dimanche 26 février 2017

STACK WADDY 1972

"C'est une musique qui défoule, qui parle au public instantanément."

STACK WADDY : Bugger Off ! 1972

Quelques raccourcis historiques et intellectuels voudraient que le Rock sale et méchant soit apparu avec le Punk vers 1977. Et qu'auparavant, les fans de Rock n'étaient tous que des néo-hippies enfumés écoutant des doubles ou des triples albums de Rock Progressif plus ou moins Hard, Led Zeppelin, Yes, King Crimson, ELP….les petits frères et petites sœurs écoutant quant à eux le Glam de Sweet et Marc Bolan. Si certes l'ensemble de ces groupes étaient de loin les plus gros vendeurs de disques au monde, il n'est pas exclu que d'autres choses se passèrent dans le monde. A commencer par plusieurs formations refusant de perdre le contact avec les racines du Blues et du Rock'N'Roll : Status Quo en Grande-Bretagne, AC/DC en Australie, Savoy Brown et Foghat aux Etats-Unis. Le public anglo-saxon était bien plus attaché qu'on ne le pense au Blues et au Rock'N'Roll. Il n'y a qu'à voir le succès scénique de groupes aussi puissants qu'orthodoxes dans leurs influences : le Quo bien sûr, mais aussi Humble Pie, le Jeff Beck Group, Cactus…. Une partie du public était attaché à cette musique retranscrivant la dureté de la vie, les galères quotidiennes, la vie des petits.

Il y eut des milliers de groupes undergrounds à travers le monde. La Grande-Bretagne ne fut pas épargnée, et vit naître nombre de ces héritiers du British Blues-Boom. Certains partirent sur la voix progressive, d'autres sur la voix Hard, et certains restèrent attachés à une certaine rusticité sonore. Stack Waddy en fit partie. Quatuor fondé en 1965 par le chanteur John Knail, le bassiste Stuart Barnham, le guitariste Mick Scott, et le batteur Steve Revell, les quatre jouèrent d'abord du Blues électrifié. Apparu dans la grise banlieue de Manchester, ils étaient des purs produits du prolétariat anglais, nés au milieu des cités faites de maisons de brique rouge et les grandes usines crasseuses. Le seul refuge était le pub, unique endroit où il faisait bon rire et oublier la misère du quotidien. Imprégné de cette rudesse locale, Stack Waddy va développé un Hard-Blues râpeux, sans aucune concession.
Leur musique va finir par attirer l'attention d'un personnage influent : le présentateur radio de la BBC, John Peel. L'homme a du flair, et diffuse depuis plusieurs années du Rock sur les ondes, enregistrant les formations qu'il juge dignes d'intérêt en direct sur scène devant un petit public. Ses Peel Sessions vont devenir mythiques, et serviront de matériaux à plusieurs disques en concert et comme morceaux bonus pour des rééditions pour des centaines de groupes de Rock de toutes les époques.

John Peel n'aime pas particulièrement le Rock Progressif. Il aime l'audace dans un Rock qui ne soit pas prétentieux. Il sera un soutien important pour des formations aussi underground que capitales musicalement : Andromeda, Pink Fairies, Hawkwind….Les grosses machines l'ennuie, aussi, il décide de prendre en main les choses en créant son propre label, Dandelion, et va utiliser son émission pour les encourager. John Peel cherche le vrai Rock là où il se cache, loin de Londres de la hype. Il va donc tomber sur Stack Waddy, et va adorer le groupe. Les quatre de Manchester intègrent donc l'écurie Dandelion, et bénéficie d'un vrai écho radio en jouant sur les ondes de la BBC.

Le premier album paraît début 1971, et dévoile ce qu'est Stack Waddy : un groupe de Blues-Rock hargneux, sans fioriture, doté du gosier grognant de Knail, qui n'est pas sans rappeler Captain Beefheart. Stack Waddy entame le circuit des clubs à travers le pays, se professionnalisant dans l'espoir inespéré de percer et de vivre de leur musique, et éviter la chaîne d'usine.
Afin de maintenir l'intérêt, un second disque est mis en boîte : Bugger Off !. Publié en 1972, il est plus tranchant, plus Hard que son prédécesseur. Comme pour le premier, Stack Waddy ne s'embarrasse pas de compositions originales. Il n'y en a qu'une sur douze morceaux, le reste étant des reprises de Blues, de Rock'N'Roll, mais aussi de Rock anglais du milieu des années soixante : Kinks, Pretty Things…
Bugger Off !, c'est en fait un set brillant de ce que l'on appellera quelques années plus tard le Pub-Rock. Les anglais le pratique en fait depuis plusieurs années. Cela correspond en fait au Rock joué dans les pubs anglais, basé sur le Blues, le Rock'N'Roll, le Boogie. C'est une musique qui défoule, qui parle au public instantanément. Beaucoup de musiciens se sont faits les dents dans ces salles enfumés sentant les frites trop grasses et la bière pression, à commencer par plusieurs héros du Punk : Nick Lowe, Joe Strummer, Ian Dury….

