mardi 28 juin 2016

KROKUS 1982

"Le meilleur disque qu'AC/DC n'a jamais sorti."

KROKUS : One Vice At A Time 1982

Les fraîches prairies s'étendent aux pieds des montagnes alpines, où paissent de paisibles vaches laitières. Des maisons de bois et de pierres granitiques, d'où sortent d'affables paysans à l'accent traînant portant une salopette tyrolienne. De splendides fleurs de montagnes éclosent sur les flancs rocheux, dont une, éclatante de couleur, proche de l'herbe de prairie : le Krokus. Nous sommes en Suisse, du côté germanique de ce petit pays montagneux. Dans la petite ville de Soleure, un jeune homme déguingandé, aux joues creuses et aux cheveux bouclés, décide de former un groupe de Rock progressif. Il joue du piano et de la batterie. Jeune homme soigné, discret, il arbore pourtant cette chevelure longue signe de rassemblement de la communauté Rock. La Suisse n'est pas un pays pour les amateurs du genre. Contrée rigide, propre, polie, disciplinée, elle ne laisse aucunement la place à toute forme de liberté. Jouer de la guitare électrique fait du bruit, la vente de l'alcool est réglementée comme celle du tabac. Pas question pour le citoyen suisse de s'inventer une vie, tout est déjà réglementé, il suffit de rentrer dans le moule. Ce carcan, à la fois rassurant et oppressant, fera naître une autre formation bien plus radicale : Celtic Frost, dont les fondements sont cette même frustration profonde de l'adolescent dans ce monde cloisonné, doublé de la découverte brutale du monde réel, lorsque le jeune homme quitte la cellule confortable de la famille protectrice.

Chris Von Rohr a fait sciemment ce choix, même si cela reste d'abord plutôt timide. Tommy Kiefer prend la guitare, Remo Spadino la basse, et Hansi Droz, la seconde guitare. Le résultat est un premier disque éponyme quelconque, noyé entre Progressif amateur et Krautrock germanique. La photo de promotion montre les jeunes gens assis sur un banc, engoncés dans leurs manteaux de laine. Le nom du groupe, Krokus, est un clin d'oeil à la fameuse fleur emblématique des montagnes suisses. Cette première mouture explose et Chris Von Rohr et Tommy Kiefer rejoigne trois musiciens d'un autre groupe : Montezuma. Fernando Von Arb prend la guitare, Jurg Nageli la basse, et Freddy Steady la batterie. Von Rohr devient le chanteur, et Krokus s'oriente vers le Hard-Rock un peu Glam. Les premières vidéos sont risibles, avec ce grand échalas de Von Rohr tenant le chant avec sa dégaine de benêt maladroit et sa voix quelconque, sur un Rock nerveux mais qui l'est tout autant, quelconque.

L'album To You All de 1977 en est le constat consternant. Conscients que Von Rohr est un aussi piètre showman que chanteur, ils recherchent l'homme providentiel. Nageli se retire à la production et au management, Von Rohr récupère la basse, et un vrai chanteur, Henry Friez, prend le micro pour le disque Painkiller de 1978. Une tournée en Allemagne suit, et la formation gagne une petite réputation dans les régions germanophones. Friez se sauve rapidement. Un nouvel élu apparaît : Marc Storace.

Ce nouveau vocaliste est un showman aux traits latins, d'origine maltaise, qui a fait ses classes dans un groupe de Jazz-Rock du nom de Tea. L'homme attire l'oreille de Von Rohr et Von Arb pour son timbre aigu et râpeux, très proche de celui de Bon Scott d'AC/DC dont les deux musiciens viennent de découvrir les disques. Ils décident, sous l'impulsion de Storace, de clairement virer Hard-Rock. Un premier disque sans concession est publié fin 1979 : Metal Rendez-Vous. Quelques futurs classiques de scène apparaissent, comme « Heatstroke ». Le disque est propulsé platine en Suisse, et apparaît dans les classements anglais et américains. Le groupe, qui a tourné avec Nazareth, Ted Nugent et Rainbow à travers l'Europe, rattrape le wagon de la New-Wave Of British Heavy-Metal en ratissant la Grande-Bretagne avec Girlschool, More et Angel Witch, et s'invitant à l'affiche de la mythique édition du festival de Reading de l'année 1980. Le succès se confirme avec le très solide Hardware en 1981, et Krokus tourne aux Etats-Unis avec Cheap Trick, AC/DC et Sammy Hagar. Ce très bon disque offre quelques merveilles sonore comme « Easy Rocker », « Winning Man » ou « Mad Rocket ». Le style de la formation s'oriente de plus en plus sur le Heavy-Metal : Judas Priest, UFO, mais surtout AC/DC.

Cette référence va devenir une obsession, notamment à cause du timbre de Storace, particulièrement troublant de ressemblance avec celui de Bon Scott, décédé en février 1980. Le chanteur suisse fut même l'un des candidats pressentis pour remplacer ce dernier, avant qu'un choix plus humainement compatible fut fait avec Brian Johnson. Ceci étant, cette similitude n'échappa pas à la presse anglaise, et aux fans de plus en plus nombreux. Tommy Kiefer, guitariste historique, et influence musicale majeure pour Krokus, est débarqué pour consommation galopante d'héroïne, dont il mourra d'overdose en 1986. La tonalité Heavy-Progressif disparaît totalement, pour laisser libre cours à la domination musicale exclusive des deux Von, Arb et Rohr. Mandy Meyer reprend la seconde guitare pour une nouvelle tournée américaine.

