dimanche 28 février 2016

ALVIN LEE 1981

Electric Buffalo est de retour après une absence plus longue que d'habitude. Vous allez me demander aussitôt : "Mais pourquoi ?". Eh bien le succès de mon livre n'est pas passé inaperçu, et Bernie (Sanders, nous sommes intimes) m'a demandé de lui rédiger ses textes de campagne pour les primaires démocrates avant le Super Tuesday. J'ai d'abord hésité, car Jean-Luc (Mélenchon, voyons !) m'avait demandé de l'aide auparavant, et mon patriotisme naturel doublé de ma profonde conviction de gauche m'avait convaincu de lui répondre favorablement et lui consacrer tout mon talent. Mais  non, non, ne soyez pas surpris, c'est la routine maintenant.
 Pardon ? Des conneries ? Oui, tout à fait, je me suis en fait gratté les couilles pendant dix jours. Bon, hum.. passons à la suite, voulez-vous :

"En 1981, plus personne n’attend plus rien du héros fatigué et bouffi à la Gibson demi-caisse rouge de Woodstock."


ALVIN LEE : RX5 1981

            On considéra souvent que le début des années 80 fut une période de renouveau dans la musique Rock. Et cela semblerait se confirmer par l’existence de plusieurs nouvelles vagues. La New Wave d’abord : Joy Division, Magazine, The Cure… furent les successeurs du Punk de 1977. Partant du retour au format de chansons de trois minutes, ils décidèrent d’y inclure une ambiance au bord de l’abysse industrielle soutenue par des guitares froides et des claviers synthétiques. Il y eut ensuite la New Wave Of British Heavy-Metal, porteuse du nouveau son métallique, plus coupant, plus rude, plus brutal. Les vieux reflux comme les nouveaux clapotis avaient des successeurs, et le Rock semblait se parer d’un souffle nouveau.
            Pourtant, tout cela était affaire de spécialistes, et le Rock mainstream, lui, sombrait dans des abîmes de conformisme. Bowie allait se mettre au Funk clinquant, les Stones aux gros riffs FM, et Dylan, à la soupe insipide pendant dix ans. Woodstock était bien loin, et nombre des acteurs de cette époque étaient morts, ou dans un état de délabrement inquiétant. Beaucoup avaient disparu dans des montagnes de coke ou dans les bas-fonds de l’héroïne. Et ne parlons pas de tous ceux qui épongèrent des citernes d’alcool. Led Zeppelin et Deep Purple n’étaient plus, Black Sabbath survivait après quelques mois d’agonie grâce à un nouveau chanteur prophétique. Jethro Tull avait plongé dans les sons synthétiques, ELP venait de disparaître. Les Rolling Stones venaient de sortir Emotional Rescue, Grateful Dead sortait son second double live acoustique en deux ans. Hendrix, Morrison, Joplin n’étaient plus de ce monde. Johnny Winter finissait sa seconde bouteille de vodka de la journée, Eric Clapton aussi. Keith Moon était mort dans son vomi, tout comme John Bonham de Led Zeppelin, et Bon Scott d’AC/DC.
            Ten Years After se sépara en 1975, après une ultime tournée américaine, une de plus. Le quatuor qui brilla au Festival de Woodstock avec « I’m Going Home » et les chorus fulgurants de son guitariste-chanteur, Alvin Lee, avait jeté l’éponge après six années interminables entre enregistrement de disque tous les huit mois et le reste sur la route. Ten Years After était devenu une caricature de lui-même, épuisé, fonctionnant par automatismes, ne jouant que pour satisfaire ses fans plutôt que d’étancher sa soif de jouer de la bonne musique sur scène. Ce qui fit leur essence même s’envola peu à peu dans l’animosité.
            Le premier à faire des infidélités fut Alvin Lee, osera-t-on dire bien sûr. Le héros du film Woodstock , le mitrailleur de notes électriques qui donna envie de jouer de la guitare électrique à 50 % de la planète, l’autre étant dévouée à Jimi Hendrix, se dit un jour qu’il pourrait bien s’en sortir tout seul. Il enregistra un premier disque Country-Blues avec Mylon Lefevre en 1973, avant de capter un enregistrement en direct avec son propre groupe sous le nom de In Flight en 1974. Ce dernier set est une merveille de Soul-Blues-Rock parfait, où notre homme se montre étonnamment discret, ne chorussant qu’avec beaucoup de retenue et de sobriété. Mais la maison de disque, Chrysalis, lui rappela rapidement que le vrai tiroir-caisse s’appelait Ten Years After, et un dernier album, Positive Vibrations, le mal nommé, apparut la même année. Le quatuor est alors au bord de la rupture totale, écartelé entre son leader devenu artiste solo crédible, et un groupe compétent mais dénué de talent individuel.
