dimanche 31 janvier 2016

ANGEL WITCH 1980

"L'apport majeur de cet album est ce mélange d'ambiance sombre et gothique, de riffs acérés et de mélodies."

ANGEL WITCH : « Angel Witch » 1980
            Prôner les Enfers et le Démon aura tout de même condamné un sacré paquet de groupes et de musiciens. On pensera ce que l'on voudra de cet état de fait hautement superstitieux, confortant toute une frange ultra-réactionnaire qui lutta, crucifix à la main depuis les années 50 contre le Rock et sa perversion supposée envers la jeunesse. Néanmoins il est à constater que plusieurs fabuleux groupes, qui plus est, hautement influant musicalement, auront payé le prix fort de l'utilisation des symboles lucifériens. A moins que ce ne soit l'incompréhension du public, de mauvaises circonstances et un encadrement inadéquat qui les ait conduit à leur perte. Personnellement, pour ne pas être totalement superstitieux et athée incurable, je penche cependant plutôt pour la seconde option.
            Angel Witch est l'un de ces groupes magiques, au même titre que Celtic Frost ou Pentagram, a avoir été totalement condamnés à ramer toute leur carrière, rebondissant de galères en galères, d'échecs en échecs, alors que leur musique et leurs albums, sont tous, ou pour bonne partie totalement indiscutables en termes de qualité d'écriture et d'interprétation. Mais une chose les caractérise tous dès le départ : la totale absence de concession artistique, et une vision musicale unique et novatrice. Ce dernier point implique une prise de risque conséquente, celle de ne pas attirer d'entrée l'oreille du grand public. L'autre paramètre majeure est un entourage déficient au-delà du raisonnable : management calamiteux, maison de disques minable, musiciens capricieux, et splits à répétition dus aux galères successives. Vous obtenez alors des destinées maudites au-delà de l'imaginable, mais qui sur le temps apportèrent beaucoup à l'aura de ces formations et leurs musiciens, parfois dépassés par ces légendes trop grandes pour eux.
            Nous sommes en 1977, et Kevin Heybourne est un jeune guitariste de Londres. Il n'est pas vraiment dans le mouvement Punk, et son truc à lui, c'est le Heavy-Metal. Il voue un culte absolu pour Black Sabbath et leur univers noir, peuplé de démons et de fantômes. Mais Heybourne aime aussi le côté mélodique de groupes comme Led Zeppelin, UFO et Thin Lizzy. Dans sa tête déjà naît l'idée d'un Heavy-Metal à la fois massif et dynamique, mêlant riffs puissants et refrains accrocheurs, faisant la place à une certaine virtuosité.
            Il forme donc un premier groupe du nom de Lucifer. C'est un quatuor, avec un second guitariste, un certain Rob Downing. Après quelques concerts dans le circuit des pubs, la formation est dissoute une première fois après le départ du bassiste et du batteur. En 1978, Heybourne rassemble de nouveaux musiciens : Kevin Riddles à la basse et Dave Hogg à la batterie. L'ensemble se nomme Angel Witch et commence à travailler sur des compositions de Heybourne, guitariste-chanteur et leader affirmé de la bande. Cela ne convient pas à Downing qui part quelques temps plus tard, et Angel Witch se mue en trio.
            Rapidement, des démos sont mises en boîte pour démarcher les maisons de disques, et les résultats sont rapidement positifs, puisque la major EMI, celle-là même qui possède les studios Abbey Road et signa Deep Purple, propose à Angel Witch de participer à une compilation de nouveaux groupes prometteurs. Il faut dire que la scène musicale anglaise est en pleine mutation. Le Punk a fait long feu, et se mue progressivement en New Wave bien moins agressive. Dans les clubs, une myriade de nouveaux groupes de Heavy-Metal, inspirés des grands maîtres, mais à la hargne régénérée par le Punk, font salle comble. Tygers Of Pan-Tang, Saxon, Def Leppard, Diamond Head, Iron Maiden, Venom, Samson, et Angel Witch sont les fers de lance d'une nouvelle génération de groupes qui se veut les dignes successeurs de Led Zeppelin, Deep Purple et Black Sabbath. Ils se joignent à des combattants plus confirmés comme Thin Lizzy, UFO, Judas Priest, Budgie et Motorhead, pour repartir à la conquête du public Rock et des charts. La jeunesse thatchérienne a besoin de héros et pas de camés à épingles à nourrices comme Sid Vicious.
            EMI flairant le bon coup, elle enregistre donc une série de ces jeunes formations prometteuses parmi lesquels Iron Maiden, Samson, Praying Mantis, et donc Angel Witch avec le titre « Baphomet ». Le disque sort en février 1980 sous le nom de Metal For Muthas et atteint la 12ème place des charts anglais, à la surprise générale. Il deviendra un symbole de cette nouvelle génération que la presse musicale nommera New Wave Of British Heavy-Metal, ou NWOBHM, notamment car elle sera le premier enregistrement officiel de formations devenus depuis mythiques. Elle permet à plusieurs d'entre elles de se faire connaître, et même pour Iron Maiden, de signer un contrat discographique avec EMI. Angel Witch fit aussi partie des heureux élus de la grande maison, et un premier simple officiel, « Sweet Danger » fut publié en 1980, atteignant une modeste  place dans les classements britanniques. Voilà l’histoire : chaque semaine, la presse musicale publie les 75 disques EPs et 45 tours en tête des ventes de disques, tous styles musicaux confondus. Le pire scénario serait assurément d’apparaître à la 75ème place, et disparaître dès la semaine suivante. Et c’est ce qui va arriver à Angel Witch. Le groupe aurait pu classer son disque à la 76ème place, et personne n’en aurait parlé. Pourtant, Angel Witch va se voir décerner le titre de groupe ayant obtenu le succès commercial le plus court du monde dans le très officiel Guiness Book des Records, le tout répercuté allègrement par des journalistes musicaux ne portant pas dans leurs cœurs le trio. Ce qui aurait dû être une satisfaction pour une formation de Heavy-Metal pas du tout commerciale se transforma donc en boulet au pied.
            Suite à cette mésaventure, EMI conseille à Angel Witch de se séparer de son manager, visiblement incapable d’assurer une promotion décente à la formation. Malheureusement, le manager d'Angel Witch, Ken Heybourne, est le père de Kevin. Il refusa de céder sa place pour un management professionnel mené par EMI, et le contrat fut cassé. Rebondissant rapidement sur la réputation prometteuse du trio, ce qui semble bien être une décision désastreuse est vite rattrapée par la signature d'un contrat discographique chez Bronze Records. Si cette maison de disques s'avère de moindre importance, elle peut tout de même se vanter de posséder en ses rangs Motorhead, Uriah Heep, Hawkwind ou Manfred Mann Earth Band. Bronze semble donc un bon choix, puisqu'à taille plus humaine, au catalogue plus Rock et moins généraliste, et semblant soutenir ses groupes.
            Un premier album est enregistré au Roundhouse Studios, et paraît en 1980, au cœur du mouvement NWOBHM. Le trio obtient même l'opportunité de se produire au Festival de Reading 1980, dont la programmation est le reflet de l'importance de la scène Hard-Rock et Heavy-Metal de l'époque : UFO, Rory Gallagher, Gillan, Krokus, The Angels, Tygers Of Pan-Tang, Sledgehammer, Budgie, Def Leppard, Whitesnake, Praying Mantis, et Iron Maiden. La prestation d'Angel Witch sera remarquée, montrant la qualité d'Angel Witch sur scène.
            Les critiques de l'album dans la presse musicale sont plus mitigées, allant du tiède au particulièrement chaleureux, comme celle de Malcolm Dome de l'influent Sounds, qui considère l'album éponyme du trio comme étant tout simplement le meilleur de l'année 1980. Hervé Picart, de Best, considère Angel Witch comme le digne successeur du grand Black Sabbath. Les retours sont globalement très positifs, pourtant, l'album ne connaîtra pas le succès espéré dans les classements.
            Et après deux années de compositions et d'intenses tournées dans les salles britanniques depuis deux ans, le groupe se disloque. Dave Hogg est viré, et Kevin Riddles part rejoindre Tytan. Moribond, usé, Heybourne rejoint Deep Machine. Commence alors un long processus de reformations-séparations ponctués de quelques rares albums studios et live, qui va condamner Angel Witch au statut de groupe culte. Car ce premier album ne va pas seulement être l'un des disques majeurs de la nouvelle génération du Heavy-Metal anglais du début des années 80, il va aussi en être l'un des plus influents. Parmi les grands fans affichés d'Angel Witch, on trouve Dave Mustaine de Megadeth ou Chuck Schuldiner de Death.
            L'apport majeur de cet album est ce mélange d'ambiance sombre et gothique, de riffs acérés et de mélodies. Il définit une forme de majesté et une dimension épique au désespoir et à la malédiction, les bases symboliques du Thrash et du Black à venir. Angel Witch reste néanmoins clair dans ses influences, à savoir un Hard-Rock anglais typiquement années 70. L'accordage de guitare ne plonge pas dans les graves du Doom typique de Tony Iommi et la voix de Heybourne reste claire. Elle fut d'ailleurs sujet à contestation, celle-ci n'ayant ni la puissance et la virtuosité des grands hurleurs Heavy comme David Coverdale, Ian Gillan, Robert Plant ou Paul DiAnno. A l'époque la comparaison avec les grands maîtres est parfois pesante, voire écrasante. Difficile de pouvoir faire mieux en termes de virtuosité et de brio musical que Deep Purple et Led Zeppelin. Même Black Sabbath  parut comme un pachyderme maladroit comparé aux deux formations d'or de la première moitié des années 70. Et ne parlons pas du poids toujours conséquent du Rock Progressif sur le jugement de la presse musicale vis-à-vis des nouveaux groupes. Le Punk amusa et ramena le Rock à ses bases, mais trop caricatural, il divisa l'approche du Rock entre ceux qui voulaient des morceaux de trois minutes à deux accords, et ceux qui voulaient de l'ambition et de la complexité musicale afin de rivaliser avec Led Zeppelin,Yes et Jethro Tull.
            Angel Witch avait pourtant bien des qualités : de l'inspiration en termes de composition, de l'originalité, une vraie dextérité musicale, et de l'énergie à revendre. Cet album ne fait que le confirmer par ses multiples pièces de bravoure scénique. Le trio avait une ambition clairement au-dessus de la moyenne, loin d’un certain amateurisme inhérent à beaucoup de groupes de la NWOBHM. Et le soutien d’une vraie maison de disques aurait dû leur permettre de percer. Mais le destin en voulut autrement.
           Si vous devez vous procurer cet album, autant vous conseiller tout de suite la version Deluxe de deux disques, qui inclut tout simplement tout ce que la formation a enregistré entre 1977 et 1981. Et tout est indispensable : des bandes demos au dernier simple de la formation en passant par les enregistrements à la BBC, la musique est à chaque fois dotée de cette magie électrique unique. Ce qui fait à chaque fois la grande force de ces bandes, c’est la guitare de Heybourne : le son est extrêmement tendu, les riffs sont acérés. L’architecture musicale oscille entre accords Punk et riffs issus du Hard-Rock et du Heavy-Metal. Il n’y a pas un instant de répit, le guitariste emplit l’espace d’électricité surpuissante, créant une excitation permanente. Et sur ce son fulgurant vient se greffer des refrains addictifs : « Angel Witch », « White Witch », « Confused », « Sweet Danger »…. Tous les morceaux sont en forme d’étendards, d’hymnes Rock instantanés, tout en conservant cette noirceur si particulière, celle du Heavy-Metal occulte. Le niveau technique des trois musiciens est particulièrement affûté, ce qui permet à la fois d’avoir une musique particulièrement bien arrangée, et des improvisations inspirées et audacieuses. Heybourne, Riddles, et Hogg ne font pas dans la jam progressive, mais proposent une musique structurée, aux rebondissements précis et réfléchis.
            Le dernier simple laisse entrevoir la voie vers laquelle le groupe, poussé par son label, semble s’orienter : un Hard-Rock mélodique plus accrocheur, se rapprochant de Journey ou Pat Travers. Il laisse de côté ce qui faisait son identité : la densité électrique de son Heavy-Metal noir, ce qui n’apportera pas plus de fans, bien au contraire. Déçu, frustré, mal conseillé, Kevin Heybourne dissous Angel Witch après le départ de Kevin Riddles et de Dave Dufort, le remplaçant de Hogg sur le dernier EP. Une première reformation avortera en 1982, laissant seulement derrière elle les bandes d’un concert qui paraîtra bien des années plus tard. Il faudra attendre 1985 pour voir paraître le second disque de Angel Witch. Mais il n’aura pas le venin originel de ce premier disque, comme perdu à jamais. Il refera pourtant surface sur le dernier disque en date d’Angel Witch : As Above, So Below, paru en 2012.
tous droits réservés