Soucieux de ne pas laisser refroidir l'acier, Krokus publie One Vice At A Time en 1982. Cette fois-ci, le disque est à ce point imprégné d'AC/DC que Chris Von Rohr le vendra à la presse anglaise comme « le meilleur disque qu'AC/DC n'a jamais sorti ». Il faut dire qu'en 1982, le quintet australien fatigue. Si il a su surmonter la mort de Bon Scott avec l'excellent Back In Black, succès musical et commercial absolu, le suivant, For Those About To Rock, en 1981, se montre plus pataud malgré de bons morceaux et un succès commercial majeur. On sent AC/DC fatigué, exsangue, ce qui ne fera que se confirmer sur les disques suivants. Après sept années à enregistrer et tourner sans faillir, le quintet semble avoir besoin de prendre du recul et de souffler. L'énergie s'effiloche au fur et à mesure qu'augmente la consommation, d'alcool du guitariste Malcolm Young et du batteur Phil Rudd. Les derniers concerts de la tournée For Those.. se jouent en 1982, mais c'est la première année depuis 1975 qu'il n'y aura pas de nouveau disque d'AC/DC. Krokus va prendre la relève avec ce disque génial, qui n'a aucun rapport avec un quelconque plagiat.

Même si le son d'AC/DC reste unique, il est emblématique d'un héritage sonore. Il s'agit de la synthèse du Blues anglais, du Rock des Rolling Stones, de Free et de Taste, et des prémices du Hard-Rock de Jeff Beck Group et Led Zeppelin. Ajoutons à cela John Lee Hooker, Chuck Berry et Muddy Waters, et vous obtiendrez la quintessence de ce qu'est le vrai Blues-Rock dur, teigneux et sans concession. Krokus se veut lui aussi l'héritage de tout cela, après de nombreux tâtonnements sonores. Eux qui désirent plus que tout jouer du Rock et en vivre pour fuir la rigidité de la société suisse, la formule magique s'appelle AC/DC. Il faut aussi citer Judas Priest, quintet de Birmingham qui en 1980 a aussi trouvé sa formule magique avec British Steel. On en distingue des traces sur One Vice At A Time. Les paroles graveleuses sont néanmoins strictement inspirées de celles d'AC/DC, avec ce supplément de matière grasse inhérent à la subtilité des germanophones. Les Scorpions partageront cette finesse littéraire.

« Long Stick Goes Boom » est le prototype de ce Hard-Rock Blues saignant et sans aucune délicatesse. C'est pourtant une merveille, infaillible et bien construit. Commençant comme le final scénique d'un morceau d'AC/DC, il semble dire que Krokus se charge de la relève, alors même que les rois du Hard-Rock australien sont au sommet du monde. Le riff semble tout droit sorti de Back In Black ou For Those About To Rock, mais c'est Bon Scott qui est au chant. Sacré choc pour le fan, qui doit sentir son coeur se serrer à l'écoute de cette offrande suisse aussi improbable que magique. Le texte est à l'image d'AC/DC, rustaud, sexiste, machiste, parfaitement en adéquation avec l'esprit de sales garnements dont ils se parent volontiers. Krokus y ajoute donc sa dose de graveleux supplémentaire. Ce mid-tempo dévastateur sera un tube sur la balbutiante chaîne télévisuelle de clips vidéos qu'est MTV. Krokus connaîtra les joies de la censure à l'américaine, lorsque les paroles grassouillettes chatouilleront les oreilles chastes des intégristes religieux.

Un morceau rapide suit ce premier brûlot : « Bad Boys, Rag Dolls ». Mordant, saignant, sans pitié, c'est un torrent de décibels. « Playin' The Outlaw » est un tempo massif. La guitare de Fernando Von Arb fait des merveilles, très inspirés d'Angus Young, indiscutablement, mais aussi du Blues électrique de Paul Kossoff et Jeff Beck. Storace monte dans les aigus sur le refrain sans aucun souci, hurlant le Heavy-Blues comme un damné. Les chorus sont superbes, campés sur une rythmique en béton armé. « To The Top » suit le même train, empli de cette mélancolie de l'homme seul la nuit au volant de sa voiture américaine. On y retrouve un peu de « Touch Too Much » d'AC/DC, mais chaque morceau rappelle une chanson d'AC/DC, sans pour autant faire hurler au plagiat. Il s'agit de vrais pièces de musique originales, mais mais dont le coeur est une sorte d'obsession du groupe australien, un fantasme de ce que le fan aimerait entendre encore de la part de son groupe préféré. Krokus l'offre brillamment, en y injectant toujours une touche de Judas Priest sur certains riffs.

« Down The Drain » est un Boogie redoutable, roulant comme une locomotive vers une destination inconnue à travers la campagne désertique. La tension ne redescend à aucun moment, le riff tendu ne lâchant pas un instant sa prise. Seule petit bémol est cette reprise un peu inutile de « American Woman » des canadiens Guess Who. Le morceau est certes plaisant, mais fait retomber un peu l'excitation, permanente depuis le début de l'album.
Heureusement, elle reprend rapidement, grâce au superbe « I'm On The Run ». Instantané, sauvage, rugueux, il rappelle « Bad Boy Boogie » d'AC/DC, mais avec un refrain plus lyrique, plus emphatique. Le thème du fuyard est un classique du monde du Hard-Rock, mais on y trouve dans ce morceau toute la finesse d'esprit de Bon Scott lorsqu'il abordait ce thème, preuve que ces hommes savaient aussi évoquer la vie avec justesse. N'oublions pas que ces suisses n'ont pas eu la vie facile tous les jours, et qu'ils touchent avec leur musique leur rêve de liberté ultime : celui d'être sur la route pour jouer du Rock'N'Roll. Le chorus de Von Arb est redoutable, bien écrit, fin. C'est une réussite incontestable, qui ajoute encore à la qualité déjà évidente de ce morceau.

« Save Me » est un autre très bon morceau, tendu, rappelant Judas Priest, mais aussi UFO. C'est le premier morceau à sortir de sa filiation évidente avec AC/DC, et le résultat est probant. Krokus s'y connaît en refrain fédérateur, et en Heavy-Metal tranchant et menaçant. « Rock'N'Roll », qui clôt le disque, rappelle quant à lui Led Zeppelin et le titre du même nom, dont l'introduction à la batterie en est directement inspirée. Ce titre n'est pas le meilleur de l'album, mais sait se montrer efficace à souhait.

