mercredi 30 mars 2016

MICHAEL CHAPMAN 1969

 "Michael Chapman a le talent d'un conteur digne de Bob Dylan, avec la lucidité sociale d'un Ken Loach."

MICHAEL CHAPMAN : Rainmaker 1969

J'écoute la radio depuis quelques minutes, et joue un morceau qualifié de Folk. Une rythmique vaguement syncopée, une guitare acoustique qui suit d'un accord la dite rythmique, et un minet qui vocalise ou une minette qui minaude. Si l'on pousse le vice, on peut même distinguer quelques menues percussions électroniques, dites électro, aujourd'hui incontournables sur tout disque qui se veut moderne et dans l'air du temps. Le terme Folk est tellement galvaudé, tellement utilisé à toutes les sauces du moment qu'un pseudo cool qui gratouille une guitare acoustique est Folk. Et l’on a fini par totalement oublié que comme tout mot de notre vocabulaire, il eut un sens.
Folk signifie peuple, où plus précisément les gens en général. Car le Folk était au départ de la musique populaire, les chansons que l'on interprétait le soir à la veillée, avec les instruments à disposition à la maison : guitare, tambourin, piano, violon, bandoleon..... De quoi s'accompagner et interpréter une mélodie tout en chantant un texte sur la vie de tous les jours : le travail, l'amour, les difficultés sociales. Ce terme prit tout son sens en Grande-Bretagne, Irlande comprise, qui recouvre ce que l'on qualifiera de musique populaire. Les américains avaient eux le Bluegrass et la Country pour les blancs, le Blues pour les Noirs. Il faudra que les immigrés britanniques et irlandais exportent leurs chansons pour le genre se fonde en terre américaine, et se mêlent aux musiques locales. Une scène folk apparaîtra à la fin des années 30 et les années 40 avec des musiciens comme Woody Guthrie, et dans les années 60, John Fahey puis Joan Baez et Bob Dylan.

En Grande-Bretagne, la scène se développa au milieu des années parallèlement à la scène Blues et Jazz, Bob Dylan ayant été aux débuts des années 60 le déclic pour beaucoup de musiciens décidés à se pencher sur la musique traditionnelle. Une véritable scène Folk explosa à la fin des années 60, avec en chef de file le décrié Dylan anglais, Donovan. Ce dernier eut pourtant le mérite de remettre au goût du jour ces sonorités perdues, ou en tout cas d'inciter toute une génération de beatniks de se replonger sur les musiques acoustiques traditionnelles.

Donovan fut qualifié de sous-Dylan, mais fut aussi accusé de galvauder un genre musical aux racines séculaires. Cette dernière critique, Dylan y eut droit en se mettant à l'électricité en 1965, le voyant trahir les codes du Folk traditionnel. Comme on critiqua Miles Davis lorsqu'il se mit à l'électrique, Coltrane au Free, et Muddy Waters et John Lee Hooker à fricoter avec les petits blancs du Blues anglais. Il est certain que cette répartie pourrait m'être opposée, étant donné que je suis gentiment en train de vous expliquer que tout ce qui est qualifié de Folk grand public me les brise avec fracas. Mais ce n'est en fait pas une question de codes musicaux, mais de qualité. La plupart de ce qui sort sous la forme de Folk est d'une médiocrité musicale et d'une uniformité effrayante, traduisant un manque flagrant d'imagination. Je ne serai pas non plus totalement hermétique, un groupe comme Mumford & Sons mérite le respect. Mais globalement, bien qu'ils soient d'énormes vendeurs outre-Manche, on ne les entend guère ici.

Le Folk britannique est d'une richesse infinie. Il proposa des artistes et des albums tout simplement magiques entre 1965 et 1980. L'émotion qui y est véhiculée est d'une beauté renversante. Si le Heavy-Metal et le Hard-Rock m'ont comblé de joie électrique par les formations des plus au moins connues, le Folk fit de même. La poésie délicate, douce et amère des vertes prairies de l'Albion vous saisit totalement. Si certains ont eut tendance, à force de substances, à s'acharner sur les mythes de Tolkien, d'autres surent véhiculer la beauté de la musique anglaise dans toute sa splendeur, au point d'en influencer directement le Hard-Rock. Jimmy Page était un amateur transi de Davy Graham et Roy Harper, et les incursions Folk de Led Zeppelin, qu'elles soient franches ou matières à inspiration pour des pièces électriques ambitieuses, sont d'une beauté transcendante, et apporte une richesse particulière à sa musique. Même Black Sabbath fut influencé. Par ses mélodies aux relents celtiques ou médiévaux, c'est bien le Folk britannique qui est là, sous-jacent, enrichissant la Heavy-Music de ses mélodies majestueuses.

Je découvris beaucoup de musiciens par Led Zeppelin, Harper et Graham notamment, mais aussi le possédé John Fahey. Cela ne gâcha en rien mon appréciation de la musique de Led Zeppelin, bien au contraire. Je découvris un autre monde, qui était celui par lequel vivait la musique du quatuor de Page, et donnait les clés de sa magie unique.
Par-delà les mondes de la verte Angleterre, je découvris Michael Chapman. Sa musique m'émeut. L'homme est un pionnier du genre, modeste, qui débuta comme professeur de photographie, avant d'interpréter ses chansons dans les pubs et les bars. Il se fit une petite réputation auprès des amateurs de Folk à guitare, ceux-là même qui soutinrent Roy Harper. Il fut signé par le label Harvest, et publia ce premier album en 1969. Il a alors vingt-huit ans.