            C’est donc après une dernière tournée fort rentable que le groupe se sépara, et Alvin Lee reprit le chemin de sa carrière solo. La suite ne fut malheureusement pas aussi brillante que les débuts : Pump Iron en 1975 et Let It Rock en 1977 étaient estimables, mais pas géniaux. Lee enchaîna alors avec la formation d’un power-trio promis comme redoutable, ce qu’ils furent quelque part : Ten Years Later. Tom Compton, le batteur au kit double grosse-caisse et quinze fûts, et Mick Hawksworth, le bassiste à la double-manche nommée Igor, furent l’équipage de luxe de ce nouveau vaisseau.  Les deux avaient de belles moustaches, le front haut, et un curriculum-vitae certifié Heavy-Blues-Rock de premier choix. Lee ramena sa Gibson ES335 rouge couvertes d’autocollants, son bide et son double menton d’alcoolique de trentenaire blasé. Le résultat ne fut évidemment pas totalement à la hauteur des attentes, énormes, de la critique, mais il fut plutôt bon, finalement : deux albums de bonne facture, tranchant, puissants, pas aussi auto-complaisants qu’on voulut bien le croire, au point qu’ils méritent que l’on s’y penche sérieusement pour une écoute attentive. Cela permit en tout cas à Ten Years Later de tourner dans tous les grandes salles et festivals en Europe, et dans une moindre mesure aux Etats-Unis.
            Seulement voilà, Lee était frileux à jouer de nouveau morceaux, préférant interpréter des classiques certifiés prompts à satisfaire le public, du moins le croyait-il.  Ainsi, la set-list fut rapidement encombrée de versions à rallonge de « I’m Going Home » ou « Sweet Little Sixteen », voire même du « Hey Joe » version Jimi Hendrix via Tim Rose. Alors que Lee avait sous le coude tous les disques de Ten Years After, ses quatre disques solo, plus ceux de Ten Years Later, il fut incapable de sélectionner le moindre morceau un temps soit peu méconnu histoire de renouveler son répertoire scénique. Et il en fut ainsi jusqu’à la fin de sa carrière. Ten Years Later mourut de cette erreur stratégique.
            Lee repartit en 1980 avec Compton à la batterie, Mickey Feat des Streetwakers à la basse, et Steve Gould du très progressif Rare Bird à la guitare et au chant. Le premier essai, Free Fall, ne m’emballa guère, morne plaine de Rock-Blues un peu Hard, mélodique, mais surtout pas très inspiré, en roue libre. Mais pugnace comme je le suis, je décidai de jeter mes oreilles sur le second essai de cette nouvelle formation : RX5 de 1981. La pochette n’y fut pas pour rien : elle était l’œuvre de Derek Riggs, l’homme des pochettes d’Iron Maiden, le créateur d’Eddie. Cette année-là, il fit les seules infidélités au quintet de Heavy-Metal londonien jusqu’en 2000 : cette pochette pour Alvin Lee, et celle de Nightflight de Budgie. Comme pour tous ses travaux de l’époque, le résultat est superbe, inspiré, magique, quand bien même accepter de réaliser une pochette d’album pour Alvin Lee en 1981 reste une énigme.
            En 1981, plus personne n’attend plus rien du héros fatigué et bouffi à la Gibson demi-caisse rouge de Woodstock. Si l’homme conserva sa petite légende en Allemagne, et dans une moindre mesure en France, il n’est plus grand-chose en Grande-Bretagne et aux USA, si ce n’est un survivant plutôt sympathique de l’ère hippie, et une attraction scénique nostalgique prisée au même titre que Grateful Dead. Ses albums n’intéressent plus grand monde à partir du moment où il ne joue pas « I’m Going Home ». Ce morceau fut son tombeau créatif, et il s’enterra avec. Pourtant, RX5 est un sacré disque.
            Beaucoup de grands noms du Rock des années 70 cédèrent aux sirènes de la musique commerciale, diluant leur Rock dans du Disco, du Reggae ou de la Funky Music tiède : Queen, David Bowie, Rolling Stones, Kiss…. Le Rock mélodique dit FM fit des ravages, et sonna le glas de Genesis, Kansas ou Uriah Heep. Les succès de Foreigner, Journey, Heart et Boston virent le Rock s’orienter vers des mélodies calibrées pour accrocher les radios, sans pour autant trouver l’étincelle de chansons comme « Don’t Stop Believin » de Journey ou « Burning For You » de Blue Oyster Cult. Car c’était du Rock chromé, luisant sous le soleil de Californie, mais c’était surtout de sacrés bons morceaux, d’une efficacité redoutable. Peu d’anglais furent capables d’un tel brio, à part le Rainbow de Ritchie Blackmore.
            Alvin Lee louchait bien de ce côté-ci, mais sans vraiment y parvenir. Enfin, « il », c’est un bien grand mot. Disons que l’homme semblait bien peu concerné par ce qu’il se passait dans son groupe, et laissa Steve Gould prendre la direction des opérations. Ce dernier orienta donc le Alvin Lee Band vers ces horizons Hard-Rock mélodique, lui qui avait aussi connut le succès des charts avec Rare Bird et leur premier simple, « Sympathy » en 1969. Gould écrivit donc quelques bonnes chansons, six au total, et emporta finalement dans son sillage Alvin Lee, qui signa trois chansons. Ce dernier convint également notre fine équipe d’enregistrer leur version du « Nutbush City Limits » de Ike And Tina Turner.