Krokus va poursuivre avec ce disque son ascension des charts américains, atteignant son apogée avec « Headhunters » l'année suivante. Le batteur Freddy Steady sera remplacé par un percussionniste techniquement plus accompli, mais Krokus perdra avec le départ de Steady ce jeu direct, très Rock, et pas encore trop nettement marqué Metal. Avec One Vice At A Time, Krokus atteint son pinacle artistique, offrant un excellent disque aux qualités musicales immenses. Ces dernières resteront pourtant cachées derrière l'influence trop marquée d'AC/DC, résumant Krokus à un simple ersatz germanique sans génie. Mais ce dernier est pourtant là : avoir réussi à sortir un disque qu'aurait pu totalement sortir le groupe des frères Young du temps de sa grandeur, en partie révolue.


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lundi 20 juin 2016

BLACKFOOT 1979

"ils ne sont pas là pour rigoler."

BLACKFOOT : Strikes 1979

Le Rock est avant tout une question de refus du système établi. Ne pas comprendre cela ne vous permettra pas de saisir pleinement le sens de ce qu'est la vraie Rock Music, toute sa puissance et tout ce qu'elle signifie. Chaque continent a son approche, plus ou moins exubérant selon que l'on se situe d'un côté ou de l'autre de l'Atlantique. Les Anglais avait une certaine morgue un peu hautaine, une forme de froideur qui rendait leur musique si puissante et presque divine à certains égards. Led Zeppelin, Black Sabbath ou Deep Purple étaient des dieux inaccessibles, des allégories de la toute puissance du Rock et de son message subversif.

Les Américains approchèrent cela d'abord d'une manière plus globale intellectuellement. Sur fond de Guerre du Vietnam, ils mirent au pinacle pêle-mêle le Folk de Woody Guthrie, la littérature beat de Jack Kerouac, et les expérimentations subversives de Thimothy Leary, sur fond de Blues-Rock acide. Jouer de la musique de noirs pour les blancs étaient déjà une subversion en soi, dans un pays qui, à la fin des années 60, vient à peine de reconnaître les Droits Civiques à sa communauté afro-américaine. San Francisco devient la capitale de ce bouillonnement créatif, comme l'est Londres de l'autre côté de l'Atlantique. Et puis une scène musicale parallèle se développa à côté de tout cette effervescence intellectuelle, celle du Sud des Etats-Unis. Le premier véhicule, à la base de tout, fut Creedence Clearwater Revival, qui revitalisa le son Blues et Country du Deep South. Quatre mecs déroulent un Rock nerveux et tendu, habillés de chemises à carreaux, de jeans, et de bottes de motos ou d'éleveurs de chevaux. Des ploucs du Sud en somme, qui seront bientôt rejoint par un autre groupe fameux : l'Allman Brothers Band. Cet équipage fut également l'une des premières formations interraciales, ce qui surprend d'autant plus, vue l’État d'origine, on ne peut plus raciste : la Georgie. Creedence comme l'Allman font bouillir dans une grande marmite la Soul, le Blues, le Jazz et la Country, pour en offrir une relecture Rock incroyablement riche. Les thèmes sont séculaires, et proches du quotidien de l'Amérique moyenne. Même lorsque John Fogerty évoque le Vietnam, ce sera toujours du point de vue du pauvre gars parti à la guerre, et qui ne comprend rien à tout cela.
Ces deux formations ouvriront la route à ce qui deviendra le Southern Rock. Marshall Tucker Band, Lynyrd Skynyrd, The Outlaws, Black Oak Arkansas, 38 Special, Point Blank, ZZ Top… vont développer leur Rock affûté du Texas à la Floride, diffusant cet esprit de gaillards de la campagne, rudes et mal élevés. Sapés de fringues de cow-boys, le poil long, ils évoquent les bagarres dans les bars, les filles troussées sur la banquette arrière de la Chevrolet, les bitures au whisky et la route à travers les grands espaces. Certains n'hésitent pas à aborder sans un certain humour le carcan de ce milieu raciste, ultra-religieux, voyou dont ces cow-boys beatniks sont aussi les victimes, se faisant casser la gueule à cause de leurs cheveux longs, et traiter de tapettes. Ils leur faut redoubler de virilité exacerbée pour démontrer que les vraies gonzesses ne sont pas ceux que l'on croit. Chemise ouverte, cheveux longs, barbe ou moustache, stetson, bottes poussiéreuses, et regard ténébreux un brin embrumé par la gnôle, tel est le desperado du Southern Rock. C'est le Rock des grands espaces, des laissés pour compte et des hors-la-lois.

Tout cela a fini par plonger dans la caricature, et l'une des principales est sans doute ce qu'est devenu Lynyrd Skynyrd aujourd'hui. Parmi eux, l'un des piliers de la formation, un certain Ricky Medlocke. Il est l'un des seuls survivants du groupe original au côté de Gary Rossington. Medlocke fut batteur sur le tout premier enregistrement de Lynyrd Skynryd, capté en 1971, et publié après le tragique crash d'avion qui mit fin au groupe en 1977 sous le nom de First And Last. Medlocke quitta rapidement le sextet de Jacksonville pour fonder son gang à lui : Blackfoot. D'origine indienne, Medlocke, le bassiste Greg T Walker, et le batteur Jackson Spires firent ainsi un clin d'oeil à leur communauté d'origine. Déjà, on sentait que ce groupe n'était pas tout-à-fait animé par la même force, portant en son âme le souvenir d'un peuple opprimé par le cow-boy blanc, et dont le guitariste Charlie Hargrett était le seul représentant des Blancs du Sud au sein du groupe. Deux albums furent publiés en 1974 et 1976, de bonne facture, très Blues-Rock, le second se durcissant sous l'influence du son de ZZ Top. Blackfoot galère copieusement durant la seconde moitié des années 70, jouant partout où il le peut. Ils seront même le backing-band de la chanteuse sexy à la crinière rousse Ruby Starr, protégée du manager de Black Oak Arkansas. C'est durant une tournée avec elle que Blackfoot fait la connaissance du manager Al Nalli et de son collaborateur Jay Frey, qui gère la carrière de Brownsville Station. Ce nouveau management leur permet de signer sur la filiale d'Atlantic, Atco.