dimanche 24 janvier 2016

LADIES AND GENTLEMEN....

C'est non sans une certaine fierté que j'ai l'honneur de vous annoncer la parution de mon premier livre. Par la même occasion, vous découvrirez maritable identité, Electric Buffalo et Budgie étant mes doubles maléfiques. Je ne fais désormais plus qu'un avec eux.
Ce livre est le recueil d'articles triés et retravaillés d'une grande partie de ceux parus dans les pages de ce blog. Mais ils ont désormais une existence physique, ce qui n'est pas sans leur conférer une dimension supplémentaire, un semblant d'éternité dira-t-on tout à fait prétentieusement.
Ce livre ne condamne pas pour autant Electric Buffalo. Je vais continuer à y écrire régulièrement, comme avant, car c'est ici que tout est parti, et il n'y a pas de raison que cela ne continue pas. Il va sans dire que je vous remercie tous, fidèles lecteurs, pour votre simple passage ou pour vos commentaires chaleureux. Je tenais aussi à remercier Daniel Lesueur, dont le blog est en lien ici, et qui m'a permis de faire paraître ce livre.
Bien évidemment, n'hésitez pas à vous le procurer, il faut que je rembourse les saladiers de coke nécessaires à l'écriture :
http://www.camionblanc.com/detail-livre-chocs-electriques-et-sensations-soniques-les-mille-merveilles-du-rock-938.php
Il est également disponible sur les sites marchands. 