Sa gueule cassée et sa voix râpée en font l'interprète d'une musique rugueuse. Sa musique est un monde amer et mélancolique, sortant des noires années de la Seconde Guerre Mondiale, de ses privations et des efforts de la reconstruction. Une Grande-Bretagne qui travaille dure, se lève tôt, mais ne rêve pas. La folle jeunesse du milieu des années 60 tentera de faire sortir le pays de son univers gris et sordide pour y apporter de la couleur, de la folie, de la poésie, et l'espérance d'une vie moins monotone qu'elle ne semble se dessiner. Michael Chapman a compris depuis longtemps que l'on ne sera pas nombreux à planer jusqu'à la fin de nos jours à Ibiza. Il faudra se contenter des joies simples, et faire face au quotidien, qui se rappelle à notre bon souvenir. De petites étincelles de plaisir dans un océan d'ennui quotidien. Et puis aussi ces rêves qui se brisent, ces bons moments qui s'arrêtent, inexorablement : un amour qui se meurt, un dimanche qui se termine, une éclaircie au milieu de la grisaille au bord de la jetée.

Chapman est un poète taciturne, qui sait apprécier les lueurs d'espoir, mais reste lucide quant à la dureté de la vie et des relations humaines. Ses mélodies sont d'une beauté sauvage. Son jeu de guitare le voit mêler le Blues et des accords venus des îles de l'Ouest, aux accents celtiques et irlandais. L'homme peut pratiquer les deux sur un instrumental, usant du bottleneck pour jouer un obsédant thème aux saveurs de stout. Il est à la fois un véritable virtuose de l'instrument, comme Davy Graham, et y injecte l'audace d'un Roy Harper, sans tomber dans le délire inhérent à certains artistes influencés par le Rock Progressif. Chapman restera un artiste inspiré durant toutes les années 70, connaissant même un certain succès commercial durant la décennie grâce au soutien du toujours inspiré animateur radio de la BBC, John Peel.

Sa sensibilité n'est pas sans rappeler Rory Gallagher, mais l'irlandais était aussi un jeune chien fou lorsqu'il prenait sa vieille Stratocaster. Pourtant, à l'écoute de leurs musiques, on aperçoit les vagues se briser sur la côte, les plages de galets, les petites routes serpentant la verte campagne, les petites maisons blanches aux poutres de bois apparentes, et les fleurs multicolores des rhododendrons. C'est aussi celles des rues bordées de petites maisons de briques sales, derrière lesquelles trônent des cheminées d'usine et des friches industrielles, anciens puits de mine à l'abandon. Tout un pan de vie que les Anglais préfèrent fuir pour la folie londonienne ou le soleil de Californie. Lorsqu'ils en ont les moyens. Mais qui parle de ces anglais, de ces cités sombres, de ces vies sans espoir, à part les auteurs dont la musique s'enracine profondément dans la terre de ces îles britanniques au passé si particulier ?
Michael Chapman a le talent d'un conteur digne de Bob Dylan, avec la lucidité sociale d'un Ken Loach. « It Didn't Work Out » qui ouvre l'album reste pour moi la fabuleuse découverte de ce compositeur miraculeux. Une mélodie âcre et résolue soutient un texte fracassant d'évidence sur une relation amoureuse qui ne fonctionne pas. L'accord discret de Chapman est un enchantement, souffle de résignation douce-amère. J'avais eu le plaisir d'en entendre une version saisie en direct dans un bar, seul à la guitare. A nue, sans sa rythmique souple, les petits chorus de guitare et les accords d'orgue, la mélodie était encore plus belle, encore plus pure. Je ne pus contenir quelques larmes à l'écoute de ce thème.

« Rainmaker » est un bel instrumental sur cette pluie rédemptrice qui tombe et lave autant les trottoirs que les tourments des âmes. « You Say » est une tendre chanson sur un amour qui débute dans la douceur de l'air du mois de mai. « Thank You PK 1944 » évoque les souvenirs des terribles bombardements sur la Grande-Bretagne de l'enfant Michael Chapman, né en 1941. Chapman s’est entouré de musiciens issus de la scène Jazz et Blues anglaise : Clem Clempson de Colosseum, Alex Dmochovski et Aynsley Dunbar du Retaliation, ou encore un petit nouveau que Chapman a repéré : Mick Ronson.

Cette belle équipe brode une musique teintée de mélancolie et de nostalgie à des amours perdus couverts de cendres et de tendres pensées : « No One Left To Care », « Small Stones », « Sunday Morning », ou Goodbye to Monday Night » sont de petites merveilles oscillant entre le Folk-Blues vigoureux de la guitare et de la voix de Chapman, et cette couleur bleue si particulière du British-Blues Boom de la fin des années 60. L’album se termine comme dans le souffle d’une vague grise se brisant sur les rochers de la côte, emportant dans le ressac les douleurs des jours passés.
Au début des années 70, Chapman se tournera progressivement vers les sonorités américaines de la Soul et du Folk de Memphis. Il se détachera de cette profonde identité britannique qui fait le charme de ce disque lumineux et granitique, empreint de la poésie grave des adultes blessés. Mais il conservera à jamais cette âme sensible et amère qui fait tout le charme de sa musique si particulière.

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samedi 19 mars 2016

MICHAEL SCHENKER GROUP AT ROCKPALAST 1981

"Mais les flammes furent magnifiques, assurément."