 RX5 est un disque de dix chansons serrées, efficaces, sans superflu aucun. Il s’agit d’un Hard-Rock bluesy, teigneux, aux multiples accroches mélodiques, mais aussi aux nombreuses références musicales, Soul et Blues, en filigrane. Lee est responsable de cette dernière facette, maintenant son quartet dans ses racines indispensables. Il laisse Gould composer et chanter, mais toujours dans ces limites pré-définies, ce qui permet ainsi d’éviter tout naufrage putassier, ce que l’on aurait pu craindre d’une telle équipe, à priori à la dérive en 1981. Mais ce n’est pas le cas, bien au contraire.
« Hang On », qui démarre l’album, est d’un mordant surprenant. Ce n’est pas du Hard-Rock au sens où on le joue en 1981, à mille lieues en termes d’agressivité d’Iron Maiden ou de Motorhead. C’est une petite claque nerveuse derrière la tête, chanson vénéneuse, répandant sa mélodie contagieuse et son urgence en quelques secondes. Gould chante d’une voix chaude, aux accents Soul. Lee chorusse à tout-va, et enlumine couplets et refrains de son art sans en faire des tonnes. Compton ne roule plus des toms comme un frimeur, mais tient un beat nerveux et précis, accompagné d’un Mickey Feat entre Funk charbonneux et hargne Post-Punk. Le groupe semble jouer ensemble depuis dix ans, mais cela se compte plutôt en mois. « Lady Luck » suit la même trajectoire que son prédécesseur, et fait les comptes en trois minutes.