Stack Waddy défouraille un Hard-Blues rageur, sale et méchant. Débuté par une version à la paille de fer de « Rosalyn » des Pretty Things, le disque se poursuit sur un morceau surprenant : « Willie The Pimp » de Frank Zappa. Le groupe n'en a conservé que le riff lourd, et développe une jam de guitare brutale, sans aucune mesure avec la virtuosité inhérente à Zappa. Mais Mick Scott se défend, et décide d'en développer sa propre version, ne retenant que le riff, et la structure couplet-refrain. La voix de Knail est évidemment parfaite, puisque l'originale était chantée par … Captain Beefheart. Avec ce morceau, Stack Waddy rejoint le cercle des pionniers du Heavy Sound anglais du début des années soixante-dix, ces héros underground qui influenceront la seconde génération de sidérurgistes du Heavy-Metal comme le Punk : Stray, Crushed Butler, Iron Claw….

L'album possède d'autres merveilleux coups d'éclats. La reprise Heavy Garage « You Really Got Me » fut une idée piquée au groupe Mott The Hoople pour lequel Stack Waddy ouvrit. Les Hoople en jouaient une version instrumentale, et le guitariste Mick Ralphs enseigna le riff à Mick Scott. Les Waddy décidèrent d'en faire une version chantée, et dont le son est encore plus crue que celle de Mott The Hoople.
Stack Waddy déroule tout son tapis Blues et Rock'N'Roll : « Hoochie Coochie Man », « It's All Over Now », « Long Tall Shorty », version personnelle de « Long Tall Sally ». Le sommet est atteint avec l'excellent et trépidant « Repossession Boogie », puissante déflagration Boogie sur laquelle le groupe déroule son savoir-faire pour maintenir l'excitation constante sur un riff aussi éculé et usé que celui du Boogie, déjà largement utilisé par Status Quo ou Canned Heat. La section rythmique tabasse dru, Knail souffle dans son harmonica, et Scott crée un orage noir avec sa Les Paul Gibson.

On entend les musiciens discuter entre chaque morceau, preuve que l'album fut capté en direct en studio en quelques heures. Le morceau « Meat Pies 'Ave Come Band's Not Here Yet » est l'exemple même de la composition crée de toutes pièces en studio, jam électrique folle sur un simple rythme presque tribal et un tout petit accord. Scott fait des merveilles à la guitare, faisant hululer sa six-cordes sur un tempo obsédant. Le groupe était rôdé par la scène, et était capable de jouer n'importe quoi avec brio, du moment qu'il s'agissait de Blues et de Rock'N'Roll.
Scott clôt l'album par une reprise acoustique de « Girl From Ipanema », visiblement elle aussi totalement improvisée, mais conservée car d'une fraîcheur et d'une honnêteté confondante. Ce second disque aura été capté avec la même spontanéité que le premier, mais a davantage de fureur. Malheureusement, ce sera aussi le dernier. Dandelion est un label amateur, et John Peel n'est pas un très bon manager, ni un très bon homme d'affaire. Le label se délite, pendant que Stack Waddy s'épuise à écumer les clubs et les pubs de tout le pays, en vain, et pour des clous. Le quatuor finira par se dissoudre, puis se reformera par intermittence, en 1973 et 1976, sans résultat.