lundi 18 janvier 2016

JIMI HENDRIX ATLANTA 1970

Je me suis demandé quelques temps si je devais évoquer les récents décès de Lemmy Kilmister et David Bowie dans ces pages. Je n’aime pas les nécrologies, je n’aime pas non plus le torrent d’empathie post-mortem qui se déverse sur les corps encore chauds de ces merveilleux artistes. Tout le monde devient fan, et avec la paranoïa actuelle, on en est à voir sur les réseaux sociaux des appels à écouter du Bowie ou du Motorhead comme si ils avaient été assassinés dans des attentats. Il est en tout cas certain que si Motorhead avait vendu autant de disques que les messages émus prétendent en avoir écouté, chaque album aurait été multi-platinés depuis longtemps. Il est en tout cas fort probable que la vente d’une compilation post-mortem devrait rapporter pas mal d’argent, du moins peut-on le supposer.
            Une chose est par contre évidente : il y eut le club des 27, le club des 33, et maintenant il y a celui des 69. On ne pouvait pas le savoir jusqu’à ce que certains musiciens atteignent cet âge presque canonique pour la profession, mais il semble que ce soit désormais une nouvelle échéance du rocker. Et si les 27 et les 33 mourraient étouffés dans leur vomi, les 69 meurent d’un sale cancer. La mort de Lemmy comme de Bowie n’est guère une surprise. Voilà deux musiciens, qui comme beaucoup de leurs contemporains, ont bu des hectolitres d’alcool, ont consommé des mètre-cubes de drogues en tous genres. Il y avait bien eu les rockeurs et bluesmen des années 50 avant eux, certes : Chuck Berry, Jerry Lee Lewis, Bo Diddley, John Lee Hooker… qui purent voir le jour de leurs quatre-vingt printemps après des vies pourtant mouvementées. Mais ils semblaient que ces hommes étaient taillés dans un bois différent. Beaucoup de musiciens anglais des années 60-70 rêvaient d’atteindre cet âge canonique. Et pourtant, il semble qu’ils meurent davantage comme les jazzmen : Miles Davis, John Coltrane, Charles Mingus... Lemmy avaient des problèmes de santé depuis trois ans environ. Et juste avant, il évoquait déjà la chance qu’il avait d’être encore en vie. Sa santé a fini par se dégrader au point d’être emporté en deux petits jours. Il n’aura au moins pas eu le temps d’agoniser trop  longtemps, et aura pu enregistrer un dernier disque et fait quelques concerts quelques mois seulement avant de disparaître. David Bowie était lui malade depuis un an et demi. La rumeur traînait, sans être ni infirmée, ni confirmée. On parlait de cancer du foie, ce qui n’était guère étonnant vu son hygiène de vie durant les années 70. D’ailleurs, il semble que l’album The Next Day devait en fait être le dernier, et puis finalement il aura eu suffisamment de répit pour en publier un dernier, Blackstar, trois jours avant sa mort.
            Plus généralement, on assiste à la fin d’une génération. Ce n’est plus qu’une question de temps pour voir disparaître les Keith Richards, Ozzy Osbourne, Eric Clapton ou Pete Townshend. Tous ont plus ou moins abusé, et s’éteindront des conséquences plus ou moins directes de ces excès. Ils auront bien vécu, incarné la folie, la liberté et une forme d’anti-conformisme. Et nous laisserons pas mal d’excellente musique. Leurs disparitions n’a rien à voir avec les évènements tragiques actuelles, elles ne font qu’ajouter à la tristesse ambiante.
            Par contre, c’est bien la fin d’un monde qui est en train de se jouer en ce moment. Si les musiciens des années 70 disparaissent peu à peu à cause de leur âge et de leur santé, ils ne sont toujours pas réellement remplacés à la hauteur de leurs immenses talents. Cela s’ajoute à la disparition de repères culturels contestataires datant de cette même époque de liberté d’expression dont nous pensions l’héritage intouchable. Il y eut d’abord Charlie Hebdo assassiné par une bande de fachistes religieux, puis récupéré par tous les conformistes centre-droite. Bref, ils ont été tués deux fois. S’ajoutent les victimes du concert du Bataclan en novembre. Les concerts de Rock restaient un moyen de se retrouver, de boire un verre, et de dire merde à cette société ultra-libérale et conformiste, au moins le temps d’une soirée. Ils ont aujourd’hui été durement atteints, et cet espace de liberté est lui aussi menacé par les cons. Enfin, on peut ajouter la peine de prison ferme pour les syndicalistes de Goodyear qui osèrent coincer les responsables de l’usine parce que ceux-ci venaient de leur annoncer que tous allaient se faire virer, une fois encore parce que ça rapporte plus aux actionnaires de faire fabriquer par des petits enfants chinois. Et ce sous un gouvernement socialiste qui n’en a désormais plus que le nom, entre le coup de force de la Loi Macron et l’état d’urgence qui n’a pour l’instant visé que des militants écologistes.
            Les disparitions de Lemmy comme de Bowie ne sont bien sûr pas les conséquences de tout ce climat liberticide et d’oppression, mais elles participent  à cette sensation de fin d’un monde où il était encore possible d’envoyer chier le système et de faire entendre une vraie opposition d’idée et d’expression. Il faudra donc passer outre les pleurnicheries condescendantes et l’hypocrisie pour qu’enfin une génération de 18 à 40 ans arrête de penser que les hommes politiques actuels, l’argent roi et les réseaux sociaux sont la solution à tous nos problèmes.


"Il se met en danger." 

JIMI HENDRIX : Freedom Atlanta Pop Festival 2015

            Le soleil de juillet écrase de chaleur la plaine de Byron, mille trois cent âmes. La poussière s’envole dans le vent torride, balayant les herbes sauvages séchées par l’été de Georgie. La Chevrolet Camaro fond sur le bitume, ronronnant de tout son V8. Elle et ses occupants prennent une route sur la droite avant de se garer dans un grand champ jaunie, aux côtés de milliers d’autres voitures. Une procession de jeunes gens prend la direction du petit vallon au bout du chemin de terre. De la musique résonne au loin, brouillonne. Ils vont tous là-bas, trois cent mille américains, des états environnants, pour écouter de la musique. C’est le Festival Pop d’Atlanta, en plein cœur de la terre natale de James Brown. C’est aussi le théâtre de toute la névrose de la société américaine. Etat du Sud, profondément ségrégationniste, gangréné par le Ku-Klux-Klan, il voit une scène musicale Rock propre se développer sur les racines noires du Blues. C’est ce que l’on appellera plus tard le Southern-Rock, et dont le grand maître est le Allman Brothers Band. Bande de chevelus anti-Vietnam, formation multiraciale, il développe de longues improvisations à base de Soul, de Blues, et du Rock’N’Roll pionnier. Les jams sont bien moins acides que celles de Grateful Dead. Ces hommes aiment l’herbe, mais surtout le bourbon et la moto.
            La jeunesse ne veut plus de la Guerre du Vietnam, ni de cette société tournée vers la peur de l’autre, la religion, et le monde contraint de  l’entreprise. Ils veulent créer, vivre, bouger, faire l’amour, et ne pas avoir comme unique objectif dans la vie un job, un pavillon de banlieue, une grosse berline familiale, deux gosses et un chien. Les kids veulent de la couleur, de la vitesse, de la musique, et plus que tout, de la communion. Les beaux rêves se sont pourtant envolés pour la plupart à la fin de l’année précédente. Altamont, le concert gratuit des Stones en réponse à Woodstock : un fiasco total, qui se solde par un jeune noir assassiné, et des bagarres sur fond de Hell’s Angels défoncés et de mauvais acide. Les belles illusions d’une lutte sans violence sont parties avec la brume du petit matin de décembre en Californie. L’année 1970 voit la garde civile tuer quatre gamins à l’Université de l’Ohio et l’armée américaine redoubler ses bombardements au napalm sur le Vietcong. La musique se fait Hard’N’Heavy, avec le triomphe en terre US de Led Zeppelin, puis de Black Sabbath. Le Rock psychédélique de San Francisco s’embourbe dans la dope : le Grateful Dead ou Janis Joplin se débattent avec l’alcool, les drogues dures et un rythme de tournée infernal. Jim Morrison est désormais barbu et bouffi, les Doors virent Blues-Rock.
            Jimi Hendrix a bien compris tout cela, et opère une mutation de sa musique depuis la fin de l’année précédente. Il a monté un projet de Black Music avec le Band Of Gypsys dont le disque live caracole dans les classements internationaux. Les nouveaux morceaux ont délaissé le Hard-Blues psychédélique de l’Experience pour une musique plus ample, moins ouvertement agressive, laissant libre cours à l’improvisation, et se teintant de Funk et de Jazz. Les soli d’Hendrix sont audacieux, souples, aventuriers, soutenus par une rythmique carrée, plus classique, mais véloce, qui ne cherche plus le contrepoint à la guitare mais à la soutenir. Subtil, racé, le Heavy-Rock de Jimi veut désormais défricher de nouveaux horizons, ne cherchant pas la course à l’armement face au Hard-Rock anglais. Le guitariste est au-delà. Il veut travailler avec Miles Davis, écoute John Coltrane, jamme avec Carlos Santana et Johnny Winter. Il aime James Brown, Curtis Mayfield et Sly Stone. Son Rock intersidéral s’enrichit, et Jimi retranscrit tout cela finement dans ses chorus et ses nouvelles chansons. 