« Can’t Stop », première composition du patron, est empreinte d’une mélancolie douce-amère sur un tempo appuyé, presque tribal, incantatoire. Il semble obsédé par cet amour perdu. Gould fait les arpèges laid-back, Compton et Feat enfoncent le beat, et Lee s’envole en milles chorus nerveux et gorgés de larmes. Notre héros, qui se montra trop souvent bien trop bavard et frimeur, fait preuve d’un feeling époustouflant, pesant chaque note, chaque accélération sur le manche pour  n’en tirer que l’émotion la plus pure. Cette petite merveille méritait bien ses cinq minutes de durée.  Elle est suivie d’un nouveau brûlot Rock Hard addictif de Steve Gould : « Wrong Side Of The Law ». C’est que le bonhomme s’y connaît en bonnes chansons, le bougre. Tout est parfaitement en place : un riff mordant, un couplet tendu, un refrain à chanter très fort dans sa voiture ou sous la douche. Et puis un petit solo bien concis du héros de Woodstock, tout en picking Gallagherien. La reprise de « Nutbush City Limits » sent un peu la bière en fin de soirée, avec le père Lee qui gueule « Ok ! » d’une voix avinée en début de morceau. Quelques petites arrières cours de synthétiseur ruinent un brin la spontanéité du morceau, alors que nos gaillards avaient trouvé le bon tempo. Le résultat est sympathique, mais ne surpassera pas la version originale. En terme de Rock’N’Roll certifié, « Rock’N’Roll Picker » fait bien mieux, avec ce vrai feeling vintage, qui rappelle les meilleurs moments de Ten Years After. « Double Loser » refait d’ailleurs le même coup du Rock’N’Roll Boogie effréné, et ce n’est pas un hasard si ces deux morceaux sont signés de la plume d’Alvin Lee.

Les trois morceaux qui suivent sont par contre l’œuvre de Steve Gould. On retourne instantanément dans des territoires Rock plus contemporains, plus mélodiques aussi. « Fool No More » imprime une atmosphère lourde, noire et sombre. Mick Feat se montre particulièrement présent à la basse, comme sur un Funk retors. Il a cette sensation de déjà-entendu qui le rend sympathique, mais pas forcément exceptionnel. Il n’en va pas de même pour les deux titres suivants, plus dynamiques, plus Rock, avec des refrains d’une efficacité certifiée. « Dangerous World » est une sorte de ballade rapide, ce genre de chose que l’on écoute pour se donner du courage après un coup bas. Reprendre la route, coûte que coûte, et surtout ne pas se laisser emporter dans la spirale de la noirceur, malgré l’amertume dans la bouche. Lee cisèle ses petits chorus mordants, et rend la route plus belle.

« High Times » est le point culminant de cet album. L’atmosphère y est mélancolique, désabusé, constat triste. Contrairement à son prédécesseur, on ne reprend pas la route avec l’envie d’en découdre, mais avec les boules. Il y a bien ce rayon de soleil qu’est le refrain, mais il est toujours à la limite de l’appel à l’aide, jamais vraiment porteur d’espoir. Tout y est parfait, de l’introduction en chorus héroïque de Lee, qui n’est pas sans rappeler Thin Lizzy, puis ce couplet rampant, malsain, constat noir. Le refrain fait décoller le morceau, comme toujours dans les chansons de Gould, définitivement calibrées pour offrir des montagnes russes d’émotions. Le travail de guitare est magnifique de bout en bout, Alvin Lee se laissant aller à divaguer sur l’horizon, porté par un groupe parfait.
Ce superbe disque sonnera le glas de cette version du Band. Gould sera remplacé pour la tournée européenne par Mick Taylor, l’homme qui osa quitter les Rolling Stones, et Feat par Fuzzy Samuels, un ancien du groupe Manassas de Stephen Stills. La tournée mondiale s’achèvera à trois lorsque Taylor cédera finalement à la tentation de rejoindre les Stones pour quelques dates de leur tournée Still Life. Lee ne sortira pas de nouveau disque avant cinq ans, se lançant dans une reformation lucrative de Ten Years After, alternant avec quelques dates en solo, en particulier en Allemagne, où l’homme à la Gibson rouge reste une légende appréciée du public. Il laisse derrière lui ce disque de loser magnifique, alter-ego des deux premiers albums du Joe Perry Project, et n’en jouera plus la moindre note jusqu’à sa mort.