MICHAEL SCHENKER GROUP : « Rockpalast : Hard-Rock Legends Vol 2» 2010

            Lorsque Michael Schenker quitta UFO en 1979 après six années et autant de disques et de tournées mondiales, il est un homme carbonisé. C’est que la vie sur la route avec la bande à Phil Mogg et Pete Way n’est pas de tout repos. Alcool, drogues, filles.... tout y passe dans des proportions peu recommandables, à se demander comment ces cinq-là ont pu produire une musique d’une telle qualité dans un tel état. Le plus effarant, c’est que Schenker n’a que... vingt-quatre ans. L’entourage du guitariste, musiciens comme journalistes, ne peuvent que constater qu’il est dans un état psychologique pitoyable. Buvant des hectolitres d’alcool, il voit des extra-terrestres partout et flirte un temps avec une secte afin de retrouver un illusoire réconfort psychique. Puis peu à peu lui revient l’envie de faire de la musique.
            Il faut dire que son départ de UFO n’est pas que dû à la fatigue généralisée liée à de longues années de route et de studio dont les tensions internes ne sont que le résultat. Des divergences musicales ont fini par naître. Pas réellement sur le fond finalement, car à bien y regarder, la musique du Michael Schenker Group ne sera pas si éloignée de celle de UFO à la suite de son départ, à savoir un Hard-Rock mélodique racé. Mais Schenker, qui ne parle pas un traître mot d’anglais, peine à imposer ses idées face à l’autre duo de compositeurs, Mogg-Way.  De plus, son ignorance de la langue de Shakespeare le rend paranoïaque. Il est persuadé que l’on complote dans son dos, et ne supporte pas ce climat de suspicion, semble-t-il infondé d’après Phil Mogg.
            Michael Schenker reprend donc sa Gibson Flying V en main après un passage rapide de quelques mois au sein des Scorpions de son frère Rudolf, en dépannage du départ de Uli Jon Roth. Il laissera quelques belles étincelles de musique sur le puissant Lovedrive . Il réunit un aéropage de vieux grognards du hard-heavy-progressif comme lui : Simon Philips de 801 et Judas Priest et Cozy Powell de Bedlam et Rainbow à la batterie, Don Airey de Colosseum II aux claviers, et Mo Foster de Affinity à la basse. Une belle équipe de losers mes amis, en 1980, on ne peut guère faire pire alors que retentit le premier album de Iron Maiden et Ace Of Spades de Motorhead. Le seul jeune de la bande est le chanteur, un gallois du nom de Gary Barden, parfait inconnu découvert dans un club par Schenker un soir de biture.
            Le fait d’avoir un inconnu à ses côtés est en fait un atout : il va pouvoir mettre de vrais textes anglais sur la musique du guitariste sans trop oser la ramener. Et c’est un fait : Gary Barden est trop heureux et trop sympa pour la ramener. Mais surtout, le garçon est un chanteur capable, avec un coffre un brin plus proche de celui de Ian Gillan. Et les chansons ne se font pas attendre, à commencer par l’hymne introductif : « Armed And Ready ». Un morceau surpuissant, au riff imparable, brandi comme un étendard, totalement turgescent. Et il y en a d’autres sur ce disque : « Victim Of Illusions », « Feels Like A Good Thing » ou « Cry For The Nations ». Il est incontestable que Schenker est un guitariste prolixe, à l’instinct musical totalement inné. Les riffs magiques comme les soli miraculeux lui sortent des doigts avec une facilité déconcertante, rendant chaque performance scénique totalement passionnante.
            Rapidement, ce qui ne fut qu’un assemblage hétéroclite de musiciens participant à un disque solo d’un copain devient un vrai groupe, le désormais bien nommé « Michael Schenker Group ». Outre le petit prince blond de la guitare, on retrouve Gary Barden au chant, et Cozy Powell à la batterie, définitivement en partance de Rainbow. Chris Glen du Sensational Alex Harvey Band prend la basse et ….. Paul Raymond, qui vient de larguer UFO, prend les claviers et la guitare rythmique.
            La tournée de l’automne-hiver 1980-1981 à travers l’Europe est étourdissante de puissance et de virtuosité. En pleine possession de ses moyens, doté de chansons en béton armé, qu’elles soient originales ou soigneusement sélectionnées parmi le répertoire de UFO, le MSG ravage les salles de son Hard-Rock magique. Schenker, le cheveu court, jean, baskets, blouson de cuir et Flying V originale bicolore en main, emmène sa troupe vers des cimes rarement atteintes pour un groupe de Rock. Portés par l’énergie de l’ange blond totalement régénéré, Barden, Glen, Powell et Raymond donnent tout.
            Et sur ce disque en particulier. Schenker est enfin chez lui en Allemagne. Plus précisément à la Markthalle à Hamburg. Comme requinqué de pouvoir parler et de se faire comprendre sans que l’on se moque de lui, il se sent vivre. Raymond ironise même durant le concert : Schenker boit un verre d’eau. C’est par ailleurs cocasse de constater que ce dernier laisse son pianiste parlé en anglais au public alors que celui-ci est allemand. Sans doute le syndrome du génie mutique, comme Ritchie Blackmore. Pulvérisant l’auditoire avec l’érectile « Armed And Ready », les musiciens sont déjà en sueur au second morceau. Le guitariste est en transe totale, écumant des kilomètres de riffs et de notes en chorus furieux. Cozy Powell n’a jamais été aussi puissant, un mastodonte de rythme et de groove métallique portant littéralement le quintet de ses rafales de baguettes dans ses caisses et ses cymbales.
            La version de « Rock Bottom » est à elle seule un miracle. Se plongeant totalement mentalement dans ce morceau de UFO datant de 1974, joué des centaines de fois sur scène, écumé jusqu’à la lie, il en ressort un substantifique jus de furie électrique. Là encore, on sent que le niveau technique de Powell n’est pas celui du valeureux Andy Parker, un peu balourd en comparaison. On sent surtout qu’il a été derrière des guitaristes d’exception mais au combien exigeant, que ce soit Jeff Beck ou Ritchie Blackmore. Chaque percussion de tom est d’une précision magistrale. Il ne faut pas seulement tenir le rythme, il faut savoir relancer le patron, lui donner du souffle, lui donner envie d’improviser encore et encore. Et c’est ce que fait Powell. On sent même que Chris Glen découvre tout cela, lui qui fit partie d’un groupe plutôt carré, l’improvisation n’avait guère sa place. On sent l’homme souffrir à pulvériser des kilomètres de notes lourdes entre la guitare et la batterie. On le plaint presque, si ce n’est qu’il s’en sort pas mal.