Ce second album sera complété dans sa version en disque compact par une précieuse session BBC qui avait été jusque là été considérée comme perdue. Mais surtout, il a été ajouté la captation en studio du morceau de Bo Diddley : « Mama Keep Your Big Mouth Shut ». Ce titre avait été inclus sur une compilation promotionnelle du label Dandelion : There Is Some Fun Going Forward. Le morceau mérite presque à lui seul l'achat du disque, parfait concentré de Heavy-Blues crasseux et violent, d'une férocité rare, aboutissement ultime du British Blues avec le Chicken Shack d'Imagination Lady la même année 1972.
Avec Bugger Off !, Stack Waddy aura enregistré une pierre angulaire de Heavy-Rock underground qui fascine par sa violence et son brio musical. Ce pan du Rock anglais, totalement ignoré mais bien aussi génial que les grands groupes populaires de l'époque, contribuera à maintenir l'intérêt magique véhiculé par le Rock des années 70 jusqu'à nos jours. Les groupes comme Stack Waddy m'encourageront en tout cas à chercher dans les recoins des bacs de disques afin d'y trouver ces pépites géniales, fascinant reflet de ce qu'était la richesse musicale de la Grande-Bretagne à l'époque.


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mardi 14 février 2017

KEVIN AYERS 1973

"Et que l’ambiance de ce quatrième disque est beaucoup plus sombre que les trois précédents."

KEVIN AYERS : Bananamour 1973

J’ai toujours une certaine tendresse pour Kevin Ayers. Pourtant, je ne suis pas un grand amateur de sa musique. Je pourrais même dire qu’elle m’emmerde de manière générale. Pas que le garçon soit inintéressant. En effet, il fit partie de Soft Machine et participa activement à la composition du premier album du trio en tant que bassiste-chanteur. Puis il se lança dans une carrière solo sympathique. Parce que le garçon est éminemment sympathique. Sa musique est gentiment décadente, sa voix grave et profonde servant de petites mélodies entre comptines enfantines et jazz déjanté, saupoudrées de pop typiquement anglaise dans la lignée des Kinks. Kevin Ayers est un gentil je-m’en-foutiste pourri de talent, qui sut toujours s’entourer d’une belle bande de copains, dont la totalité des Soft Machine, des recrues de Gong, ou Ollie Halsall de Patto. Bref, ça délire en bonne compagnie en buvant du vin blanc. Il est aussi ce type de personnage que l'on envie. On aimerait avoir sa vie de saltimbanque, jouant et enregistrant à son gré, de quoi vivre et s'amuser, voyageant sur le continent européen comme il l'entend, sans stress ni pression d'un quotidien trop lourd.

Ce que j’aimais bien aussi chez Kevin Ayers, ce sont les pochettes de ses albums, que je trouve toutes magnifiques sur ses cinq premiers disques, ceux de sa période Harvest. Elles sont absolument caractéristiques du Rock des années 60-70, délirantes et colorées. Elles avaient cette magie et ce mystère des disques de cette époque, totalement intrigantes et ne vous donnant absolument aucun indice sur le contenu musical, qui pouvait autant être du méchant Hard-Blues que du Jazz-Fusion.

Kevin Ayers était un dandy fantasque, gentiment baba-cool, aimant Ibiza et le Sud de la France, buvant pour être un peu bourré tout le temps. Pourtant, il traîna aussi avec de curieux musiciens, plutôt dans le style destroy-dark, comme Nico, Eno et John Cale, au point d’enregistrer un album live avec eux et Brian Eno en 1974, par ailleurs fort intéressant. Une amitié se lia avec eux dès 1972, au point que Ayers dédia une de ses nouvelles chansons, « Decadence », à Nico. Et que l’ambiance de ce quatrième disque est beaucoup plus sombre que les trois précédents.

Rien n'y prépare pourtant. Ayers a toujours son contrat chez Harvest, qui le laisse faire ce qu'il veut, ses ventes de disques étant suffisantes pour encourager le label a en financer un nouveau. Sa vie s'écoule paisiblement, sans heurt, auprès de sa femme, entre Ibiza et Montolieu dans le Sud de la France. Pour enregistrer, il n'a qu'à faire appel à ses amis musiciens, selon ses besoins. Il ne dépend de personne, puisqu'il compose, chante et interprète ses propres chansons. Et Kevin Ayers ne fait pas non plus partie de cette catégorie de musiciens sous pression à cause du succès d'un simple ou d'un album. Il a donc une position plutôt enviable, ne courant pas non plus après une quelconque reconnaissance critique et médiatique.

Le nom de l'album, Bananamour, ne prépare pas non plus vraiment à son contenu. On s'attend à de jolies comptines fleuries, gentiment sexuellement explicites. Les copains de Soft Machine sont venus donner un coup de main, comme d'habitude : Mike Ratledge à l'orgue, Robert Wyatt au chant, et Lyle Jenkins au saxophone baryton. Ensuite, on retrouve bien des scories du Kevin de toujours, comme sur « Shouting In A Bucket Blues » ou « Oh ! Wot A Dream », mais le reste est empli d’une amertume plus ou moins sous-jacente.