tous droits réservés

samedi 13 février 2016

ART BLAKEY AND THE JAZZ MESSENGERS AT THE JAZZ CORNER OF THE WORLD

ART BLAKEY & THE JAZZ MESSENGERS : At The Jazz Corner Of The World Vol. 1 & Vol. 2 1959
            Le Jazz est resté longtemps un monde mystérieux pour moi, celui des mélomanes, des esthètes. Mon père était amateur, et écoutait souvent la radio publique France Musique. Enfant, j’y entendais deviser les spécialistes du genre, cités des dates de session, des noms de musiciens, de clubs ou de studios. Et puis il y avait ces morceaux de musique fait de longues digressions de cuivres, de piano, de batterie et de contrebasse dont je ne comprenais strictement rien. J’en trouvais bien certains plutôt agréable à l’oreille, mais les commentaires érudits m’éloignaient à nouveau du genre, les trouvant trop hermétiques à mon goût. C’était une musique pour intellectuels que je n’étais pas, assurément. C’était aussi la musique à mon père, une génération qui avait vingt ans en 1960, qui fumait la pipe et lisait tous les jours de grands journaux écrits en tout petit comme le Monde. Je m’immergeai tôt dans le monde du Rock des années 70, à la recherche de l’étincelle électrique ultime, et laissai pour un temps de côté le monde feutré du Jazz.
            Il n’était pourtant pas bien loin, et deux évènements me rapprochèrent. D’abord l’achat d’un cadeau d’anniversaire de mon père : le coffret des sessions complètes de l’album « Bitches Brew » de Miles Davis. Ayant déjà croisé sa route à plusieurs reprises dans mes lectures sur Jimi Hendrix et le Rock Progressif, je le mis aussi régulièrement que mon père sur ma platine. Et découvrit bientôt que le Jazz fut aussi électrique, qu’il fricota avec le Rock, et qu’il existait même un courant spécifique du nom de Jazz-Rock. J’y fis quelques timides incursions, et y découvris des merveilles comme Mahavishnu Orchestra ou le Tony Williams Lifetime. Cela m’initia à l’écoute de formations Rock comme Soft Machine, dont l’empreinte Jazz était forte. Le second fut la découverte d’AC/DC période Bon Scott par mon père. Il alla un jour fureter dans mes disques, et décida de commencer dans l’ordre alphabétique. Il fut interpelé par la pochette de Let There Be Rock et le groupe sur scène avec cet écolier levant sa guitare au ciel. Il fut immédiatement séduit par le Blues hargneux du quintet australien, la rythmique impeccable et le swing de Phil Rudd. Et puis il y avait ce chanteur charismatique qu’était Bon Scott qui le toucha au plus haut point. Mon père ne comprenait pas un traître mot d’anglais, mais avait distingué tout ce qu’exprimait Scott dans ses paroles : les galères, la dureté de la vie. Nous passâmes plusieurs longues soirées à écouter du Hard-Blues en épongeant divers digestifs, ce qui me permit de lui faire découvrir Savoy Brown, Peter Green’s Fleetwood Mac et Led Zeppelin, et lui d’évoquer les musiciens de Jazz à qui cela lui faisait penser. Inévitablement, plusieurs noms atterrir dans mon cortex, à commencer par John Coltrane pour Soft Machine, que je découvris par l’énivrant Olé de 1960.
            L’immersion dans le genre est somme toute récente, de par une inattendue soif de découvertes musicales issues de connexions plus ou moins larges avec certains musiciens et groupes dont je suis désormais friand. Je savoure depuis quelques temps Thelonious Monk ou Charles Mingus à la hauteur de leur valeur musicale, immense. J’alterne bien sûr tout cela avec une bonne dose de Rock’N’Roll, histoire de faire une pause dans cette musique riche, et permettre à mes oreilles de se reconnecter avec des sonorités plus directes. Ce qui est drôle, c’est que le Rock est devenu une musique de spécialistes comme l’était le Jazz il y a quelques années. Et comme ce dernier, on devise sur les sessions, les périodes ou tel et tel musicien est venu se joindre à un grand groupe pour quelques mois, et peser l’impact de son passage sur tel ou tel disque. Il ne manque plus que la pipe, mais j’ai arrêté de la fumer il y a trois ans de cela. Et les musiciens Rock survivants des années 70 ont désormais l’âge des grands musiciens de Jazz il y a vingt ans. Comme pour le Jazz, on