Cela fait presque deux ans qu’il n’a pas publié de disque en studio, depuis Electric Ladyland. Band Of Gypsys est certes doté de nouvelles compositions, mais c’est avant tout un disque live. Peu onéreux en termes d’enregistrement, il a avant tout comme finalité de se débarrasser d’un vieux contrat douteux à moindre frais. Mais c’est un homme heureux : son studio personnel, Electric Lady Studios, est terminé, et il est sur le point de terminer un nouveau double LP, dénommé First Rays Of The New Rising Sun, à paraître d’ici à la fin de l’année. Jimi distille déjà ses nouvelles compositions sur scène depuis plusieurs mois au milieu des grands classiques incontournables de ses premiers albums.

Il va monter sur la scène du Atlanta Pop Festival le 4 juillet 1970, le soir de la fête nationale, avec son nouveau trio. Cet aéropage est en fait l’alliage de l’Experience et du Band Of Gypsys. Hendrix a conservé son bon vieux batteur Mitch Mitchell. Buddy Miles l’a remplacé au sein des Gypsys, mais ce dernier, également leader de son propre groupe, a voulu imposer ses compositions en se prenant pour l’égal du guitariste, qui l’a plutôt mal pris. Son jeu de batterie, certes très carré, l’était un peu trop pour Jimi, qui désirait conserver un homme habile derrière les tambours. Néanmoins, Mitchell a levé le pied sur la force de frappe et les roulements de caisses à tout va, jouant plus en sobriété, et se rapprochant de Ginger Baker de Cream. Billy Cox remplace Noel Redding à la basse suite à la dissolution de l’Experience en mars 1969. Hendrix ne pouvait plus supporter ce dernier, et surtout son jeu de guitariste frustré. De plus en plus régulièrement sur scène, les deux hommes tombaient à côté musicalement, Redding jouant un solo derrière Hendrix comme le faisait Jack Bruce derrière Eric Clapton dans Cream. Mais cela commençait à sérieusement agacer le guitariste qui désirait conserver la maîtrise de sa musique et des improvisations. L’Experience n’était pas le groupe de trois entités à égalité, mais bien la formation au service d’Hendrix, ce que Redding eut tendance à oublier. Et même si il fit tous les efforts nécessaires pour rester aux côtés du guitariste, notamment en remaniant son jeu sur les derniers concerts de l’Experience au Royal Albert Hall de Londres, la rupture était consommée. Billy Cox était un copain d’armée de Jimi, un garçon au tempérament aussi calme et posé que son jeu de basse. Le duo Mitchell-Cox fonctionna à merveille, et Hendrix avait enfin la section rythmique prompte à le soutenir efficacement dans son travail musical. Comme à son habitude, ce dernier ne cessa de jouer en permanence. La tournée américaine de l’été devait être suivie d’une série de dates en Europe, parmi lesquelles celle du Festival de l’Ile de Wight fin août, puis en septembre, c’était le retour en studio pour finir le nouveau disque, et pourquoi pas, une première session avec Miles Davis. Les deux hommes ont hâte de travailler ensemble, et le projet a déjà été repoussé par deux fois, question d’emplois du temps.

C’est une belle scène, plutôt vaste. Le son est bon, les musiciens sont en forme. Il fait chaud, et le public a hâte de retrouver la fraîcheur du soir, après deux jours d’un soleil de plomb. Mitch Mitchell s’installe derrière son nouveau kit de batterie double grosse caisse, Et Billy Cox pose sa basse Fender Precision sur ses épaules revêtues d’une chemise aux couleurs du drapeau américain. Jimi Hendrix porte un bandeau de soie dans ses cheveux courts coiffé en afro. Il porte une tunique aux longues manches aux couleurs vives. Il teste le son de sa Stratocaster Fender blanche, fidèle guitare déjà utilisée sur la scène de Woodstock. Il prend le temps de présenter ses musiciens, puis entame « Fire ». Le son est de la guitare est une sorte de vague électrique mouvante sous ses doigts, qui sera parfois qualifié à tort de boueux. Hendrix ne fait plus dans le son ultrasonique, mais dans une matière à la fois très Rock aussi facile à travailler au gré du feeling. Il reste bien quelques gimmicks scéniques pour faire plaisir au public, comme jouer avec les dents, mais cela se raréfie. Hendrix est désormais plus statique, concentré, les yeux mi-clos la plupart du temps. Jimi Hendrix pèse chaque note. Il ne joue plus avec le larsen, il cherche la ligne mélodique, injecte du Funk, du Jazz, et même du Flamenco. Tout cela se mêle habilement dans un torrent de notes concises. Sur ce concert, seuls trois morceaux sur seize font plus de cinq minutes.