Depuis le milieu des années 70, Blackfoot s'est affûté. Ils vont passer une bonne partie de l'année 1979 à jouer, décrochant même la première partie des Who au Pontiac Silverdome dans le Michigan. C'est que les gars ont un sacré disque à promouvoir : Strikes. Un truc du genre méchant, qui fait passer Lynyrd Skynyrd pour des petits joueurs. Blackfoot en est avec ce disque aux prémices de la machine à Hard'N'Heavy Southern-Blues qu'il sera dans les années à venir. Le son est propre, mais est largement plus teigneux. Tous les morceaux développent des riffs méchants et hargneux, très nettement Hard-Rock. A l'heure du Hard mélodique US de Journey, Boston ou Foreigner, Blackfoot sont de très vrais méchants. La photo au verso permet de bien saisir l'esprit : pantalons noirs, blousons de cuirs, chemise et veste patchée en jean, lunettes noires pour Hargrett, et oripeaux indiens pour Walker, le regard fier, les mains sur les hanches, ils ne sont pas là pour rigoler.

C'est que le groupe en a bavé jusqu'à ce disque, et le méchant « Road Fever » qui ouvre le disque relate la dureté de la vie sur la route, mais aussi sa folie mégalomaniaque et sa solitude, le soir au comptoir du bar. Doté de deux superbes reprises électriques, Blackfoot démontre que le Southern-Rock ne renie pas ses racines. La première d'entre-elles est « I Got A Line On You », seul mini-hit du groupe américain Spirit, qui comptait en ses rangs le guitariste Randy California. Cette chanson marqua son époque par la qualité de sa mélodie, au niveau du meilleur Rock Anglais, ce qui, en 1968, étant encore rare. La seconde est la plus logique reprise de « Wishing Well » de Free, ultime formation Blues-Rock anglaise, qui traumatisa toute la Grande-Bretagne, plus modestement les Etats-Unis. Ce choix n'était pas le plus évident, mais Blackfoot réussit à le durcir tout en conservant toute la mélancolie initiale. Le timbre vocal de Ricky Medlocke se montre assez similaire à celui de Paul Rodgers, en plus agressif néanmoins.

La mélancolie règne encore sur le romantisme désespéré de l'homme abandonné sous les lumières rouges de filles de joie sur « Left Turn On A Red Light ». « Pay My Dues » est un thème plutôt Funk, sans aucun doute inspiré des dates partagées avec les démentiels Funkmasters de Mother's Finest. Payer ses dettes est un thème récurrent du Southern-Rock, qu'elles soient strictement pécuniaires, amoureuses, ou amicales. La loyauté est un sujet fort de ces hommes des terres oubliées de l'Amérique. Une poignée de main suffit à conclure un contrat, à sceller une dette. Dans un pays où les conflits se règlent au flingue, mieux vaut avoir une parole.

« Baby Blue » est un mordant Heavy-Rock, brutal, qui parle de fille et de trahison. Parce que les belles aux mœurs faciles n'ont guère de parole, voire même, d'âme, comme en doutait déjà avec machisme Led Zeppelin. Ce bon Hard-Rock simple et revigorant démontre toute la capacité de Blackfoot à composer des titres immédiats, au riff imparable. « Run And Hide » est une mélodie assez surprenante pour un groupe comme Blackfoot, dans le sens où elle s'avère plutôt complexe, penchant entre la tension et un lyrisme de l'espoir. Elle démontre en tout cas que ces garçons savaient composer des chansons, et des bonnes.

La grande affaire intervient avec « Train Train ». Ce morceau est à lui seul un emblème, un prodige électrique, qui porte une grande partie du brio de ce disque. Le prélude est un thème à l'harmonica joué par le grand-père de Ricky Medlocke, Shorty. Le vieil homme imite le train à vapeur accélérant dans la plaine, et s'inspire du « Dying Duck Blues ». L'air est déchiré aussitôt par une cavalcade de guitares, Ricky jouant de la slide poisseuse. Riff retors, rythmique implacable, paroles bravaches, ce morceau est le symbole du gars solitaire sans attache et pour qui seul la liberté compte. Blackfoot en délivrera toujours des versions en concert démentielles, décharge de chevrotine ultime de fin de concert qui met à genoux le public. Cette version presque Stonienne dans l'âme conserve son côté Boogie-Blues, entre James Cotton et John Lee Hooker. Les chorus de slide de Medlocke sont meurtriers, tout comme ceux très sioux et Heavy-Metal de Hargrett. Ces duels prendront évidemment une toute autre dimension sur scène, lorsque le gang, déchaîné, envoie le train des grandes plaines à travers la stratosphère, chargeant la locomotive de grandes pelletés de combustible brûlant.

Ultime pièce maîtresse, « Highway Song » est le grand œuvre de Blackfoot, son « Free Bird » à lui. En somme, c'est un morceau mélancolique, mid-tempo, de sept minutes, qui éclate en finale explosif. Les guitares s'emballent avec le rythme, d'où jaillissent des étincelles d'électricité majestueuses. Ce morceau provoque une frénésie irrésisitible, le coeur se soulevant avec la montée de la tension intrinsèque de la musique, avant de s'emballer furieusement. C'est une sorte de trip électrique, comme une virée en bagnole : d'abord le cruising en ville, le regard perdu dans la densité urbaine, et puis l'accélération éperdue sur la highway à travers le désert. Hargrett et Medlocke sont de sacrés bretteurs, et n'ont pas besoin d'être trois, comme beaucoup de formations du Sud, pour faire parler la poudre. Tout est cohérent, écrit, tendu, à sa place. Medlocke expliquera avoir écrit ce morceau en pensant à ses anciens camarades de Lynyrd Skynyrd après l'accident, les amis qu'il perdit ce jour-là. Cet accident d'avion fut un choc pour de nombreux musiciens de la scène. Les Outlaws leur dédicacèrent « Green Grass And High Tides », autre morceau épique construit sur la même structure.