aura fini par sodomiser des diptères en dissertant sur les albums, alors que cette musique était avant tout celle de l’anticonformisme et de la liberté. Détail amusant dans le Jazz, c’est que la plupart de sessions sont documentés. Contrairement au Rock dont les répétitions ou sessions de travail ne sont pas systématiquement enregistrés, les musiciens de Jazz passaient tous par la case studio afin de mettre sur bandes leurs idées, même si cela ne devait pas forcément faire l’objet d’un disque dans l’immédiat. L’objectif était clairement de capter la magie de l’instant, celle ou le thème d’origine sur lequel improvisent les musiciens devient un morceau abouti, palpitant de bout en bout. Concentrés, cherchant le meilleur, toutes les interprétations étaient donc enregistrées afin de conserver la meilleure prise, voire d’en fusionner plusieurs pour constituer la version finale. Les instruments n’étant pas électriques ou amplifiés, seuls l’interprétation et l’acoustique du studio pouvaient modifier le son de l’enregistrement. Ce qui faisait la grande force du Jazz, c’était le travail acharné afin d’obtenir la meilleure cohésion, ce qui fait que chaque session studio, chaque enregistrement sur scène capte un instantanée d’inspiration pure susceptible d’être réutilisé un jour. Les discographies de musiciens de Jazz recèlent ainsi des dizaines de disques live ou en studio constitués d’archives issus des bandes enregistrées pour produire un album.
            Dans la constellation magique du Jazz, j’ai fait la connaissance d’Art Blakey. Mon père me parlait souvent de lui lorsque nous évoquions les grands batteurs de Rock, John Bonham ou Ian Paice en tête. Lui et ses Jazz Messengers laissèrent une empreinte marquante dans le circuit des concerts de Jazz des années 50 et 60 par leurs prestations enflammées faites d’un swing appuyé et puissant. Blakey tourna beaucoup, et ses Messengers furent le groupe de sa vie, celui avec lequel il tourna presque toute son existence, là où des musiciens comme Coltrane, Monk ou Davis se lassaient au bout de quelques années de leur quartet ou quintet afin de rechercher de nouveaux sidemen et par là même, de l’inspiration. Les Jazz Messengers de Art Blakey était en fait une formation mouvante, dans laquelle se succédèrent de nombreux jeunes instrumentistes venus se faire les dents avant de gravir les échelons de la hiérarchie Jazz en rejoignant un musicien plus réputé ou en formant leur propre groupe. Citons en particulier Wayne Shorter, qui avant de travailler avec Miles Davis puis monter Weather Report, fut soliste chez Art Blakey en 1960.
            Est-ce pour cela que les Messengers conservèrent cette fougue incroyable tout au long de leur carrière, alimentés en permanence de chair fraîche ? Ou est-ce parce que Blakey était un batteur incroyable, doté d’une pêche monumentale ? Un peu des deux, assurément. Art Blakey And The Messengers, c’est un peu le Hard-Rock du Bop, toujours lancés à plein régime, dans une fulgurance de solos échevelés portés par une batterie puissante. La scène était assurément leur meilleur terrain de jeu, et la découverte d’un disque en concert était la meilleure porte d’entrée. Sur presque quarante années de carrière, il y en a bien évidemment des dizaines. Mais sil faut distinguer un firmament créatif, c’est bien la fin des années 50 et le début des années 60. Un petit concert de 1959 devrait donc être paré de toutes les qualités requises.
            Art Blakey a quarante ans et une belle carrière de sideman derrière des musiciens comme Fletcher Henderson ou Horace Silver, carrière qu’il poursuit d’ailleurs en parallèle des Messengers. Il a fondé ces derniers au milieu des années 50 afin de pouvoir développer ses propres idées et ne plus dépendre des autres . Si il continue à jouer pour d’autres, il choisit ses interventions, le fait avec parcimonie, et pour son plaisir. Kenny Burrell, Miles Davis, Thelonious Monk, Elvin Jones et Bud Powell loueront ainsi ses services prestigieux, la réputation du bonhomme n’étant plus à faire. Sa grande qualité est de pouvoir jouer de la batterie de manière extrêmement puissante, en tant que leader comme en tant que musicien d’accompagnement au service des autres. Art Blakey n’est pas doté d’un égo surdimensionné qui portera préjudice à sa carrière, et lui permettra de laisser derrière lui une prestigieuse discographie dans laquelle il est bien difficile d’écarter quoi que ce soit.