Autre abonné à la tête de con, Paul Raymond. Provenant de Chicken Shack avec Stan Webb, puis Savoy Brown avec Kim Simmonds, et enfin UFO, le moins que l’on puisse dire, c’est que le garçon en connaît un rayon côté guitariste cyclothymique. Mais toujours pour le meilleur. C’est donc sans crainte qu’il quitte les poivrots sans manche de UFO pour rejoindre le dit fou furieux Michael Schenker. Raymond est un vrai sideman de génie. Du genre irremplaçable. Sa vraie force est de maîtriser très bien les instruments dont il joue sans vouloir en devenir un soliste. C’est-à-dire qu’il a des capacités presque virtuoses, mais au service de solistes de génie. Et il invente dans la rythmique, créant un souffle musical capable d’exacerber la créativité de ses patrons sans leur faire de l’ombre. Tout en glissant ses propres compositions au passage, sous la forme de co-signature. Et voilà Paul Raymond co-auteur des meilleurs albums de Blues-Rock entre 1969 et 1979, mine de rien. Vous saviez que le magnifique « Hellbound Train » est à l’origine un morceau basé sur le piano électrique de Raymond ? On sait bien peu de choses sur ce garçon à l’abnégation la plus complète, qui saura se mettre aux services des groupes auxquels il participe tout en y injectant sa personnalité tant artistique que physique sur scène. Le voir alterner claviers et guitare rythmique sur le même morceau est une sacrée prouesse, le tout en étant à l’aise face au public.

Si UFO sut survivre avec brio au début des années 80 grâce Paul Chapman et quelques très bons disques de Hard-Rock mélodique bien sentis, ils n’auraient pas le panache de ceux du Group de leur ancien lead-guitariste. L’autiste blond, incapable de discuter avec les autres membres de son groupe car ne parlant quasi-exclusivement qu’allemand, a le plus grand mal à se faire entendre. En tant que commandant de son propre vaisseau, Schenker va pouvoir développer ses propres idées sans contrariété. Son équipage ne se composera que par la réputation enviable du jeune musicien dans le monde du Hard-Rock, vu comme un véritable génie au potentiel à peine dévoilé au sein de UFO. L’homme avait assurément mille choses fabuleuses à proposer en solo, c’était évident. Et le premier album du MSG tint toutes ses promesses. Donc acte sur scène, et comme Schenker est un virtuose possédé, il saurait injecter toute la puissance de son jeu à un groupe acquis à sa cause, et composé de musiciens rôdés à l’exercice.

Il y aura un disque en public en 1982 qui retracera un concert prestigieux au Budokan de Tokyo, et qu’il me faudra aussi vous conseiller. Les chansons sont excellentes, le groupe en forme, les interprétations de qualité. Mais il n’aura pas l’énergie, la spontanéité, la flamme de ce concert à la maison, sur cette première tournée où Schenker et sa bande ont tout à prouver. Le set d’une heure et quelques est incandescent, furieux de bout en bout, sans le moindre temps mort. Schenker déroule des kilomètres de chorus enflammés, imprégnés de cette poésie inhérente aux tous meilleurs instrumentistes. Glen et Powell blindent une rythmique implacable, Raymond comble le moindre espace rythmique, et Schenker n’a plus qu’à s’envoler. Barden est un vocaliste compétent, parfois pris en défaut devant la démence de ses camarades, mais l’homme tient la rampe, assurément.
L’essentiel ne réside pas dans la perfection de l’interprétation, mais bien davantage dans la fureur à la fois Hard et mélodique de ce quintet d’exception, toujours un peu en marge dans l’histoire du Rock. Pas suffisamment jeune, pas suffisamment Metal non plus, il fera partie des valeurs sûres aux côtés de UFO, Thin Lizzy, Whitesnake et Rainbow, sans obtenir une vraie consécration justement méritée. Trop versatile aussi, Schenker ne sut pas maintenir ce niveau de férocité plus de deux ans. Michael Schenker avait le défaut de la versatilité inhérente aux grands leaders musicaux perturbés comme Ritchie Blackmore, et finit par progressivement virer tout le monde. L’équipage magique qui sut se mettre à son service avec dévouement était éparpillé. Il se perdra progressivement vers 1983 dans les excès d’un Rock calibrée plus aussi séduisant que le fut sa musique à ce moment précis de l’Histoire. Mais les flammes furent magnifiques, assurément.

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jeudi 10 mars 2016

BUDGIE 1981

" C’est un disque audacieux, se démarquant de la brutalité sauvage de Power Supply, mais qui en conserve toute l’implacabilité."