Blackfoot vient de signer avec ce disque le premier volume de ce qui sera plus tard appelée « la trilogie du bestiaire » : le serpent pour Strikes, la panthère pour Tomcattin, et l'aigle pour Marauder. Sacré album en tout cas, qui garde toute la force du Rock américain des années 70, tout en se durcissant avec la seconde vague du Hard-Rock américain, celle de Kiss, Aerosmith et Ted Nugent. On ne peut pas classer Blackfoot de Heavy-Metal, l'appellation est trop simpliste pour sa musique, dont les racines sont profondes. Mais il saura déterrer la hache de guerre, jusqu'à donner des suées aux gamins de Iron Maiden sur leurs propres terres en 1982.

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mardi 14 juin 2016

GRAND MAGUS 2012

"C'est l'apanage des plus grands de réaliser un tel exploit."

GRAND MAGUS : The Hunt 2012

Grand Magus est un trio suédois qui comme beaucoup entretient la flamme du Stoner-Doom Metal. Janne « JB » Christoffersson est à la guitare et au chant. Fox Skinner tient la basse. Ludwig Witt en est le batteur depuis 2012. Il est le Cozy Powell du Stoner, ancien batteur du miraculeux Firebird notamment. Grand Magus existe depuis 1996. Son patronyme provient d'une expression du grand mage Aleister Crowley, qui inspira pêle-mêle Jimmy Page, Ritchie Blackmore ou Ozzy Osbourne. Le trio joue un Heavy-Doom Metal à résurgence Blues, qui brille par la voix de son guitariste, JB. Progressivement, le trio explore le Metal, et se montre plus agressif, moins psychédélique. On les classe trop rapidement dans la catégorie du Metal du Nord de l'Europe, viril et Viking. Jusqu'à ce disque.

Grand Magus est un stakhanoviste du Heavy-Metal Stoner, publiant depuis 2001 un disque tous les deux ans environ, ce disque étant le sixième. Tous méritent d’être écoutés et appréciés, mais celui-ci est sans aucun doute le plus immédiatement efficace. Le Magus a d’abord exploré les tréfonds d’un Heavy-Stoner-Blues noir, avant de métalliser progressivement son propos. Les résultats exceptionnels abondent, dont le magique Iron Will en 2008, un des sommets de cette démarche aplatissante. Pourtant, The Hunt est leur grand œuvre, le disque de Heavy-Metal définitif du vingt-et-unième siècle. Les morceaux sont des hymnes tendus, de furieux cris de guerre Rock, impeccables de bout en bout.

Au départ, écouter Grand Magus nécessitait une certaine culture musicale des années 70 et 80, pour comprendre et saisir toute la force de leur musique. Il fallait s’être imprégné de Black Sabbath, Ozzy Osbourne, UFO, Thin Lizzy, Iron Maiden, Judas Priest, Motorhead, Mercyful Fate et de Cactus. Les trois cavaliers de l’Apocalypse n’avaient pas décidé d’être consensuels, voulant à tout prix jouer de la musique pour eux, pourfendre cette culture de la facilité artistique. Ils décidèrent d’être des despérados, de ne pas céder à l’air du temps. Et de ce fait, leur parcours ne fut pas des plus simples. Tous eurent des groupes parallèles et des jobs alimentaires afin de faire chauffer la marmite. JB assurera notamment le poste de simple chanteur au sein des Spiritual Beggars, groupe de Stoner-Rock plus en vogue que son propre groupe. Ils tournèrent dans le monde entier, et les concerts de Grand Magus furent parfois bien rares. Mais comme ils n’avaient lieu que dans de petits clubs, et que la presse ne s’enflammait guère pour leur Heavy-Metal, le trio poursuivit son odyssée dans l’ombre, comme un projet devenu presque secondaire.

Pourtant, il était l’âme, le sang de Christoffersson et Fox, ce dernier n’ayant d’ailleurs que peu fait d’infidélités musicales. Aussi, JB décide de quitter le confort de Spiritual Beggars, alors en sommeil, pour se consacrer totalement à Grand Magus à partir de 2010. Les tournées s’intensifient de nouveau. En 2012, Sebastian Sippola, qui tient la batterie, quitte le groupe. C’est le second batteur qui rompt avec le Mage. JB et Fox on besoin d’un batteur doué, près à se fondre dans un groupe avec cinq disques au compteur, et dix ans d’existence, un musicien capable de leur apporter un nouveau souffle, et devenir le vrai troisième mousquetaire de Grand Magus. JB se souvient alors de Ludwig Witt au sein des Spiritual Beggars. Il se souvient de son groove, de sa frappe efficace, et de sa sympathique bonhomie. Il serait parfait, et comble de chance, il accepte bien volontiers le poste de forgeur d’épées.

