jamais été.
Curieusement, ce disque fondateur de ma personne est sorti en même temps que moi, si j'ose dire.
Il débute par le redoutable « Crache Ton Venin ». Riff lourd, vrombissant, limite Hard. La batterie de Kolinka est redoutable. Et pour cause, l'homme s'est acheté avec ses premiers sous un kit de batterie 5 toms médium et 2 tom bass blanc avec le logo du groupe sur la grosse caisse (un cadran de téléphone magnétique). Et l'homme se sert de tout avec régal, comme Keith Moon des Who qu'il idolâtre. Il faudrait écrire un texte à la gloire de cet homme simple et généreux, batteur fabuleux, , l'un des meilleurs au monde, au point que Bob Ezrin demandera en 1982, juste après l'enregistrement de « Dure Limite », que Kolinka reste à New York pour jouer sur le nouvel album... d'Alice Cooper. Et les roulements fabuleux de « Un Autre Monde » reste toujours dans ma mémoire, du niveau d'un Ian Paice ou d'un John Bonham.
A ses côtés, il y a une petite belette brune toute menue du nom de Corinne Marienneau. Elle tient dans ses petites mains une grosse basse Gibson SG, celle de Jack Bruce. La seule selon elle qui ne lui fait pas mal aux doigts. Pour un résultat redoutable, contrepoint parfait de la folie rythmique de Kolinka.
Et puis il y a les guitares d'Aubert et Bertignac. Electriques, Rock, elles sont fortement influencées par les Rolling Stones. Mais le tempo n'est pas celui des vieilles pierres. Plus rapide, plus enlevé.... plus jeune quoi....
Rappelons aussi que cet album était produit par Martin Rushent, l'un des chantres des meilleurs albums de Punk anglais. Il sut capter avec justesse la formidable efficacité du quatuor, lui donnant puissance et profondeur.
« Crache Ton Venin » est un cri de colère adolescent, grondant comme ces guitares fulgurantes. Le solo d'Aubert en crescendo reste un petit plaisir qui fait culminer le morceau au pinacle. Le final avec ces accords bluesy overdrivés est un fabuleux délice.
Cette chanson cache hélas les suivantes, dont celle-ci : « Fait Divers ». Sur fond d'incompréhension familiale et violence juvénile, les guitares rugissent la violence du propos.
Il y en a plusieurs sur ce disque, des chansons juvéniles : « J'Suis Parti de Chez Mes Parents », « Facile », « J'Sais Pas Quoi Faire ». Toutes empreintes de ce boogie Stonien, elles décrivent la frustration des gamins de 16 ans de l'époque... et de ceux d'aujourd'hui. Parce que le chômage, l'incompréhension de la société avec ses jeunes.... tout cela, c'est du réchauffé, à force.
Et puis il y a les chefs d'oeuvre. Rien ne dépassera cette version studio de « La Bombe Humaine ». Rien. La mélancolie de l'arpège introductif. Le chant désabusé de Aubert. Et puis cette envolée redoutable, le gang serré, faisant gronder le riff, martelant qu'il ne faut se laisser aller. Tout est là. Rien ne surpassera ce morceau magique, décrivant la déroute des parents subissant l'implacable pression du travail et de la ville. Déjà, en 1979.
Il y a aussi ces deux morceaux sexy en plein milieu. « Ne Me Regardes Pas » et « Regardes Moi » sont des fulgurances sexe dans une époque où tous les tabous tombent. Entendre Corinne Marienneau demandant à « frémir ou en finir », voilà une sacrée déclaration d'amour.
Et puis il y a les deux derniers morceaux.... deux pépites magiques, pinacle d'un groupe totalement inspiré : « Un Peu De Ton Amour » et « Tu Vas Me Manquer ». le premier est très funky, mais à l'âme désabusée, désenchantée. L'espoir est de courte durée. Le riff, sorte de pied de nez au disco ambiant et archi-populaire, est en fait inspiré du funk américain capté par les Rolling Stones sur les albums « Black'N'Blue » et « Some Girls ». Mais Telephone se révèle moins lourdaud. Les chorus de Bertignac virevoltent sur la basse de Corinne et les entrelacs funk de Jean-Louis. Supplique d'amour physique, ce titre balance entre joie de vivre et mélancolie.
« Tu Vas Me Manquer », lui ne fait aucun doute. C'est la séparation déchirante, sur fond de slide de Louis. C'est la fin des illusions, le retour à la brutale réalité. Là encore, on retrouve les thèmes du Rock ancestral : la fin d'une histoire et puis la route comme seule moyen d'oublier. Est-ce là que j'ai puisé cet insatiable goût pour la bande blanche couplé à la musique ?
Une chose est sûre, je ne me suis jamais lassé de ce morceau. J'aime les changements de riffs, le texte d'Aubert, ses riffs soutenant le bottleneck brûlant de Louis Bertignac. La rythmique est d'une puissance démente. Il est bien dommage que Corinne ne joue plus, et que Kolinka soit si sous employé. Mais il est indéniable que l'alchimie entre ces quatre-là est magique autant qu'elle est rare. En effet, peu de quatuors connurent une telle alchimie : Beatles, Who, Led Zeppelin, Black Sabbath, Golden Earring. On comprend alors combien Telephone fut un tel phénomène en France, et dans l'histoire de la musique.
Toujours est-il que le quatuor devient le porte-parole d'un Rock français fier. Preuve en est, Jean-Marie Périer lui consacre un film entier : « Telephone Public », qui montre la puissance scénique de Téléphone, et la connexion réelle des musiciens avec leur époque et la génération qui les suit. Consécration ultime, ils joueront à la Fête de l'Humanité, entrant en scène avec des masques d'hommes politiques, ce qui fit grand bruit.
L'album suivant sera encore meilleur, mais moins juvénile et plus sombre. Signe des temps d'un groupe qui tourne déjà sans relâche depuis quatre ans, et fréquente le gotha branché avec ses excès et ses désillusions.
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3 commentaires:

Alain Manuel a dit…

J'avais 16 ans quand télephone a démarré. Juste avant de sortir leur premier disque, il était venu jouer un concert mémorable à Apt ma ville natale. Disons que le rock français a commencé avec eux. Avant le rock (populaire) se résumait à Triangle, Martin Circus et Ange. C'était des groupes sympas mais ça fleurait bon l'amateurisme ou plutôt la chanson française électrique. Avec Télephone, on rentre vraiment dans le rock. La même rage, la même énergie, le même feeling que les groupes Anglais. On retrouve aussi Bertignac sur l'album "Irradié" de Jacques Higelin.

Julien Deléglise a dit…

Merci pour ce commentaire sympathique. Je connais bien "Irradié" d'Higelin, très bon par ailleurs. La période du grand Jacques entre 1974 et 1978 reste sa plus Rock et sa plus riche.

cabinoffear a dit…

Très belle chronique, je suis plus jeune que toi d'une demi-décennie, mais tes mots me parle...