BUDGIE : Nightflight 1981

            John Thomas s’est éteint tranquillement. Ce sympathique et fort récent sexagénaire vient de disparaître, et il n’y aura pas beaucoup de remous. Sans doute plus que pour le commun des mortels, car John Thomas était bien plus que le commun des mortels. Pour quelques fans de Heavy-Metal, il fut le second guitariste de Budgie, officiant sur trois albums, une poignée de disques live et pas loin de vingt années au sein de ce trio gallois culte toujours  abordé avec une petite moue de dégoût. Il n’est pas facile d’être précurseur, d’oser l’ultraviolence sonore, l’exubérance maléfique, l’outrecuidance lyrique, et les crossovers pionniers avec le Funk et le Jazz.
            John Thomas arriva en 1979 pour remplacer le guitariste Tony Bourge. Ou plus précisément trois guitaristes. En effet, Budgie termina sa tournée pour la promotion de l’album Impeckable en 1978. Il était pourvu sur la route de deux bretteurs : Bourge, et une seconde lame nommée Myf Isaac, qui intervint depuis 1976 pour étoffer le son de Budgie sur scène. Bourge parti, Isaac décampa lui aussi, retournant à l’anonymat. Il fut remplacé par un débarqué de choix : Rob Kendrick, ancien guitariste de Trapeze, autre second couteau magnifique du Heavy-Rock anglais des années 70. Le garçon tint sa place durant toute l’année 1979, assurant les concerts que Budgie organisa en Amérique du Nord dans un ultime espoir de percer sur ce continent. Ce sera peine perdue, et malgré des salles de 3000 à 5000 places complètes sous le seul nom du trio, rien ne se concrétisa réellement. Budgie se retrouva sans maison de disque, et Kendrick lâcha prise. Burke Shelley, chanteur-bassiste, et Steve Williams, batteur depuis 1975, retournèrent à Cardiff, de l’amertume plein la bouche.

 En Grande-Bretagne, le Heavy-Metal était en train d’opérer une mutation vers une violence implacable. Motorhead et Judas Priest défrichèrent le terrain, suivis de Black Sabbath avec Ronnie James Dio, puis d’Iron Maiden, Venom, Saxon, Holocaust, Savage… Budgie était en colère, déçu de son échec, revenu au pays la rage au ventre. Budgie était plus Hard, plus méchant, plus fou que tout ce qui était le plus Heavy entre 1970 et 1975. Budgie sera le plus méchant de 1980. Pour cela, il leur faut un desperado, un vrai. Un flibustier, une lame capable de tailler des riffs comme AC/DC et Judas Priest, et baver du solo qui prend les tripes comme Michael Schenker et Billy Gibbons. Ce mec-là, ce sera John Thomas.

Surnommé Big John par ses camarades du Georges Hatcher Band à cause de son physique un peu empâté, le garçon est une un armurier qui lime de la Les Paul Gibson comme personne dans le pays. Le Georges Hatcher Band joue un Blues-Rock sudiste plutôt sympathique, mais n’a rien de vraiment Hard’N’Heavy. Thomas voudrait orienter le quintet dans lequel il joue depuis le début en 1976 vers un Heavy-Blues plus Hard, comme Molly Hatchet et ZZ Top. Mais le leader du groupe ne l’entend pas de cette oreille, et quand Burke Shelley lui propose de régénérer Budgie, il signe des deux mains. Une pleine liberté dans un groupe, avec pour seule condition de faire un maximum de raffut, ne se refuse pas.

Le trio signe sur Active Records, en fait une sous-division de son ancien label MCA. Le EP If Swallowed Do Not Induce Vomiting, suivi du LP Power Supply, parus tous deux en 1980, sont de puissant uppercuts dans un Heavy-Metal qui se veut plus jeune et plus agressif, mais qui n’en a pas forcément l’étoffe. Budgie est un bombardier, l’un des plus terrifiants groupes de Heavy-Metal de l’époque avec Motorhead. Ces derniers puisent dans le Rythm’N’Blues et le Rock’N’Roll, Budgie traîne du côté de la Soul et du Blues, le tout injecté d’octane.

Le défouloir de Power Supply passé, Active fit le bilan. Et malgré un tel obus, les ventes ne sont pas au rendez-vous. Budgie n’a pour lui ni la jeunesse, ni l’accroche commerciale suffisante dans sa musique. Totalement sans concession, Power Supply est un disque beaucoup trop dangereux pour les charts, et pas assez Punk et pas assez charismatique pour intéresser la jeunesse branchée comme put le faire Motorhead. Active leur suggéra donc gentiment mais fermement de rendre leur Heavy-Metal plus mélodique, et donc plus accrocheur.

C’est là qu’intervint à nouveau tout le génie de John Thomas. Après avoir refait de Budgie le groupe le plus dangereux du Heavy-Metal britannique, il allait réactiver toute la finesse de sa musique. Budgie était l’alliage fin entre une musique noire et lourde, une subtilité mélodique délicate et des structures progressives audacieuses comme celles de King Crimson. Shelley composa de nouvelles chansons, Thomas leur conserva la densité du premier disque, mais leur injecta sa science du riff assassin, du chorus aventurier, de la tierce lumineuse et de l’arpège électrique. Nightflight de 1981, c’est tout cela à la fois. C’est un disque audacieux, se démarquant de la brutalité sauvage de Power Supply, mais qui en conserve toute l’implacabilité.

Preuve qu’Active fonde d’importants espoirs commerciaux sur Budgie, c’est Derek Riggs qui dessine la pochette du disque, ce qui constituera sa seule incartade à l’exclusivité de son travail pour Iron Maiden jusqu’en 2000 avec RX5 d’Alvin Lee, paru la même année. Le résultat est en tout cas une fois encore réussi, la perruche étant à nouveau mise en scène dans un monde futuriste et fantastique. Le message est donc clairement passé : Budgie est un groupe du présent, pas du passé. Et ce symbole hautement commercial est parfaitement vrai. Shelley, Thomas, et Williams signent ici le disque de Heavy-Metal le plus parfaitement moderne et abouti de 1981. On pourrait évoquer Venom, Raven, ou Iron Maiden, tous de véloces guerriers pouvant rivaliser avec la furie noire de Budgie dans la première moitié des années 70. Mais le trio gallois est déjà passé à autre chose. Il se concentre sur l’efficacité, la morsure la plus vive. Pas besoin de démonstration gratuite, de soli à n’en plus finir. Une bonne chanson, servie par des musiciens implacables, jouant serrés, en parfaite cohésion, rend le tout totalement fulgurant.