« Fire » vite expédié, le guitariste a hâte de jouer un nouveau morceau du futur album : « Lover Man ». C’est du Rock teinté de Soul, au thème et au solo habiles. Plus encore qu’avec « Fire », la vraie nature de cette prestation se fait jour : le son est assez laid-back, moins agressive que les précédentes années. Le jeu du trio est en équilibre instable, un peu brinquebalant, toujours à la limite du pain. Même si l’on est loin du set erratique du Festival de l’Ile de Wight, on y distingue ce qui en fera sa nature : des phases de brio absolu alternant avec quelques faussetés de la batterie ou de la guitare. Oui, le grand Jimi Hendrix est clairement en difficulté par moments. Jusqu’à cet enregistrement, le cas de l’Ile de Wight semblait être un cas isolé, s’expliquant par la mauvaise santé d’Hendrix et des problèmes techniques sur scène. Mais sans atteindre les difficultés du set anglais, le guitariste semble parfois sur le fil du rasoir. « Spanish Castle Magic » apporte quelques explications à cela : le trio prend des risques. Il se met en danger. La set-list reste d’un classicisme absolu, hormis une poignée de nouveaux morceaux. Tous les classiques attendus sont là : « Foxey Lady », « Fire », « Purple Haze », « Red House »…. Et comme Miles Davis avec son nouveau quintet au milieu des années 60, Jimi Hendrix et son nouveau trio interprète ses plus fameux morceaux afin de ne pas froisser son public, en bon professionnel du spectacle qu’il est devenu. Néanmoins, il remodèle progressivement son répertoire. La batterie de Mitch Mitchell est désormais dotée d’une double grosse-caisse qu’il utilise depuis seulement quelques mois. Son  fulgurant jeu de pied droit a laissé la place à des roulements souples encore un peu maladroits, mais qui s’inspirent de plus en plus du Jazz, et en particulier de Billy Cobham et de son ancien concurrent, Ginger Baker. Hendrix fait de même dans ses chorus. Explorant les notes, triturant le son, les lignes mélodiques, à l’instar de Larry Coryell et de John MacLaughlin, il dénude sa guitare de ses effets électro-acoustiques, ne conservant qu’un peu de wah-wah. Et il fouille, il cherche, au plus profond du Blues, de la Soul, du Hard-Bop, de John Coltrane, de Miles Davis. Et parfois, c’est l’embardée, il va trop loin, trop fort, se perd. Mais toujours, il rebondit, fermement maintenu, lui et Mitchell, à la ligne de basse stable de Billy Cox qui tient l’ensemble. « Hear My Train A Comin’ » est une parfaite réussite de cette expérimentation sonique. Le trio est au sommet de son art, s’envolant loin, très loin dans la stratosphère d’un Heavy-Blues se teintant de Jazz Fusion. « Message To Love », qui suit en a par ailleurs la structure. Jimi Hendrix prend des risques, et on le sent, lui et ses musiciens sont encore mal à l’aise sur l’improvisation de ce thème plus expérimental.

L’interprétation de « All Along The Watchtower » est au départ plus que laborieuse : problème de son de la batterie, mauvais départ sur la tonalité du chant… C’est aussi sur ce morceau que le Jimi Hendrix Band se prendra les pieds dans le tapis à Wight un mois plus tard, comme une sorte de curieux hasard. Il faut aussi admettre que ce morceau fut particulièrement travaillé sur sa version studio, celle de Electric Ladyland, et que tous les effets sonores et superpositions de couches de guitares sont complexes à reproduire sur scène, seul. Là encore, c’est une version laid-back, comme une balade énergique qu’est appréhendé le morceau. Là aussi, Hendrix prend des risques sur le solo, n’hésitant pas à aller trifouiller du côté du Jazz-Fusion plutôt que de jouer avec les pédales d’effets. Comme à Wight, c’est aussi « Freedom » qui lui permet de rebondir. Ce Funk-Rock efficace réinjecte de l’énergie au set qui va voir le trio dégainer une série de vieilles scies scéniques. « Foxey Lady », « Purple Haze », « Hey Joe », « Voodoo Chile » et « Stone Free » s’enchaînent sans temps mort. L’électricité furieuse se met à nouveau à couler à gros bouillons dans la Fender Stratocaster de Jimi. Moins audacieuses dans leurs interprétations que les morceaux précédents, on y retrouve tout ce qui fit l’immense talent du guitariste. Cette fois l’audace transparaît sous forme de petites touches : un accord Soul, un petit chorus à la fin du couplet ou du refrain, le final du solo légèrement revu. « Voodoo Chile » prend tout de même des atours plus Funk dans son tempo, moins ouvertement Hard et Vaudou. « Stone Free » semblerait presque sorti du répertoire des Temptations par son groove insolent.
A minuit, pour la fête de l’Indépendance, Jimi nous refait le coup de la reprise de l’hymne américain comme à Woodstock, mais dans une approche nettement moins ouvertement agressive. Un feu d’artifice explose dans le ciel : Jimi Hendrix est la vedette de la fête de l’Indépendance au Festival d’Atlanta, un sacré symbole historique pour le pays. Est-ce cela qui a ragaillardi notre héros ? Il interprète une version fulgurante de « Straight Ahead », un nouveau morceau. Son jeu est vif, ingénieux, précis. Poussé par son fidèle batteur Mitch Mitchell et son vieux pote d’armée Billy Cox à la basse, Jimi Hendrix se transcende. Et c’est sur cet ultime coup d’éclat que le concert se termine sous les applaudissements nourris. Le guitariste est à un tournant artistique, parfois timide, parfois effrayé de laisser son ancien répertoire, si sécurisant. Mais l’homme est visiblement heureux lorsqu’il explore, interprétant ses nouvelles compositions, plus élaborées. Il ne pourra malheureusement pas aller beaucoup plus loin, décédant seulement deux mois plus tard, le corps éreinté. Cet enregistrement dévoile sous un nouvel éclairage la dernière phase de la vie créative de Jimi Hendrix, et laisse la porte ouverte à toutes les spéculations.

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mardi 12 janvier 2016

JEFF BECK GROUP 1968

"Dire que ce disque fut un cataclysme musical n’est pas une aberration."