« Don’t Let It Get You Down », qui ouvre l'album, est une sorte de soul désenchantée. On va retrouver sur plusieurs morceaux cette couleur musicale, grâce à l'apport d'une section de cuivres et de choeurs féminins intégrant notamment la chanteuse Doris Troy. La section rythmique est très Funk, avec Archie Legget à la basse et Eddie Sparrow à la batterie. Les couplets chantés par Kevin Ayers trouvent leur bonhomie habituelle, avant de plonger dans un Funk-Soul âpre, montant en crescendo, porté par la voix Soul de Legget et la montée en neige des cuivres. C'est une réussite étonnante, expérience musicale plutôt rare chez Ayers. « Shouting In A Bucket Blues » est une gentille ode acoustico-électrique sur le fait de vomir ivre dans un seau. Steve Hillage de Gong vient broder de l'électricité sur les accords acoustiques légers de Ayers.

La suite est par contre plus solide. « When Your Parents Go To Sleep » est un Blues chanté par le bassiste Archie Legget. La batterie sonne très Glam, comme celle de David Bowie et ses Spiders Of Mars. C'est la première fois que Ayers se permet le luxe de laisser le micro à un autre chanteur sur un de ses propres albums. La voix de Legget oscille entre Mike Patto et Joe Cocker. Soutenu par de beaux cuivres puissants, très Stax dans l'esprit, c'est une vraie réussite Soul.

« The Interview » est un boogie fracassé bénéficiant d’un solo d’Hammond de Mike Ratledge, et de chorus hendrixiens de Steve Hillage, jouant avec le vibrato et la distorsion. On y distingue un arrière-goût de Marc Bolan sur la mélodie, vite balayé par l'incandescence des instrumentistes, qui accentuent l'atmosphère angoissante qui monte lentement.

Mais les deux vrais gros morceaux qui font de cet album un cas vraiment intéressant sont « Decadence » et « Hymn ». Sur ces deux titres, notre gentil hippie plonge dans les dédales de la mélancolie, et cela lui sied à merveille. Il s’avère que notre homme y est particulièrement poignant.

« Decadence » donc est pièce de huit minutes faisant référence musicalement parlant à Nico, diaphane chanteuse sur le premier album de Velvet Underground, et sépulcrale artiste solo. Petit accord entêtant sur lequel se pose des notes de guitare rebondissant avec l’écho. La voix magnifique de Ayers n’a jamais sonné aussi juste, aussi poignante. On retrouve l’ambiance un brin sordide du Velvet justement, mais aussi des premiers disques de Nico et John Cale. Mais il reste toujours la poésie de Ayers, celle qui lui permet d’éviter de tomber dans le pathos facile, lui dont la carrière débuta dans les clubs de St-Tropez avec Soft Machine, et non dans les bars interlopes de New York.

Ce morceau est à la fois une lente procession vers l’inconnu, et une divagation dans un climat vaporeux et inquiétant. Comme ces instants de plénitude lorsque l'on s’endort et que l’on se réveille brutalement après avoir rêvé que l’on tombe dans le vide. On n’est jamais à l’aise avec ce morceau, toujours sur le fil du rasoir. Il retranscrit bien l’angoisse du moment, cette inquiétude qui rampe. Rarement un musicien aura aussi bien retranscrit en musique l'impression absolue d'abandon et de dérive. Comme lorsque l'on s'arrête au bord de la route, et que l'on fait quelques pas dans la lande pour contempler le paysage et écouter le silence de la nature. Le bourdonnement de plus en plus lointain de l'autoroute et de la ville devient imperceptible, remplacé par le chant des oiseaux, et le vent dans les branches des pins maritimes. Plus rien ne compte, c'est un espace de temps durant lequel on est seul avec soi-même, plus rien ne vous atteint, vous avez laissé les problèmes, les soucis, les angoisses dans la voiture avec le téléphone portable. Vous avez quelques minutes pour vous à contempler le paysage, écouter le silence, et laisser divaguer votre imagination. C'est un moment de plénitude, de liberté intense, mais aussi d'angoisse intérieure, comme si l'on avait transgressé un interdit en se permettant cet instant, sans avoir eu besoin de demander l'autorisation ou de rendre compte à quiconque. Steve Hillage monte une cathédrale de notes psychédéliques montant dans l'air avec l'écho, rendant l'ensemble de plus en plus enivrant et fou. Le chant grave de Kevin Ayers est d'une grande émotion.
« Hymn » suit la pochade country « Oh ! Wot A Dream ». C'est une belle mélodie au piano et à la guitare acoustique qui débute, porté par un chant en choeur, presque gospel. C'est une douceur délicate, à la mélancolie intense, à la fraîcheur absolue. Kevin Ayers y est intense, ne brisant nullement la beauté du morceau par une quelconque plaisanterie potache. Il conserve intacte l'instant musical.