 Un autre paramètre qui aura son importance dans l’évolution musicale fut l’amitié qui lia John Thomas et le guitariste du groupe d’Ozzy Osbourne, Randy Rhoads. Budgie et Ozzy partagèrent l’affiche de plusieurs grandes salles britanniques en 1980, et rapidement, les deux guitaristes sympathisèrent, échangeant sur leur grande passion commune : la guitare. Rhoads avait une approche très moderne de l’instrument, et en tant que professeur de musique, il enseigna quelques-uns de ses licks. Il apporta aussi sa culture du Heavy-Metal américain, puissant mais mélodique, alors en vigueur en 1980 : Journey, Van Halen, Aerosmith, Blue Oyster Cult…Rhoads sut tailler sur mesure pour Ozzy Osbourne un Heavy-Metal vitaminé, agressif, mais toujours accessible. Ce vent de modernité va souffler sur la musique de Budgie, John Thomas ramenant avec lui ces idées nouvelles, qui vont fusionner avec les talents de compositeur de Burke Shelley. Nightflight va être le résultat de cette potion merveilleuse. La production de Don Smith se veut également plus propre, toute en conservant une grande puissance. Les musiciens sont à leur avantage, à égalité de traitement. Le bond en avant est comparable à celui de Motorhead avec Overkill. Budgie devient un aéropage chromé, luisant sous le soleil.

D’entrée, le trio de Cardiff se montre audacieux : il entame le disque par l’épique « I Turn To Stone ». Accords délicats de guitare acoustique, chant désabusé, on retrouve les lignes de « Time To Remember », morceau issu du disque précédent. Mais le refrain éclate  sous le coup de semonce d’un riff massif, down-tempo, rappelant Black Sabbath. Cet alternat d’acoustique délicat et de force électrique n’est pas sans rappeler également les premiers albums de Budgie, dont les grandes épopées étaient dotées de cette ambiguité douceur-fureur. Un superbe premier solo déchirant vient rompre la massivité du riff, envolée lyrique avant la seconde partie du morceau. C’est une accélération féroce, cascade de chorus virevoltants sous les doigts de Thomas, et soutenue par la rythmique implacable de Williams et Shelley. Le fan a retrouvé le Budgie audacieux, son climax, celui qui fit toute son originalité.

La suite du disque est dotée de morceaux plus courts et percutants, plus proches du précédent disque et du format Heavy-Metal du moment. Les structures sont également beaucoup plus simples, cherchant avant tout l’efficacité : un riff fort, une mélodie accrocheuse. Les chœurs, discrets font leur apparition sur les refrains, afin de soutenir l’accroche musicale. « Keeping A Rendez-Vous » et « Reaper Of The Glory » sont de superbes pièces de Heavy-Metal, bien dans leur temps, mais qui ne doivent rien à personne. Le style de Budgie a mué, mais reste affirmé, vivace. 

Parmi ces pépites se trouve le redoutable « She Used Me Up ». L’ambiance y est plus sombre, noire, même. Thomas dresse une toile de riffs menaçants. Le morceau tient sous tension l’auditeur tout au long, la guitare enragée répondant au chant dans une atmosphère entre colère et désespoir. Thomas apporte quelques bouffées d’air grâce à ses chorus concis et épiques, teintés de Blues. Le victorieux  « Don’t Lay Down And Die », le délicat « Apparatus », ou le moqueur « Superstar » poursuivent la route tracée des titres forts, route qui se ferme avec « Change Your Ways ». Morceau plus long, il retrouve l’épisme douceur-agressivité de « I Turn To Stone », mais dans un climat plus léger, et avec une structure moins massive. Quelques arpèges, des chœurs chantant le refrain et la slide de Thomas illuminent la fin de ce disque brillant. Un dernier instrumental acoustique à la délicatesse bienvenue vient clore définitivement ce bel album.
Budgie sut trouver l’équilibre parfait entre Heavy-Metal puissant, mélodies fortes, et héritage musical personnel. Les claviers ont fait discrètement leur apparition, et vont s’affirmer sur le disque suivant, avec l’arrivée d’un musicien complémentaire : Duncan MacKay. Sous l’impulsion de leur maison de disques, le trio devenu quatuor va poursuivre sa recherche du Hard mélodique, au risque de froisser ses fans cette fois-ci, et mettant en danger le précieux équilibre atteint avec Nightflight.

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samedi 5 mars 2016

STAN WEBB'S CHICKEN SHACK 1995

"Stan Webb était et est toujours un guitariste et compositeur au talent inestimable, et injustement sous-estimé"