Est-ce son arrivée qui va tout déclencher, engendrant la véritable maestria de cet album au-dessus de tous ses prédécesseurs pourtant brillants ? Sans doute, et aussi un bon paquet de concerts ensemble, qui va forger l’acier de The Hunt. Les premières démos font trembler les murs du petit local de répétition de Stockholm. Les loups, habitués à hurler sur la colline neigeuse au-dessus de la ville, préfèrent se réfugier dans les noires forêts de résineux, les oreilles et la queue basse face au grondement du Marteau de Thor. Ses fameuses bandes ont été d’ailleurs ajoutées sur la première édition cd de cet album. La musique vrombit de plaisir, les premières compositions sont d’une efficacité mélodique totale. « Sword Of The Ocean » et sa cavalcade trépidante est un miracle de Hard’N’Metal à l’efficacité équivalente au Black Sabbath de 1980 avec Ronnie James Dio. Lyrique mais brutal, la musique souffle un vent de colère sur le monde engourdi par vingt années de Rap-Are’N’Bi américain.
Le morceau d’ouverture, « Starlight Slaughter », ne vrombit pas du même carburant que ses prédécesseurs. Quelques accords mélodiques annoncent un riff menaçant, et une ligne de chant héroïque, glaive à la main. Par cette subtile approche Hard-Rock typée Rainbow-Black Sabbath-UFO-Thin Lizzy, Grand Magus poursuit sa quête de Stoner-Metal implacable, mais s’ouvre musicalement un public plus large. Le morceau sonne comme un hymne Rock immédiat, tout en conservant la rudesse de toujours.

S’enchaîne avec maestria la version définitive de « Sword Of The Ocean » et son riff magnétique. Là encore, la ligne mélodique du refrain est implacable, luisant au soleil comme la lame des héros. On retrouve la brutalité du « Neon Knights » de Black Sabbath, dont Grand Magus sont les grands héritiers, remettant sur l’échiquier de la musique des années 2010 un Heavy-Metal rugissant et implacable. La voix de JB est impeccable de puissance, de lyrisme, et de ce grain Blues rugueux qui écarte d'entrée Grand Magus de la clique Speed-Metal symphonique. Je n’en ai pas encore parlé, mais il est déjà temps de dire que Ludwig Witt abat un travail de rythmicien impeccable, entre tempos proche de Led Zeppelin, et accélérations de grosse caisse oscillant entre Deep Purple et Iron Maiden. Très polyvalent, il apporte des influences très Rock, qui donne du souffle à la musique de Grand Magus. « Valhalla Rising » est un hymne guerrier, au tempo massif. Mais la voix de JB ainsi que sa guitare très mélodique élèvent le morceau vers des cimes de poésie Viking. Le chorus s’inspire de ceux de Michael Schenker au sein de UFO, impression confirmée par l’utilisation par Christoffersson d’une guitare Gibson Flying V blanche. Les soli sont très écrits, réduits à l'efficacité la plus pure. Les digressions sont absentes, écartant tout temps mort ou redescente d'adrénaline. Avec ces trois premiers morceaux, Grand Magus a déjà terrassé l'auditeur.

« Storm King » poursuit une quête Viking, les thèmes du Nord de l'Europe étant chers à ces redoutables Suédois. Léger écart de conduite, Grand Magus a parfois eu tendance à digresser vers le Metal guerrier de Manowar, ce qui selon moi n'est pas une référence de très grande qualité. Le quartet américain de True Metal fut en effet l'une des pires caricatures de l'univers Heavy-Metal, gag spinal-tapien trop sérieux pour être réellement risible. Cette musique est une science, dont les racines profondes viennent du Blues, du Boogie et du Rock'N'Roll. En oublier les fondamentaux musicaux en résumant le genre à une poignée de disques à partir de 1970 est une erreur fondamentale, synonyme d'une profonde bêtise. « Storm King » possède une dynamique magique, une atmosphère menaçante des hommes montant au combat. On retrouve les univers chers à Ronnie James Dio, ce lyrisme de cathédrale lorsque le feu ravage la ville.

« Silver Moon » est un puissant obus de Heavy-Metal, impeccable de bout en bout, de ses changements de rythme, à l'urgence de son riff majestueux. Les roulements de Ludwig Witt se rapprochent de plus en plus de ceux de John Bonham. Le refrain rappelle UFO, encore une fois, pour mon plus grand plaisir, mais celui du début des années 80, empreint de cette mélancolie si particulière. « The Hunt » est une sombre cavalcade sous la Lune d'Argent, débutée par une merveille acoustique. C'est une morsure, un impact. Martial, noir, la chasse est ouverte. La voix de Christoffersson y est pour beaucoup dans ce supplément d'âme musicale qui fait toute la différence. Lui et ses hommes, imprégnés de Heavy-Rock : Witt, entre Bonham et Steve Williams de Budgie, Fox, au jeu de basse entre Martin Ain de Celtic Frost et Burke Shelley de Budgie.

D'ailleurs, puisqu'il est question de Budgie, le dernier morceau, « Son Of The Last Breath » est un épique rappelant fortement le superbe « Napoleon Bona Part I and II » de Budgie, avec son introduction acoustique et son accélération électrique. Nos hommes du Nord ont opté pour une introït aux relents celtiques, avant l'explosion aux saveurs symphoniques. « Iron Hand »est un Heavy-Metal rapide, brutal et sans concession. La basse, le riff de guitare et la batterie sont un coup de poing au visage fulgurant. Il préfigure l'ultime « Draksadd », terme suédois pour le drakkar. Massif morceau de Heavy-Metal guerrier, son riff est très Hard-Rock, mais n'a pas la qualité de ses prédécesseurs. Il clôt pourtant très agréablement ce superbe disque.

L'apport des démos des premiers morceaux est un bel ajout à ce disque majeur. On y retrouve Grand Magus dans son local de répétition, brut, imprécis, mais totalement possédé par sa musique. La version de « Sword Of The Ocean », disais-je plus haut, est d'une brutalité aussi digne que celle de sa version finale. Et la voix de JB, pure, ne démontre qu'une chose : ce bonhomme est fantastique.


Grand Magus vient de signer avec The Hunt un album majeur, qui à mon sens est un tournant dans sa déjà conséquente carrière musicale, déjà empreinte de nombreux très bons disques. Il a réussi à sortir du bois du Heavy-Metal obscur pour spécialistes à une musique plus riche et plus accrocheuse, tout en conservant ton son nerf et sa personnalité. C'est l'apanage des plus grands de réaliser un tel exploit.

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mardi 7 juin 2016

METALLICA 1983

"Ils étaient les grands frères un peu branleurs mais rigolos, qui boivent de la bière et bricolent des bagnoles."