JEFF BECK GROUP : Truth 1968

Octobre 1966. Jeff Beck quitte le groupe anglais The Yardbirds. Le jeune homme, âgé de vingt-deux ans, est doté d’un caractère difficile et d’une exigence artistique trop contraignante pour ses camarades. Bien qu’il ne fut pas un membre original de ce quintet de Blues-Rock anglais, qui compta comme premier six-cordiste hors pair un certain Eric Clapton, il avait propulsé le groupe dans une dimension musicale bien supérieure. L’album Roger The Engineer, paru en 1966, permet de découvrir les fulgurances électriques du tout jeune guitariste, qui jongle avec le larsen de sa guitare et de son amplificateur, défrichant les rudiments d’une technique qui sera l’apanage de tout le Hard-Rock à venir, et qui permettra à Jimi Hendrix d’exploser artistiquement quelques mois plus tard à Londres. Mais le caractère de Jeff Beck n’est pas la seule explication à son départ. Lorsque le bassiste Paul Samwell-Smith quitte le groupe en juin 1966, les Yardbirds cherchent un remplaçant parmi leurs connaissances. Un ami d’enfance de Jeff Beck, musicien de studio, est recruté. Il s’appelle Jimmy Page, et accepte le poste pour dépanner. Mais rapidement, au sein des Yardbirds, une aberration se fait jour : Chris Dreja, honnête technicien, tient la guitare rythmique derrière le brillant Jeff Beck, alors qu’un autre virtuose de la six-cordes tient le poste de bassiste. Rapidement, l’idée d’intervertir les postes devient évidente, et de lui-même, Dreja convient qu’il lui faut laisser sa place à Page. Ce dernier lui apporte des conseils techniques pour tenir la basse, et les Yardbirds deviennent une véritable machine de guerre, dotée des deux meilleurs guitaristes du Rock anglais. Si sur le papier, cela peut sembler merveilleux, ce qui va être le cas le temps de quelques concerts, la concurrence entre les deux fortes personnalités devient vite insupportable. Jimmy Page commence à prendre le dessus, et sa personnalité à la fois ambitieuse, calme et réfléchie plaide en sa faveur, au détriment du bouillonnant et turbulent Jeff Beck.
Ainsi débarqué, ce dernier ne perd pas de temps, et en janvier 1967, il recrute un jeune chanteur encore peu connu du grand public : Rod Stewart. Il n’est pas totalement un inconnu pour autant. En effet, il fit partie en 1966 de deux super-groupes de Blues qui ne laissèrent néanmoins aucune trace discographique : Steampacket avec Brian Auger à l’orgue et Long John Baldry au chant, et suite à son éviction du premier, Shotgun Express, avec un certain Peter Green à la guitare et Mick Fleetwood à la batterie. Plusieurs bassistes et batteurs firent de courts passages, avant que la basse ne soit mise entre les mains de l’ancien guitariste du groupe de Rythm’N’Blues The Birds, un certain Ron Wood, un copain à Rod. La batterie sera déléguée au brillant Aynsley Dunbar, ancien batteur de John Mayall And The Bluesbreakers. Ce bel équipage signe un contrat avec le producteur de Donovan, Mickie Most. Comme pour Terry Reid, cette signature sera celle du pacte avec le Diable.
Most n’en a en fait rien à cirer du Group de Jeff Beck, mais veut seulement le guitariste dans son écurie pour enregistrer des hits comme artiste solo. En 1967, il va ainsi publier trois quarante-cinq tours, aux face A très Pop, avec Beck au chant, dont le plus célèbre sera « Hi-Ho Silver Lining », qui atteindra la 14ème place des classements britanniques. Cette chanson sera un temps le malheur du guitariste. En effet, si le succès commercial est honnête mais pas retentissant, « Hi-Ho Silver Lining » est joué dans toutes les fêtes de village et les mariages. Ce succès populaire l’obligera à jouer ce morceau en concert systématiquement en Grande-Bretagne, alors qu’il ne supporte pas cette chanson. Il considérait qu’on lui avait « accroché une lunette de toilettes rose autour du cou et qu’il devait se promener partout avec ».
Par contre, la face B du simple, « Beck’s Bolero », va devenir une légende. Les 16 et 17 mai 1966, Jeff Beck, alors qu’il fait encore partie des Yardbirds, décide d’enregistrer un morceau instrumental. L’idée est encouragée par le management du groupe, qui voit en la réussite éventuelle de projets solos des musiciens un moyen de mettre en lumière la formation. Mais l’objectif est aussi de calmer un Jeff Beck prolixe de plus en plus frustré par le manque d’ambition artistique des Yardbirds. Jimmy Page vient lui donner un coup de main en tenant la guitare rythmique douze-cordes. Initialement, la section rythmique des Who, Keith Moon à la batterie et John Entwistle à la basse, doit se joindre au duo. Plus qu’une simple session, c’est un galop d’essai qui se trame. En effet, Moon et Entwistle commencent à se lasser de la tension au sein des Who, dont les ventes de disques sont en chute libre, obligeant le quatuor à tourner sans répit pour rembourser leurs dettes. Et la main mise de Pete Townshend sur la composition frustre en paticulier Entwistle, qui désire s’investir davantage dans le domaine. Un projet de groupe regroupant donc Beck, Page, Moon et Entwistle se dessine. Rod Stewart est déjà pressenti au chant, et une expression de Moon comme nom. Lorsque l’idée de formation commune est évoquée durant les sessions de « Beck’s Bolero », le batteur s’exclame que cela fera l’effet d’un dirigeable de plomb, soit en anglais : « It will go down like a lead zeppelin ». Page retiendra l’image : Led Zeppelin. Lorsque les sessions débutent, Keith Moon est à l’heure, mais Entwistle se fait attendre. Ayant peu de temps devant eux, ils décident de recruter un bassiste de session ami de Jimmy Page à la basse : un certain John Paul Jones. Un pianiste s’ajoutera, Nicky Hopkins, qui participera à de nombreux enregistrements des Rolling Stones. « Beck’s Bolero » est une variation du « Bolero » de Ravel, en format Blues électrique, et où Jeff Beck fait la démonstration de toute sa technique. L’enregistrement est tellement enthousiasmant que Keith Moon, littéralement transcendé, renverse le micro au-dessus de ses caisses dans un hurlement sauvage lors de la seconde partie rapide qui sert de final. Ainsi, en écoutant le morceau, on distingue bien le cri de Moon, puis seules les cymbales sont réellement audibles. Malgré ce défaut, c’est cette version gorgée d’énergie qui est retenue.
Durant l’année 1967, le Jeff Beck Group joue à travers la Grande-Bretagne, et forge son répertoire. Initialement un groupe de Blues électrique, le quatuor va progressivement évoluer vers un Heavy-Blues rageur. Et cette progression n’est pas un hasard. Un jeune guitariste noir américain incendie les salles européennes de son Blues torride et sauvage : Jimi Hendrix. Le musicien traumatise toute la scène Rock anglaise. Le premier à être bouleversé est Jeff Beck. Lui qui est pour l’heure le meilleur guitariste de Grande-Bretagne, et le plus audacieux, le voilà littéralement ridiculisé par un jeune inconnu pétri de talent. Beck expliquera plus tard qu’il regrettait que sa réserve liée à son éducation anglaise stricte l’ait empêché de faire preuve d’autant d’audace et de folie qu’Hendrix. Ce dernier, par son absence d’inhibition sur scène, se permettait toutes les extravagances musicales et scéniques, jouant avec les dents, utilisant tous les effets électro-acoustiques possibles, ou simulant l’acte sexuel avec sa guitare. Jeff Beck, avec sa silhouette rigide et son petit costume noir, paraît bien triste. Durant l’année, il va opter pour les vêtements de couleur, et créer un vrai jeu de scène, se mouvant avec sa Gibson Les Paul en s’inspirant du jeu d’Hendrix. Cela n’empêchera pas la sympathie réciproque entre les deux hommes, le guitariste américain étant un grand admirateur de Beck. Cette évolution vers le Heavy-Blues débridé n’est pas pour plaire au batteur Aynsley Dunbar, qui désire que le Jeff Beck Group reste ancré dans le Blues le plus strict, comme Chicken Shack, Savoy Brown ou Fleetwood Mac. Cette affirmation va provoquer son départ. Il sera remplacé par un compagnon de Rod Stewart au sein de Steampacket : Micky Waller.