CHICKEN SHACK : Stan The Man Live 1995

            Stan Webb est un mec sympa. Il est le pote à tout le monde, Stan. Rigolo, un brin déjanté, il tient bien la pinte de bière, et passa ses soirées à traîner avec John Bonham  ou Ritchie Blackmore. Il faisait surtout l’admiration de nombre de ses pairs, grâce à un jeu de guitare incroyablement brillant, à la fois technique, très visuel sur scène, et au feeling indéfectible. C’est lui qui initia justement le grand Ritchie Blackmore au bottleneck, et l’homme en noir lui piqua quelques gimmicks de scène en passant. Un jeune guitariste australien du nom de Angus Young reprit à son compte l’idée de descendre dans le public tout en jouant de la guitare lorsqu’il vit Stan Webb sur scène à Londres en 1976. Même les redoutables conquérants du Proto-Thrash allemand Accept se nommèrent ainsi en hommage à un album de Chicken Shack de 1970. Mais qui se souvient de Stan Webb, à part quelques fanatiques du Blues anglais dont je fais par ailleurs partie. Et la moyenne d’âge de ces derniers est plutôt aux antipodes du mien, car l’homme n’inspire plus grand-chose, tombé dans l’oubli de l’histoire du Rock, pourtant pas avide de résurrection miracle de vénérables anciens. Car Webb fait partie de ces désormais rares vétérans du Blues-Rock anglais vivants et en pleine forme, tournant encore dans les petites salles anglaises et allemandes à soixante-dix ans, la voix et le jeu de guitare inoxydés.
            Cette situation, Stan Webb s’y est fait depuis…. Quarante ans. Passé le succès commercial des premiers albums de Chicken Shack avec Christine Perfect au piano et au chant, le quatuor, une fois la jeune femme partie pour rejoindre Fleetwood Mac en 1970, allait amorcer une lente mais inexorable descente vers une certaine confidentialité. Il y aura bien quelques sursauts, notamment en Allemagne où le groupe resta populaire, faisant de Webb leur Eric Clapton à eux. Mais en Grande-Bretagne, le groupe poursuivit sa route dans le circuit des universités, puis des clubs. Chicken Shack ne connut pour ainsi dire jamais le vrai succès commercial et critique, l’effleurant de près lorsque le simple « I’d Rather Go Blind » atteint la 14ème place des classements anglais en 1969. Mais chantée par Christine Perfect, dont la voix contribua sans doute au succès du titre, il n’aurait pas de suite, car cette dernière venait de partir. Webb chantait aussi, mais sa voix fut vivement critiquée par la presse, cette dernière la trouvant coassante et irritante. C’était une belle injustice, car l’homme a une voix à part, certes particulière, mais juste et puissante. Au plus manquait-elle de maîtrise sur les tous premiers enregistrements de Chicken Shack.
            La vérité était finalement bien plus singulière : en 1968, la scène Blues anglaise était dominée par Cream, Jimi Hendrix, et Peter Green’s Fleetwood Mac. Tous les autres vivraient dans l’ombre en outsiders. Et l’année suivante ne verrait pas les choses s’arranger avec l’arrivée de la balle dans la tête ultime : Led Zeppelin. Même Cream jeta l’éponge, c’est dire. Savoy Brown opterait pour le Boogie et partira faire carrière aux USA. Pour Chicken Shack, qui n’y mit jamais les pieds, il allait falloir survivre en Europe, dans l’ombre.
            Stan Webb était et est toujours un guitariste et compositeur au talent inestimable, et injustement sous-estimé. Il ne fit pas grand-chose pour aider non plus, le bougre. Ses concerts étaient occupés à près de la moitié par des classiques du répertoire du Blues et du Rock’N’Roll alors que nombre de ses propres chansons méritaient d’être mises en valeur sur scène. Et cela aurait sans doute aidé à ce que les albums se vendent mieux. Mais Webb n’était pas aidé non plus, secondé par des agents merdiques, qui furent incapables de lui faire signer des contrats discographiques à la hauteur de son talent, et lui faisant ratisser le circuit confortable mais limité des universités en compagnie d’autres malchanceux géniaux comme les Groundhogs ou Stray, plutôt que de lui permettre de s’exprimer outre-Atlantique. Le Heavy-Blues anglais y était très populaire dans la première moitié des années 70. Seule opportunité, son intégration à Savoy Brown en 1974 pour une tournée triomphale aux USA, dans un line-up qui comprenait trois guitaristes confirmés : Kim Simmonds, fondateur de Savoy Brown, Miller Anderson et Webb. Il est bien évident que cela ne passa pas le stade de l’album et de la tournée unique, avant que les esprits ne s’échauffent et que l’arnaque sente trop fort aux narines de Webb. Des galères, on peut en citer plusieurs, jusqu’à la résurrection de Chicken Shack en 1978 sur un label allemand, qui ne distribua pas les disques dans le reste de l’Europe. La qualité de la musique n’était assurément pas à remettre en cause, Webb n’ayant jamais enregistré le moindre mauvais disque, oscillant selon l’humeur entre le Blues et le Rock anglais, mais ne sombrant jamais dans le disque compromis putassier.
            Durant les années 80, Stan Webb continua à surnager grâce à ses sets efficaces fait de Blues et de Rock sur les scènes européennes. Une nouvelle opportunité d’enregistrer de la nouvelle musique s’offrit à lui en 1990, et l’homme publia trois nouveaux disques en cinq ans : Changes en 1991, Plucking Good en 1993, et Webb’s Blues en 1995. D’excellente facture, ils sont simplement, osera-t-on dire, des recueils de chansons originales et de réarrangements de vieilles scies Blues. Le line-up est stable, étrenné depuis le milieu de la décennie précédente : Gary Davies à la guitare, Bev Smith à la batterie, et James Morgan à la basse, le dernier arrivé. Les années de concert ont forgé le quatuor, et les trois musiciens jouent en rang serré derrière le maître, totalement à sa disposition pour lui permettre de développer ses improvisations. Comme Webb n’a jamais été meilleur qu’en direct, un concert est capté en Grande-Bretagne, dans les West Midlands, au Robin Hood, le 20 août 1995.