METALLICA : Kill’Em All 1983

Ah, j’ai parfois eu la dent dure avec Metallica. Non pas que je n’aime pas ces garçons, mais je dois avouer avoir beaucoup de mal avec leur Metal de stade pour bouffeurs de donuts qu’ils nous servent depuis maintenant vingt-cinq ans. Je fais partie de ces intégristes qui considèrent que Metallica est mort avec Cliff Burton, quelque part sous un bus en Suède une nuit de 1986. Si le quatuor conserva un temps le son métallique forgé sur leurs trois premiers albums, ils perdirent la folie et une certaine inspiration, qui elle s’envola définitivement depuis le début des années 90, Metallica tournant invariablement en rond depuis cette période. Je dois aussi avouer que je n’aime pas suivre le mouvement général. J’aime aller à l’encontre du goût du grand public, même quand le Rock avait encore ses faveurs en ces temps reculés que sont le début des années 90.

 Nous sommes en 1993, j’ai quatorze ans, et je suis dans la cour de mon nouveau collège dans le Sud-Ouest de la France. Le Grunge de Nirvana fait fureur, tout comme le Rap-Metal de Rage Against The Machine. Metallica est une valeur sûre du Metal avec les Guns’N’Roses, maîtres des stades du monde entier avec les Rolling Stones et AC/DC. Le quatuor de San Francisco surfe sur l’immense succès commercial de son Black Album paru en 1990, et pour lequel ils tournent encore. La radio diffuse « Enter Sandman » et la ballade qui fait fondre le cœur des filles comme des jeunes boutonneux à blousons Rip Curl : « Nothing Else Matters ». Personnellement, tout cela me gonfle prodigieusement. Moi qui carbure à Led Zeppelin et aux Who à hautes doses, j’ai bien du mal à adhérer à ce gros Metal bourrin à jean slim, moustaches et baskets montantes. Surtout, je n’aime pas ce que tout le monde aime, en particulier mes camarades qui écoutent aussi bien cela que de la grosse Dance pourrie comme Ace Of Base, Two Unlimited ou Dr Alban. Pour moi, le Rock est un truc sacré, avec un feeling, une âme. C’est une rébellion, mais aussi un truc d’esthète, qu’on ne laisse pas entre les mains d’une bande de gros beaufs yankees.

Metallica était alors partout, dans tous les magazines de musique. Il y avait des hors-séries qui leur étaient consacrés dans tous les rayons du marchand de journaux, contant leur fabuleuse saga, celle d’une bande de potes, partis de rien, qui devinrent les rois du monde, non sans avoir laissé l’un d’entre eux derrière, destin tragique apportant encore un peu de sel à cette histoire décidément parfaite. Parmi les articles que je lisais quand même, toujours avide de comprendre, il y avait ceux consacrés aux influences du groupe. C’est grâce à cela que je fis la connaissance de la New Wave Of British Heavy-Metal, et découvris Iron Maiden, Savage ou Diamond Head. J’achetai ainsi une compilation de cette époque assemblée par le batteur de Metallica lui-même, Lars Ulrich, et célébrant les vingt ans de cette vague du Heavy-Metal anglais. Je découvris également Budgie, Motorhead, Judas Priest, ou encore Mercyful Fate. Les influences musicales de Metallica étaient un vivier de groupes géniaux, mais j’étais toujours dans l’incapacité de partager l’enthousiasme collectif, préférant les originaux à la copie.

L’usure psychologique fit pourtant son effet, et je finis par céder à la tentation d’acheter un disque de Metallica. Mais à ma façon. L’écoute du Black Album ne m’avait pas convaincu, je décidai donc d’attaquer la montagne par un autre flanc : son histoire. J’avais en fait déjà parcouru une partie du chemin en me jetant sur les albums qui servirent de terreau initial à leur musique. Leurs débuts remontant à 1981, ils avaient joué à une époque où le Heavy-Metal était d’une grande qualité. Leur premier disque datait de 1983, il faisait toujours partie de cet âge d’or. J’attaquai donc par cet album :  Kill’Em All.

Il est à ce stade intéressant de rappeler quelques faits historiques sur Metallica. Le fondateur du groupe est le batteur Lars Ulrich, fils du tennisman professionnel d’origine danoise Torben Ulrich. Ce dernier était par ailleurs musicien de Jazz, et le parrain du petit Lars n’est autre que Dexter Gordon. En 1973, les Ulrich assistent au concert de Deep Purple au stade de Copenhague, et c’est la révélation. Le jeune Lars veut devenir batteur de Hard-Rock comme Ian Paice. Ce premier choc va être suivi de la découverte quelques années plus tard du nouveau Heavy-Metal anglais, qui va totalement le fasciner, au point de suivre son groupe préféré, Diamond Head, sur une bonne partie des dates de leur tournée anglaise de 1981. La famille Ulrich ayant émigré aux Etats-Unis, Lars revient sur le continent américain fonder son propre groupe, et passe une petite annonce dans un magazine afin de trouver des partenaires partageant les mêmes goûts musicaux, plutôt pointus en Californie. Un jeune guitariste-chanteur répond, il s’appelle James Hetfield. Un nom est trouvé : Metallica, et la bande devient un quatuor stable avec l’arrivée du bassiste Ron McGovney et d’un jeune soliste rouquin du nom de Dave Mustaine. Plusieurs morceaux originaux font leur apparition, mais le répertoire est encore massivement composé de reprises de Savage et de Diamond Head. Hetfield apporte plusieurs idées de morceaux, ainsi que Mustaine, qui s’impose comme un leader musical. McGovney parti, il est remplacé définitivement lorsque Hetfield et Ulrich tombe sur le bassiste d’une formation concurrente du nom de Trauma : Cliff Burton. Son look de hippie et son jeu de wah-wah sur sa grosse basse Rickenbaker fascinent, et il finit par rejoindre Metallica après un intense harcèlement. Tout semble se présenter pour le mieux : le quatuor a une base de fans solides gagnée grâce à ses nombreux concerts et ses enregistrements sur plusieurs compilations underground comme Metal Massacre.