Début 1968, le groupe est pourtant au bord de la rupture. Mickie Most refuse de publier un album, considérant que les ventes de disques ne sont constituées que par les simples, et pas par les 33 tours de Rock, ces derniers étant également plus coûteux à produire. Un producteur de tournée, Peter Grant, est convaincu que le Jeff Beck Group peut exploser aux Etats-Unis. Il convainc Beck de ne pas séparer sa formation, et tente de racheter le contrat qui le lie à Mickie Most, sans succès. Malgré cela, il réussit à organiser une série de dates aux USA. Parallèlement, il obtient un contrat discographique avec CBS/Epic, et permet donc au Jeff Beck Group d’enregistrer son premier album. Les sessions vont se tenir en deux fois deux jours au mois de mai 1968 à Londres. Neuf morceaux sont captés, auxquels s’ajoutera le « Beck’s Bolero » enregistré en 1966.
Dire que ce disque fut un cataclysme musical n’est pas une aberration. Si Jimi Hendrix secoua l’Europe et l’Amérique en 1967, et Led Zeppelin pulvérisa la Pop Music avec son premier album authentiquement Hard’N’Heavy début 1969, c’est oublier un peu vite l’impact de ce premier album du Jeff Beck Group, historiquement situé entre deux séismes majeurs de la musique. C’est aussi minimiser l’influence de Jeff Beck sur la scène musicale de l’époque, dont les sessions d’enregistrements, les concerts, et les connexions amicales ont été le détonateur des aboutissements artistiques que furent les musiques d’Hendrix et Led Zeppelin. On peut même dire que sans la puissance instrumentale scénique de Cream, et l’exubérance technique de Jeff Beck, le Jimi Hendrix Expérience n’aurait sans aucun doute pas eu la même force. Car si Jimi fut autant un innovateur qu’une synthèse de génie, Jeff Beck est un défricheur sidérant. Rappelons que le Rock anglais en 1965 ne dispose pas de guitariste à la technique particulièrement innovante : Who, Move, Kinks, Beatles, Rolling Stones sont avant tout des autodidactes. Bien qu’ayant une technique propre, l’exercice soliste n’est que rarement abordé, ou de manière rudimentaire. Le premier vrai soliste sera Eric Clapton au sein des Yardbirds, remplacé par l’audacieux Jeff Beck. Ce dernier ose tout, sans limite du strict idiome Blues. Le Jeff Beck Group va être le premier vrai théâtre de sa folie musicale. Il a malheureusement un seul défaut : il compose peu, ce qui sera pallié, dans cette première mouture du Jeff Beck Group, par le duo Wood-Stewart. Et c’est oublier l’exceptionnelle capacité de Jeff Beck à réinterpréter de vieux classiques de Blues ou de Soul et se les approprier totalement. Après tout, le premier album de Led Zeppelin est lui aussi truffé de vieux morceaux de Blues et de Folk totalement réarrangés.
Truth ne sonne pas réellement comme l’explosion qui sera celle du premier Led Zeppelin. On se situe plutôt entre le Blues anglais de John Mayall et le Rock anglais de l’époque. Sans doute faut-il y voir la faute de Mickie Most, dont l’objectif principal est de vendre du disque Pop aux gamins plutôt que d’innover. En cela, Beck-Ola sera bien supérieur, mais Led Zeppelin sera déjà passé par là. Néanmoins, il ne faut surtout pas minimiser l’impact de Truth. C’est le premier vrai grand disque de Heavy-Blues blanc. Jimi Hendrix était déjà passé par là, mais il était noir et américain. L’identification du kid anglais n’était pas vraiment évidente, et à l’époque, cela a son importance. C’est ce qui ferma tant de portes à Hendrix, et seul son talent et l’ouverture d’esprit du moment lui permit enfin de percer. Le Jeff Beck Group est un groupe blanc-becs anglais qui s’imprègnent du Blues et de la Soul noire américaine pour en produire une musique à sa couleur, celle des faubourgs de Londres, et trouvera le même écho dans les grandes villes industrielles américaines. Et en cela, ce disque est pionnier, car il va au-delà de la simple imitation, même brillante. C’est une musique incandescente, outrancière, où les émotions sont démultipliées. C’est ce qui va concourir à faire la matière première du Heavy-Metal. A ce titre, Jeff Beck est un pionnier. La version de « Rock My Plimsoul », arrangement de « Rock Me Baby » de BB King, et face B du simple « Tallyman » paru en février 1967, est puissante, virtuose, agressive, et sort déjà des sentiers battus du Blues Anglais. Les événements ne permettront pas à Beck d’accoucher du disque précurseur que l’Histoire aurait retenu, mais Truth est un disque capital.
Dès la nouvelle version de « Shapes Of Things », le Jeff Beck Group défenestre les Yardbirds. Les sonorités sont encore acidulées, mais il ne s’agit que d’un prétexte pour le guitariste à développer un jeu planant lumineux. La six-cordes devient totalement implacable sur « Let Me Love You ». La rythmique paraît curieusement lointaine, comme un effet de stéréo très en vogue à l’époque. Les chorus ravageurs et la voix survolent le son de manière presque outrancière, mais ils sont tellement brillants tous deux qu’ils surpassent l’étrange mixage. La reprise du « Morning Dew » de Tim Rose est une lapalissade de l’époque, tant ce morceau fut l’objet de multiples versions plus ou moins Hard’N’Heavy. Celle-ci est exceptionnelle, et va servir de maître-étalon à des dizaines de prétendants au trône du Heavy-Rock à la fin des années 60. La grande affaire de cet album, c’est bien sûr l’interprétation explosive du Blues par le Jeff Beck Group. D’abord par« You Shook Me », que Page reprendra avec son Zeppelin, pulvérisant dans les grandes largeurs cette pourtant magnifique version, une trahison qui amènera aux larmes Jeff Beck face à celui qui est son ami, mais aussi son concurrent de toujours. Mais il y aussi le fantastique « Blues De Luxe » qui va chercher Jimi Hendrix et son « Red House », ou l’explosive version de « I Ain’t Superstitious » d’Howlin’ Wolf qui permet à l’auditeur de retrouver la folie incendiaire de « Let Me Love You » à grand renfort de wah-wah. Jeff Beck va également s’aventurer sur des terrains plus audacieux musicalement : la Soul noire avec « Ol’ Man River », des Temptations, qui flirte avec des teintes de Folk anglais, et auquel Rod Stewart ne doit pas être étranger. Il y aussi cette version de « Greensleeves », chanson traditionnelle du 16ème siècle, parenthèse acoustique à la sonorité médiévale qui aura une grande influence sur Ritchie Blackmore.
Sur Truth, Jeff Beck explore, défriche, innove. Il ne fournira sans doute pas la version ultime de tout ce qu’il va jouer ou inventer. Led Zeppelin s’en chargera, bien malgré lui. Mais ce premier album est un magnifique mégalithe de Heavy-Blues anglais électrique, à la fois turbulent et d’une grande élégance. La fameuse réserve anglaise dont parlait Jeff Beck. Il est en tout cas certain qu’il vient de produire un premier album à la hauteur de son talent, et dévoile en passant au grand public un immense chanteur : Rod Stewart.