« Beware Of The Dog » est un petit instrumental en forme de symphonie pour cuivres, entre musique classique et fanfare. Kevin Ayers y apporte une belle ligne mélodique pour clore le morceau et l'album.


Décidément, Kevin Ayers a fait un pas de géant. Sa musique se fait plus cohérente, moins gentiment délirante. Bananamour ne fait que confirmer la progression du disque précédent, Whatevershebringswesing, plus concis et mieux écrit. Il reste bien sûr le ton humoristique de Ayers, incapable de se prendre totalement au sérieux. Pourtant, il démontre qu'il est un musicien profond, et un compositeur vivace et inspiré. En cela, cette évolution confirmera finalement la logique du disque enregistré en public avec John Cale et Nico. Avec « Decadence », il s'approchait des mélodies hantées de ces deux derniers. Il aurait sans aucun doute dû persévérer dans cette voie, où il brille avec maestria.

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mardi 7 février 2017

JOHN FAHEY 1967

" Il suffit d’un peu d’imagination, et la route s’offre à nous."

JOHN FAHEY : Vol.6 Days Have Gone By 1967

Il n’est pas nécessaire d’aller très loin pour voyager. Il suffit d’un peu d’imagination, et la route s’offre à nous. J’ai souvent fait ce type de voyage, faute d’argent, faute de temps, faute d’une certaine inconscience peut-être. John Fahey est un type singulier. Né dans une famille de musiciens, il vit dans le quartier de Takoma Park, vers Washington, et découvre la musique avec le Blues. Comme beaucoup il va y consacrer sa vie. Il aurait pu faire partie de Grateful Dead ou du Band, mais il n’en sera rien.

Fahey est un garçon discret et introspectif, qui va faire sa musique dans son coin, sortant lui-même ses disques sur son propre label, Takoma, et ne quittant son univers que pour faire partager sa musique lors de quelques sets à travers le pays, entre deux cours de musique à l’université. Il a une bouille de professeur, John Fahey, avec sa chemise en grosse toile, ses pompes cirées et sa mèche cachant difficilement une calvitie naissante. Il ressemble à ces travailleurs du début du vingtième siècle, avec leur veston raide, et leur pantalon de jean.

Fahey se passionne pour le Blues ancestral, celui, noir américain, des années 20 à 40, mais aussi pour la musique classique contemporaine, celle de Bartok ou Varese. Son jeu de guitare acoustique est l’étrange mixture de toutes ces influences, et bien plus encore. Il est à ce point bon et authentique qu’il capte ses premiers thèmes à la fin des années 50 sur un petit label, Fonotone. Ce dernier ne les publiera pas, et Fahey récupérera les bandes. Il fonde son propre label, Takoma, et presse quelques centaines de disques qu’il vend à la fin de ses prestations. Il se fait appeler d’abord Blind Thomas, en référence à Blind Lemon Jefferson, avant de reprendre son nom. Ses premiers admirateurs vont eux le surnommer Blind Joe Death, qui donnera son nom au premier véritable album Takoma de Fahey, en 1959. Ce qui est certain, c’est que ce premier pseudonyme comme son surnom traduit l’importante similitude de la musique avec un Blues primitif hérité des noirs américains. Et c’est ce qui attire ce public d’étudiants, qui vont par la suite se passionner pour le Folk de Bob Dylan et Joan Baez.

John Fahey n’est pas un auteur-compositeur qui chante ses compositions dans de petites salles universitaires ou des clubs branchés ourdis à la bière. Sa musique est entièrement instrumentale, et n’est dotée d’aucun accompagnement. Fahey joue seul, avec sa guitare, des thèmes originaux oscillant entre trois et dix minutes, qu’il développe au gré de ses voyages et de ses influences. Le Blues en est bien sûr le squelette originel, dont il conserve la douleur et l’authenticité. Mais il y greffe habilement des chansons traditionnelles américaines, des mélodies médiévales et liturgiques, et de la musique contemporaine. Sa musique est aride, emplie des immenses espaces de l’Amérique. La guitare se suffit à elle-même, et ne se révèle ni ennuyeuse, ni élitiste. C’est une vaste musique de film, celle des songes de son auteur comme des auditeurs qui sauront capter toute la force de ces joyaux auditifs.