            C’est l’ambiance d’un pub anglais, un peu surchauffé par la stout. C’est un public de vieux finauds qui aiment le Blues, ou qui ont vu le vieux Stan dans les années 70 sur scène, et sont revenus voir ce qu’il avait encore dans le ventre après tant d’années. Lui n’a fait que cela depuis ses débuts, jouer pour un public d’étudiants, d’employés de bureau ou de prolétaires un peu avertis dans des salles plus ou moins moites, jamais immenses, et leur donner du bon temps. Il n’a jamais été aussi proche de l’esprit des bluesmen ou des jazzmen qui jouaient pour offrir un peu d’évasion à un public assommé par le quotidien. Le spectacle va se faire entre lui et son public, avec ses trois musiciens, sans effet pyrotechnique. Juste quatre mecs qui jouent du Blues-Rock sur scène, et mettent tout leur cœur dans la musique pour atteindre ne serait-ce que le temps d’un solo la communion entre le musicien et les spectateurs.
            Le set démarre par « Going Up Going Down », une relecture de « Baby What You Want Me To Do » de Jimmy Reed. C’est un boogie efficace, avec du swing et ce côté un peu râpeux juste ce qu’il faut pour  donner de la hargne au morceau. Le son de la guitare de Davies est très laid-back, et contraste avec le mordant furieux de la Gibson Les Paul de Webb, saturée, grasse, agressive. Il enchaîne les solos avec une aisance folle. Le phrasé est fluide, inspiré, tout en conservant ses bases purement Blues. Chicken Shack enchaîne avec sa relecture de « The Thrill Is Gone » de BB King. Stan traîne cette chanson depuis le début des années 70. Une première version, somptueuse de feeling, fut captée sur « Go Live », disque en concert de 1974. Depuis, s’est greffé une introduction mélancolique basé sur un simple accord en arpège de Davies sur laquelle Webb brode des entrelacs de notes déchirantes de douleur, avant d’écraser un grand riff lourd, et que la rythmique attaque réellement le morceau. Stan The Man poursuit alors entre deux couplets sa broderie de chorus poignants. Sa voix a conservé sa tonalité un peu nasillarde, mais sa maîtrise est impressionnante. Webb possède un coffre assez stupéfiant, qui lui permet de pousser comme le faisait BB King. De grands oiseaux blancs s’envolent à l’horizon sur les notes amères de la guitare, entre deux échos de sustain noir.
            Deux petits boogies aux chorus trépidants, « Look Her With A Feeling », et « Look Out »,  plus tard, on atteint le moment du Blues lent, le vrai, le poignant. « Lost The Best Friend I Ever Had » est une composition originale de Webb, transcendante de beauté. On retrouve la magie obscure de la version de « I Wonder » d’Humble Pie. Il traîne ici cette mélancolie de petit blanc paumé dans la nuit, solitaire. Les chorus de Stan Webb sont superbes, soutenus par un groupe discret, minimaliste, laissant le guitariste libre de dérouler le Blues anglais dans toute sa splendeur. Cet exercice est souvent une purge lorsqu’il est réalisé par des musiciens d’un certain âge, se sentant obligés d’en faire des caisses, du Blues de Las Vegas totalement dépourvu d’âme. Stan Webb l’a encore, cette âme urbaine, celle qui fait la différence entre la musique de festival pour sexagénaires à cinq cent sacs l’entrée et celle des pubs des avenues moites de la sombre Albion.
            « CS Opera » est un morceau de bravoure de Chicken Shack depuis les années 80, que le groupe n’a jamais enregistré en studio. Il bénéficie enfin d’une captation officielle, dans le contexte où il fut développé : la scène. C’est un Heavy-Blues très Rock, rapide, rageur. Il véhicule une humeur menaçante teintée d’amertume, une colère noire ponctuée de coups de tonnerre ourdis par la Les Paul de Webb. Davies, tout en accords laid-back, et Webb, tout en chorus électriques, se répondent mutuellement de longues minutes durant. Les soli sont superbes, ils touchent en plein cœur. C’est une chanson de route, que l’on écoute le bitume à perte de vue, un peu perdu, déboussolé.
            « Broken Hearted Melody » est une belle démonstration du talent de slide-guitariste de Webb, mais le morceau est un peu terne comparé à ses deux prédécesseurs. On dira qu’il sert de respiration avant de replonger dans l’âme noire du Heavy-Blues de Chicken Shack. « Poor Boy » est une vieille scie scénique issue de l’album Imagination Lady de 1972. Ce disque est une déflagration sonore totale, enregistré en trio, alors que le Chicken Shack des années Blue Horizon venait d’exploser et que tous ses musiciens venaient de partir au sein du concurrent Savoy Brown, alors en train de réussir aux USA. Ivre de colère, Webb accoucha de cet album furieux, qui connaîtra un immense succès en terres germaniques et hollandaises. « Poor Boy » est l’occasion, une fois de plus, de faire parler la poudre, faisant hululer sa Gibson par de fantastiques modulations de wah-wah, dialogue diabolique rappelant le jeu merveilleux de Peter Green, leader du premier Fleetwood Mac à la fin des années 60. D’ailleurs, au milieu de « Poor Boy », Webb se paye le luxe d’un hommage à Greenie, avec une reprise de « Oh Well », emblématique morceau du Peter Green’s Fleetwood Mac. Puis il rebondit à nouveau sur une jam électrique conduisant au thème initial, accompagné de son fidèle second, Gary Davies.
            L’album se clôt sur « Dr Brown », morceau que Webb enregistra en 1978 sur l’album du retour de Chicken Shack : The Creeper. Le vieux renard sort son bottleneck, et fait décoller le swing boogie vers les cimes d’un ZZ Top de la fin des années 70. Après un salut du public suivi d’une dernière explosion de guitare ravageuse, Stan Webb et Chicken Shack quittent la scène, laissant derrière eux un public ravi. Ils vont reprendre la route, pour un autre club, un autre set, gorgé de Blues et de Rock. Ils vont continuer à jouer une musique poignante, sincère, sans fioritures, cherchant sans relâche à vivre encore et encore ces quelques minutes de transe, sur un solo, quelques notes, suspendues dans l’air, électrique.

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