Ils obtiennent bientôt un budget pour enregistrer un premier vrai album. Les chansons sont prêtes, le studio réservé. Il reste quelques concerts à assurer avant le premier jour de studio, mais le comportement de Dave Mustaine devient de plus en plus complexe à gérer. Si tout le monde picole pas mal, ce dernier est un homme excessif, et devient violent et mégalomaniaque une fois imbibé. Garçon mal dans sa peau, il consomme la boisson en alcoolique, et fricote avec les drogues dures, dont l’héroïne. Il manque de tuer les musiciens en conduisant le van du groupe complètement raide, et certains concerts commencent à souffrir de ses excès. Une violente dispute entre Hetfield et Mustaine, qui en viennent aux mains, scelle le destin du guitariste. Il est viré sans ménagement, et disparaît de tout crédit sur le premier disque alors qu’il cosigna plusieurs morceaux originaux. Sa contribution musicale s’étendrait même selon lui jusqu’à un morceau de Master Of Puppets, troisième disque de Metallica. Cet oubli aussi volontaire que forcené, allié au licenciement sec à quelques jours de l’enregistrement du premier disque restera une profonde blessure pour Mustaine. Il en conservera une rancune tenace envers Metallica, qu’il ne solda qu’en 2010, lorsqu’il put s’entretenir enfin en tête à tête avec Ulrich du sujet. Dans le cadre d’une thérapie menée par Hetfield et Ulrich afin de régler leurs différends, et alors que Metallica est au bord de la rupture totale, ils vont s’engager à évoquer de tous les sujets douloureux de leurs vies avec un psychiatre et les principaux intéressés. Le tout fera l’objet d’un film du nom de Some Kind Of Monster. Dans l’extrait nous intéressant, Mustaine y reconnaît ses propres erreurs, mais aussi la dureté du comportement de ses amis d’alors et la souffrance terrible qu’il garda des années durant.

Toujours est-il qu’il sera remplacé par le guitariste d’Exodus, Kirk Hammett, alors que ceux-ci allaient également enregistrer leur premier album quelques semaines plus tard : Bonded By Blood. Le quatuor magique de Metallica est alors réuni, et capte sur bandes ses premiers morceaux. Même si ces derniers ont été abondamment étrennés sur scène, on ne peut pas dire que le groupe ait eu vraiment le temps de se souder sur scène, Burton et Hammett étant entrés en scène entre quelques semaines à quelques jours au sein de Metallica. Les chansons sont donc éprouvées, mais le quatuor vient d’être revitalisé, avec la part d’inconnu que cela conditionne. Pourtant, la cohésion de Metallica saute aux oreilles.

Je ne m’extasiai pas vraiment au premier abord, tant ce disque me semblait réchauffer par rapport à tout ce que j’avais pu entendre en matière de Heavy-Metal anglais des années 1979-1981. Ce disque est en effet est une véritable synthèse de tout ce qu’entendit le batteur Lars Ulrich durant ces mêmes années, lui qui était un fan de cette même musique. C’est la grande force de Metallica : avoir réussi à capter le meilleur de chaque gimmick entendu et les restituer en dix chansons jouées avec conviction à un plus large public. Les Américains ne connaissaient pour ainsi dire pas ce Heavy-Metal anglais nouveau, brutal et underground. Il en restitua le meilleur, sous la forme d’un quatuor soudé, jeune et sympathique. Ils étaient les grands frères un peu branleurs mais rigolos, qui boivent de la bière et bricolent des bagnoles. Ils apportèrent un souffle nouveau à un Heavy-Rock américain sur-produit, celui de Journey, Foreigner ou Blue Oyster Cult, et dont les sonorités visaient un peu trop les filles. Metallica rendit à nouveau le Heavy-Metal affreux, sale et méchant, ce que l’on qualifia de Thrash-Metal lorsque débarquèrent d’autres groupes comme Slayer, Anthrax ou Metal Church. Mais les Metallica avaient pour eux ce je-ne-sais-quoi en plus qui les fit plus largement accrocher le grand public que leurs camarades de la Bay Area.

Ce premier album est une succession de riffs retors, de batterie brutale, et de grosse basse vrombissante. « Hit The Lights » est sans conteste le parfait exemple de l’esprit de ce Thrash-Metal nouveau, son couplet speedé, puis son soudain changement de riff annonçant un refrain plombé, avec ce titre en forme de slogan Rock impeccable. C’est du Heavy-Metal avec une approche Punk, pas du tout arrogant, mais au contraire entre le jmen-foutisme et une forme de nihilisme. « The Four Horsemen » et son riff percutant donnera le surnom des quatre cavaliers de Metallica. L’influence de Motorhead est indéniable, même dans les titres de chansons : « No Remorse », « Motorbreath »… mais cette naïveté juvénile offre une telle débauche d’énergie salvatrice que ces quelques défauts sont bien vite dépassés pour laisser la place à l’implacable poigne de ce groupe.

« Seek And Destroy » sera le grand riff qui résonne encore aux concerts actuels de Metallica, pourtant, avec le morceau d’ouverture, l’autre brûlot est le final et définitif « Metal Militia », martial, dément, furieux, emportant tout sur son passage, laissant l’auditeur exsangue, et l’adolescent repu de cette violence salvatrice et gentiment basse du front. Cliff Burton n’est pas encore très impliqué dans le processus de composition, se contentant d’apporter son feeling et son jeu de basse impressionnant sur l’instrumental « (Anesthesia) Pulling Teeth ». Il sera décisif sur l’album suivant, faisant accomplir à Metallica un pas de géant avec Ride The Lightning, disque décisif de maturité et d’ambition musicale, laissant derrière lui une bonne partie de la scène Thrash derrière eux pour devenir un des grands de la scène Heavy-Metal mondial.

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