
SLEEP : « Jerusalem » 1998 – « Dopesmoker » 2003
Les expériences musicales extrêmes ont toujours été liées aux années 60-70. Période de libération sociale, sexuelle et artistique, elle fut le terrain de tous les excès les plus fous, pour le meilleur et aussi pour le pire. On se souvient ainsi des concept-albums de Pink Floyd ou de Jethro Tull, avec leurs morceaux enchaînés comme une œuvre unique et totale. On se souvient aussi des disques solos de Rick Wakeman, claviers de Yes, et de ses œuvres classico-Prog-Rock d’un ennui et d’une prétention abyssale.
Au début des années 90, après des années d’errance FM, de Phil Collins à Rod Stewart en passant par David Bowie, une sinistre ville industrielle de l’Ouest américain déclencha la foudre. Nirvana, Soundgarden, Screaming Trees, Alice In Chains…. Tous de Seattle, tous ivres de rebellion, et de Rock brutal et sans concession. Des références circulent, impensables il y avait à peine cinq ans auparavant : Black Sabbath, Blue Cheer, Stooges.
Cette salvatrice vague dite Grunge n’était pourtant que la face visible de l’iceberg. Dans les entrailles de l’Amérique profonde, d’autres groupes firent rugir les mêmes références. Mais avec une absence totale de vision pop, de cadre chanson. Ces hommes de l’Enfer donnèrent naissance au Doom-Metal.



D’une composition fort classique, il offre des titres de 6 à 8 minutes, certes excellents et ambitieux, mais ne révèle pour le moment aucune folie particulière.
Cela suffira pour persuader le label London Records (Savoy Brown, Rolling Stones….) de les signer. Sleep bénéficie d’une confortable avance pour un troisième vrai album.

Celui-ci consiste en un morceau d’une heure, appelé « Dopesmoker ». Entêtant, malsain, heavy, martial, au texte subversif mêlant religion et hallucinations lysergiques, le titre horrifie la maison de disque qui refuse de sortir le disque.
Sleep retravaille sa copie, et en produit une version « courte » de 52 minutes avec un texte modifié, moins abrasif. Ce second essai est refusé, et Sleep se sépare.
Il faudra attendre 1998 pour que le label de Lee Dorrian Rise Above, chanteur de Cathedral, publie la version courte et réarrangée sous le nom de « Jerusalem ».

Je me souviens avoir acheté le disque cette même année, sur la fois de cette « Holy Mountain ».
Je fus pétrifié. Je trouvai cet album exceptionnel. Il franchit les limites de tout ce qui put paraître depuis trente ans. Fulgurant, massif, violent. Il retranscrivait une vision de la religion démoniaque, indescriptible de haine.
Je me souviens l’avoir écouter tard le soir, une simple bougie bleue comme toute compagnie. Je trouvai dans ce disque la majesté intellectuelle des années 70 alliée à la puissance du Doom moderne. Je fus tellement choqué que « Jerusalem » resta sur ma platine plusieurs semaines durant.
Car une fois le disque débuté, une fois le riff massif de Pike lancé, rien ne pourra vous donner la force de vous détacher de cette musique magnétique.

Il y a dans ce disque toute la force, toute la colère, tout le désespoir aussi, de ces hommes vivants dans un autre monde, à des années-lumières du clinquant du show-business et du discours festif lénifiant du Ar'N'Bi. Loin, très loin des clichés médiatiques, les hommes de Sleep, comme des druides possédés perdus dans la lande, défendent une certaine idée de l'Art, de la poésie, de la musique, ancrant leur oeuvre dans un imaginaire fécond auquel s'adjoint une réalité difficile dont ils tentent de s'échapper. Celle des petits concerts dans les clubs, des petits boulots pour payer l'essence du van.

Reste une question : quelle version choisir ? « Dopesmoker » bien sûr, la plus complète. « Jerusalem » en est la version historique, le joyau maudit qui mit trois ans à aboutir, la pierre philosophale. Mais pour bien comprendre toute la portée de monument, il en faut la longueur et la production initiale, brute et magique. Je vous rassure, les deux versions sont relativement proches, mais « Dopesmoker » a ce surplus de puissance qui donne toute la magie à ce morceau unique, fondamental.
On ne ressort pas intact d'une telle écoute. La vie n'a plus la même saveur lorsque le sens de cette musique vous a touché. La profondeur de l'âme devient immense, La vie quotidienne devient fade, il restera dans votre bouche un goût âpre, celui des hommes qui ont franchi la limite des gens raisonnables. Vous n'êtes pas raisonnable.

