"Lui, le petit rital au look d’étudiant chétif, devient, derrière sa grosse Gibson Byrdland, une bête de scène, carbonisant des kilomètres de notes magiques. "
LARRY CORYELL : « At The Village Gate » 1971
Le monde du Jazz est la plupart du temps fort hermétique au commun des mortels. Et ne parlons pas de ceux qui se contentent du bousin que nos radios libres déversent dans nos oreilles.
Quand on est un peu éclairé sur la chose musicale, c’est-à-dire quand Jimi Hendrix et Cream évoquent quelque chose dans nos esprits, on sait combien le Jazz fascina le monde du Rock. De par son statut de musique pour musiciens, aux structures totalement libres, il provoqua quelques complexes d’infériorité qui virent Jack Bruce, Hendrix, et même Rory Gallagher tâter du genre dans leur musique.
Ce que l’on sait moins, c’est qu’un personnage est en grande partie responsable de ce rapprochement : Larry Coryell. Né en 1943 au Texas, il est étudiant dans la première moitié des années 60, ce qui explique son look de binoclard sage. Il joue de la guitare et intègre en 1965 le groupe de Chico Hamilton. Dans le même temps, il déménage à New York et intègre la scène musicale locale, riche. Féru de Jazz, il ne rechigne pas à jouer dans des contrées plus Rock. Il jamme ainsi avec de nombreux musiciens de passage comme Hendrix ou Johnny Winter, ou dans les festivals européens avec Cream ou Rory Gallagher. Son approche sans carcan, fascina les guitaristes Rock au point qu’il les initia à la chose Jazz, pour leur plus grand plaisir, et une plus grande ouverture. Son impact en tous les cas comparable à celui de John MacLaughlin. Pas un hasard donc si ces deux-là joueront ensemble plus tard.
Ce disque est une arlésienne du format digital, je le trouvai donc en vinyl. Et l’écoutai religieusement. Je découvris un petit bonhomme avec sa grosse Gibson à l’allure sage mais au langage musical redoutable. Bien qu’imprégné de mysticisme à la fois tendance en ce début de seventies, raccord avec certains grands maîtres du genre (John McLaughlin, Chick Corea….), Coryell avait opté pour un jazz gorgé de saturation et de sons rock. Il devint en quelques mois une sorte d’Hendrix du genre, développant des thèmes rythmiquement puissants, et prétexte à de formidables développement instrumentaux à la fois rugueux et virtuoses.
Lui, le petit rital au look d’étudiant chétif, devient, derrière sa grosse Gibson Byrdland, une bête de scène, carbonisant des kilomètres de notes magiques.
Tout cela avait pourtant commencé de manière plutôt étrange, puisque le premier disque de Coryell s’appelant « Coryell », et paru en 1969, est très bon, mais nous impose la vision de sa femme, de ses enfants et de lui-même nus dans les herbes folles. C’est chaste, hippie, mais totalement ridicule. Il y avait souvent chez les musiciens ce besoin d’imposer leur bonne femme sur disque ou en concert, même si celles-ci n’avaient aucun talent. Ce fut le cas de Linda MacCartney ou Yoko Ono, pour n’en citer deux. Mais dans le jazz, la chose était également régulière, tout comme dans le blues, le leader du groupe sortant souvent avec le plus jolie des choristes (Ike Turner et ses Ikettes, dont une certaine Tina faisait partie).
Bref, Coryell a du talent, mais cela est caché sous une épaisse couche de conformisme étudiant intello. Pourtant, le jeune homme a déjà une aura de musicien incroyable, qui lui permet même d’enregistrer l’album « Spaces » avec, excusez du peu, John MacLaughlin, Chick Corea et Billy Cobham, et ce en 1970. Il y eut avant un étonnant album du nom de « Lady Coryell » en 1969, hommage à sa femme, qui vit l’homme faire preuve d’une incroyable diversité musicale, définissant une forme de fusion entre Jazz, Rock, Blues et improvisation. Le clou du disque étant le furieux « Stiff Neck » qui préfigure ce qui va suivre.
Le vrai détonateur, c’est ce disque. Enregistré live au Village Gate de New York , avec le bassiste Harry Bronson, et le batteur Harry Wilkinson, plus madame aux chœurs, évidemment (mais elle est extrêmement discrète, comme quoi, la prise de conscience est totale), est la première pierre angulaire d’un tryptique hallucinant de virtuosité et de créativité.