Fahey a publié des dizaines de disques entre 1959 et sa mort en 2001. Tous vont du très bon au merveilleux. Vol.6, paru en 1967, possède toutes les qualités d’un grand disque du guitariste. Il possède encore l’âpreté brute des premiers thèmes Blues du début des années 60, et voit les thèmes musicaux devenir plus ambitieux. Il a en lui cette ampleur majestueuse du voyage intérieur, entre les petites villes du centre des Etats-Unis, les grandes forêts de résineux du Michigan, et les plaines désertiques du Texas et du Nevada. La seconde partie des années 60 va être aussi pour Fahey une période inespérée dans sa carrière de musicien. La jeunesse s’intéresse fortement au Folk, grâce à Dylan et au Band aux Etats-Unis, à Bert Jansch, John Renbourn, Fairport Convention et plusieurs artistes constituant une nouvelle génération inspirée des musiques traditionnelles anglo-saxonnes. Fahey va faire partie des musiciens qui vont bénéficier de cette mise en lumière inédite, comme étant une des sources d’inspiration majeure de ces courants musicaux, mais aussi un des interprètes les plus authentiques, alors que sa musique est un alliage complexe et totalement original.

Sa réputation va même dépasser le cadre strict du Folk. Iggy Pop citera souvent John Fahey comme étant un artiste totalement libre et possédé, imprégné de sa propre musique, refusant toute concession. Il est l’une des figures musicales les plus représentatives du son de l’Amérique profonde, celle des laissés-pour-compte, perdu dans les grands espaces. Iggy connaissait bien cela, lui qui vécut dans une caravane dans la banlieue de Detroit, à Ann Arbor. Ce spleen poussiéreux qui se dégage des mélodies de Fahey, c’est ce qu’il avait dans le coeur. Il en formentera une version électrique et sauvage, qui deviendra les Stooges.

Pour débuter l’exploration de sa fantastique et riche discographie, il fallait un disque représentatif de son art. Fahey enregistra essentiellement seul avec sa guitare acoustique, mais il s’est parfois entouré d’un ou deux percussionnistes. Il a aussi, à la fin de sa carrière, exploré les effets électro-acoustiques. Mais il n’est jamais aussi bon que quand il est seul avec sa guitare. C’est l’âme des Etats-Unis qui vibre en lui, autant le Blues que le Country et les influences slaves ou amérindiennes. Chaque morceau est un voyage, lui qui aimait tant les trains et les paysages de voies ferrés. Tout un symbole de ce rêveur musical qui laisse divaguer ses doigts sur le bois. Les titres de ses compositions sont des références à son enfance, à l’histoire des Etats-Unis, au Far-West ou au voyage à travers les grands paysages de l’Ouest.

Parfois il s’exprime en une poignée de minutes, parfois il développe ses thèmes sur huit minutes, comme sur « Raga Called Pat Part 1 » et « Raga Called Pat Part 2 », ou encore « My Sheperd Will Supply My Needs ». Sur ces morceaux, on s’approche d’une certaine forme de musique classique teinté de Blues ancestral, totalement enivrante. Par la suite, il développera sur ses albums de longues suites dépassant les dix minutes, audacieuses mais jamais ennuyeuses. Fahey est un conteur musical, il lui faudra de plus en plus d’espace pour développer ses idées, supprimer les limites de ses influences initiales. Il s’agira aussi pour lui de prendre ses distances avec cette scène Folk qui l’encense mais avec laquelle il ne se sent pas en phase. Lui est un explorateur, la compromission n’est pas son crédo.

John Fahey connaîtra un certain succès, qui permettra de donner quelques concerts à travers le pays, régulièrement. Il sera aussi le point de départ pour bien des musiciens, qu’ils soient anglais ou américains : Bert Jansch, John Renbourn, Leo Kottke, Pete Lang… l’anglais Bert Jansch distillera durant les années soixante-dix des disques composés de longs développements, comme Fahey, qu’il dédiera aux oiseaux, son autre grande passion. Il est impossible d’être insensible à la musique de John Fahey, elle est sublime. Mais elle nécessite aussi d’être prêt à s’ouvrir à des horizons si vastes qu’ils pourraient profondément vous bouleverser.

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