            En 1958, il stabilise ses Jazz Messengers autour de Lee Morgan à la trompette, Bobby Timmons au piano et Jymie Merritt à la contrebasse. Hank Mobley reprend sa place au saxophone ténor en 1959 après l’avoir laissé un an, et c’est ce quintet qui monte sur la scène du club Jazz Corner Of The World. Il existe un autre set qui paraîtra quelque temps plus tard, mais c’est véritablement celui-ci qui me fit instantanément adoré les Jazz Messengers. La grande force de leur Hard-Bop est la puissance incroyable du jeu de Blakey, profond, percutant, portant toute la dynamique musicale sur ses seules épaules. Il serait injuste de ne pas mettre en lumière la contrebasse de Merritt, implacable, sourdant derrière les caisses du patron. Les solistes n’ont plus qu’à se relayer sur les thèmes du groupe, faisant de chaque morceau un festival de virtuosité mélodieuse. Car ce qui fait l’atout majeur des Messengers, c’est leur cohésion, la même que celle du Quartet de John Coltrane durant la première moitié des années 60.
            Leur musique n’est sans aucun doute pas la plus innovante du moment. Charles Mingus et Miles Davis sont déjà allés plus loin en termes d’inventivité. Mais le groove féroce, le swing imparable de la musique, en font les Status Quo du Jazz Hard-Bop, implacables, sans concession, mais totalement irrésistibles. Ne minimisons pas la créativité de Blakey, qui fut l’un des pionniers de la fusion du Jazz américain avec les rythmes africains, nord-africains et sud-américains sur des disques comme Night In Tunisia, au nombre de deux, en 1958 et 1960, ou les deux volumes de Holiday For Skins. Blakey était un percussionniste, passionné de rythmes, mais il n’aimait rien moins que de faire danser son public en concert, ce qu’il affiche clairement en invitant l’audience du Jazz Corner Of The World à taper des mains, des pieds, et de d’oublier les soucis pendant le set. Le quintet va alors arracher le bitume une heure et demi durant en de fulgurantes improvisations pétries de swing incandescent et de boogie échevelé. « Hipsippy Blues » et « The Justice » démarrent le set à pleine vitesse. « Close Your Eyes » se fait plus délicat, mais reste tout aussi entraînant. Le thème de ce dernier est une merveille qui accroche le cœur, et ne lâche l’auditeur durant les presque onze minutes de son somptueux déroulement. Si « Just Coolin’ » retrouve la frénésie des deux morceaux d’ouverture, « Chicken An’Dumplins » développe un tempo Soul, celui que l’on retrouvera chez James Brown, d’une classe folle. Chaque impact sur les peaux de la batterie de Art Blakey est un délice. On l’entend râler en tapant sur ses caisses durant ses chorus, possédé. « M&M » est un boogie redoutable, endiablé, et « Hi Fly » un Blues scintillant. « The Theme » est une nouvelle improvisation soyeuse avant l’explosion finale de « Art’s Revelation ». Il est bien difficile de mettre en avant un morceau plus qu’un autre, car la cohésion du groupe comme des morceaux est impeccable, offrant un set compact et sans le moindre temps mort. Le son est exceptionnel, vivant, chaud, comme si l’auditeur se trouvait dans la salle. C’est d’ailleurs incroyable qu’une captation sur scène d’un tel âge ait pu être à ce point excellente.
            Cet album m’ouvrit véritablement au Jazz de Art Blakey, pour lequel je vous une admiration sans borne. Tout ce que j’ai pu écouter de lui m’a enthousiasmé au plus haut point. Son énergie, son punch de percussionniste hors pair rend sa musique incroyablement plaisante, jamais ennuyeuse, pleine de rebondissements. Il était un stakhanoviste surdoué, terriblement sympathique, se démarquant des angoisses existentielles des grands innovateurs du genre. Mais il apporta à sa façon de grandes idées, et offrit sur un plateau d’exceptionnels musiciens pour d’autres, fantastique école du groove.

tous droits réservés