Pas que l’approche soit fondamentalement originale, puisqu’il s’agit d’un trio guitare-basse-batterie, formule ayant produit quelques superbes étincelles dont Cream ou Jimi Hendrix Experience en sont (à l’époque) les plus superbes représentants. Mais n’oublions pas Blue Cheer ou le Tony Williams Liefetime, comètes magiques de musique électrique qui feront de vous des gens moins cons après écoute.
Pourtant, l’approche de Coryell est totalement rebelle : jouer du jazz en live, avec une approche que seuls les musiciens rock ont à cette époque. Et dés la rythmique de « The Opening », on constate que les roulements virevoltants de Stanley Clarke ou Max Roach sont loin. Le son est épais, entre funk lourd et Blues. La guitare est sans effet, calme. La voix de Coryell, plutôt bonne, mais pas extraordinaire (elle est au moins juste, ce qui n’est pas le cas de beaucoup de chanteurs actuels), chantonne quelques paroles entêtantes, avant que le maestro emballe les amplis. La qualité des bends, la précision des dissonances, le subtil dérapage du thème dans des embardées solistes absolument brillantes, se gorgeant de wah-wah hargneuse font de ce premier titre une bonne entrée en matière.
« After Later » est un beau thème jazz qui s’emballe. Coryell fait preuve d’une prodigieuse dextérité dans les changements de thèmes. On sent les nuages noirs s’amonceler au-dessus de la salle. Le joli morceau jazzy s’énerve, se gorge de colère. La saturation gagne les notes du solo de guitare. La rythmique de la batterie de Wilkinson devient plus trépidante, plus brutale, entre Robert Wyatt et Ian Paice. La basse ronflote de notes épaisses tapies sur la thème initial. Un peucomme Billy Cox lorsque Hendrix l’embaucha comme bassiste pour remplacer un Noel Redding toujours au-delà de la ligne rouge du soliste de trop.
Le troisième morceau est « Entardecendo En Saudade ». C’est un morceau de Chick Corea, joué au piano, donc. Sauf que Coryell décide d’en faire une version guitaristique. Le résultat est prodigieux. Lui insufflant toute la rage et la colère que peut apporter le sustain et la wah-wah sur une guitare électrique, il va chercher à retranscrire l’émotion du piano en lui insufflant le souffle de méchanceté de l’électricité. Wilkinson et Bronson tabassent une rythmique d’enfer, lourde comme le pilonnage d’un B52 sur une rizière vitenamienne. Huit minutes de pur brio, voilà ce que ce morceau est ici. Oublié le velouté du piano, voici venu le temps de la folie électrique. Corea peut être fier de cette version.
Est-ce un hasard si le morceau suivant s’appelle « Can You Follow ? ». Nan, parce que bon… Bon, on va s’asseoir gentiment, et on va discuter. Franchement. Non mais franchement. Merde. Sans déconner. Vous avez déjà vu un musicien comme cela derrière Katy Perry ou Johnny Hallyday ? Ce qui est incroyable c’est qu’à l’écoute de ce disque, vous vous serez à la fois amusé, et en plus, vous aurez l’impression d’être moins con. Franchement. Hein. Franchement !
“Can You Follow?” est une merveille de jazz. Un thème subtil, mélodieux, virevoltant, qui s’épaissit à coup de médiator et de caisse claire. Furieux, violent, les notes s’égrènent en accords et brillent au firmament jusqu’au bout de ces neuf minutes et trente secondes de prouesse guitaristique.
« Beyond These Chilling Winds » est chanté en compagnie de maman. Elle pousse la vocalise derrière Larry, et ça sent bon Woodstock. Sauf que ça s’emballe après le second couplet. Le médiator commence à gratter le sapin. Ca sature sec, et la Byrdland est prête à exploser. Tout est hendrixien. Le son, la folie, les changements de rythmes, le lyrisme. Il n’y a que ce son gras pour rappeler que nous sommes sur Gibson. La fusion des langages Jazz et Rock est ici quasi-parfaite, ouvrant de nouvelles pistes pour la musique à venir, en particulier pour le Heavy-Metal. Tony Iommi adoptera ce langage dés le premier album de Black Sabbath, et le développera sur les « Vol 4 » et « Sabbath Bloody Sabbath ».
Par la suite, Coryell adoptera un langage plus acoustique, comme John MacLaughlin après Mahavishnu Orchestra. Comme si il était allé trop loin, comme si continuer, c’était regarder au-delà du Soleil. Il s’éloignera ainsi de l’horizon Rock pour confirmer un public d’amateurs de Jazz plus feutré. Récemment, l’homme a redégainé sa grosse Byrdland et ses amplis Marshall pour un nouveau disque en concert furieux.
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