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lundi 4 janvier 2016

JEFF BECK GROUP 1972

Bonne année 2016 à tous chers lecteurs, et meilleurs voeux pour l'année à venir. On va pas s'engager sur la pente savonneuse des prédictions et des bonnes résolutions. Juste profiter du bon temps à prendre, et éviter de tout coeur les emmerdes. Et là, oui, on passera une bonne année.

"Je fus saisi par le nom en noir : Jeff Beck Group."

JEFF BECK GROUP : Jeff Beck Group 1972

            C’est une grande surface dans la banlieue d’Amiens. Il tombe une pluie froide, qui se dissipera avec peine quelques jours plus tard lorsque perceront les rayons rougeoyants du soleil couchant d’hiver. Nous sommes vendredi soir, et c’est le jour des courses pour la bande d’étudiants dont je fais partie. Encore un week-end à passer dans nos chambres, à nous préparer nos repas dans la cuisine commune, et à boire quelques bières. Elles font d’ailleurs partie des courses, au même titre que les pâtes et les pommes de terre. Dans ce grand supermarché, je suis irrésistiblement attiré par le rayon disques. Il ne se passait pas un mois sans qu’un label ne fasse une promotion sur une partie de son catalogue, alimentant de grandes têtes de gondole d’albums diverses, de tous styles, mis en vente à des prix alléchants, une petite poignée d’euros. A l’époque où les disques neufs, même en réédition, se vendaient en magasin presque vingt euros, et que la vente sur internet n’existait pas encore, acheter un disque cinq euros était plus qu’intéressant. Certes, il n’y avait pas que du premier choix, et il fallait savoir fouiller, ce que je faisais avec délectation pendant une bonne demi-heure, laissant mes camarades l’entame de notre vraie raison dans ce temple de la consommation. Par ce biais-là, je fis l’achat de disques que je considérais comme secondaires, et que je n’aurais donc pas acheté sciemment au premier abord. Cela signifiait que j’achetais des albums dont les noms m’évoquaient telle ou telle lecture, mais sans avoir aucune idée du contenu. L’erreur me coûtant finalement fort peu, je me permettais de compléter ma collection de disques à moindre frais, et élargissait de fait mon spectre musicale. Car si je fis l’acquisition de plusieurs albums de Led Zeppelin manquants, je découvris ou complétai mes connaissances sur Journey, Santana, Scorpions, The Band, Steve Hackett, Neil Young… Mais pour cela, il fallait en trier, de la merde, pour trouver ces disques au milieu des France Gall, Michel Sardou et Whitney Houston. Mais une fois que je les avais en main, j’avais l’impression d’avoir trouvé une pépite. Et parmi elles, il y eut celui-ci.
            Jeff Beck, je connaissais par la première mouture de son Group, celle avec Rod Stewart, dont je découvris aussi les premiers disques solo grâce à ces achats en bacs à soldeur. Je savais aussi que Beck avait tourné Jazz-Rock au milieu des années 70, et puis il y avait cet album avec Tim Bogert et Carmine Appice que je possédais, mais cette version du Jeff Beck Group ne me disait absolument rien. Les deux albums publiés en 1971 et 1972 sont par ailleurs peu évoqués par les anthologies du Rock, hormis le fait qu’un certain Cozy Powell tenait les baguettes, et qu’il deviendra célèbre plus tard en jouant dans Rainbow, Whitesnake et avec à peu près tout le monde dans le monde du Rock, de Brian May à Peter Green. C’était en fait le prototype du disque pour complétiste, pas réellement excitant, et pour lequel tout le monde passe à côté parce que parfaitement anecdotique dans la carrière d’un artiste. Et c’est sans doute pour cela qu’il atterrissait là, dans ces grands bacs de cartons.
            Cela me fit bizarre de tomber là-dessus. J’avais l’impression d’avoir découvert une merveille ignorée de tous ceux qui venaient fouiner là-dedans. Je fus saisi par le nom en noir : Jeff Beck Group. Et puis je lus l’année de sortie, 1972, et le nom des musiciens, dont notre fameux Cozy Powell. Je le posai dans le fond de mon petit panier de courses, et je continuai mes achats de français moyen le cœur plus léger, ravi d’avoir trouvé de quoi égayer mon week-end pluvieux de révisions. Arrivé dans ma chambre, j’allumai ma lampe de bureau, déballai l’album de son plastique, et le mit sur la platine. Et le trouvai excellent. Il était gorgé d’une chaleur qui irradiait la pièce dans la nuit hivernale. Il m’éclaira aussi d’un jour nouveau sur le jeu de guitare de Jeff Beck.
            Le premier Jeff Beck Group avec Rod Stewart se dissout dans l’été 1969 dans l’animosité la plus totale. Le quatuor avait classé ses deux albums à la quinzième place du Top américain, et ses concerts en terre US étaient une sérieuse concurrence aux meilleures formations de l’époque, dont les Who et Led Zeppelin. Mais les relations entre les musiciens se sont tendues, au point que Jeff Beck met fin à la formation immédiatement, annulant leur participation programmée à un festival américain fin août : Woodstock. Comme si cela ne suffisait pas, il est victime d’un grave accident de voiture en décembre qui lui brise le crâne et lui pulvérise le nez. Lorsqu’il revient à la musique un an plus tard, son projet de groupe avec la section rythmique de Vanilla Fudge, Tim Bogert et Carmine Appice, et dont le chanteur devait même être Rod Stewart, est tombé à l’eau. Le bassiste et le batteur ont fondé un quatuor nommé Cactus. Jeff Beck doit donc tout reprendre de zéro. C’est ce qu’il fait en 1971 en montant une nouveau Group avec un jeune batteur prometteur du nom de Cozy Powell que lui a coneillé son producteur Micky Most, le chanteur Bobby Tench, le bassiste Clive Chaman et le pianiste Max Middleton. L’orientation musicale est nettement plus Soul et Funk, et le premier album, Rough And Ready, paru en octobre, est une petite merveille. La formation tourne de manière conséquente en Europe et pour quelques concerts aux USA, suite au classement du disque à la 46ème place des charts. Le Jeff Beck Group reste sur le continent américain, et au mois de janvier 1972, il se rend à Memphis aux TMI Studios en compagnie du guitariste de Booker T And The MG’s, le groupe maison des studios STAX, Steve Cropper. Les studios et les musiciens de Memphis étaient alors recherchés. Tom Dowd avait produit l’ensemble des albums du Allman Brothers Band, ainsi que ceux d’Eric Clapton au sein de Derek And The Dominos. Les studios Muscle Shoals, bien que vétustes et dont les murs étaient simplement recouverts de boîtes d’œuf pour l’insonorisation, attiraient tous les plus fins musiciens du monde de par les fabuleuses productions Soul de la fin des années 60 : Otis Redding, Sam And Dave… Le Jeff Beck Group n’eut ni la chance d’enregistrer aux Muscle Shoals Studios, ni d’être produit par Tom Dowd, mais capter leur nouvelle musique à Memphis avec l’un des plus grands musiciens et compositeurs de la ville étaient déjà une belle opportunité. Surtout pour un groupe qui vient d’opter le son Heavy-Funk sur son précédent album.
            Le résultat est un disque chaud et généreux, mêlant habilement Blues, Rock, Jazz, et Soul. Il n’y a pas de démonstration gratuite, ou d’artifices prétentieux, juste cinq mecs jouant ensemble une musique à la fois dans l’air du temps, et à part vis-à-vis de la scène Rock Glam, Progressive ou Hard. C’est sans doute ce qui desservit cet album, surtout provenant d’un guitariste comme Jeff Beck, ce manque de flamboyance. L’homme était connu pour en mettre plein les oreilles avec ses soli et sa hargne électrique. Il était un innovateur, un défricheur. Le voilà pratiquant ce que l’on pourrait qualifier au premier abord de Funky Music. Sauf qu’il s’agit d’une musique d’excellente qualité, riche, qui nécessite plusieurs écoutes pour se dévoiler totalement. C’est d’ailleurs ce que voulait Beck : un album dont la richesse réside dans la qualité de ses multiples détails, comme ceux de STAX, Stevie Wonder ou Herbie Hancock. Il n’y a rien de particulièrement impressionnant au premier abord, mais une écoute attentive révèle la qualité de la rythmique, les petits chorus, la densité de la production, et les mélodies contagieuses. Car comme un bon album de Funk, on se surprend à siffloter certains thèmes. Et siffler du Jeff Beck sous la douche fait déjà de vous un être particulier.
            Ce que je trouvai fascinant d’entrée, c’est ce break de batterie-cymbales, simplement parfait, qui imprime un groove impeccable dès les premières mesures. « Ice Cream Cakes » est un redoutable Funk poisseux. La guitare de Beck est dominante, rageuse, grondante. Il se montre plus prolixe dans son jeu. Il utilise peu d’effets sur ce disque, hormis une wah-wah et un peu d’écho de temps en temps. Tout le talent réside dans ses interventions pointillistes, le travail du bouton de volume, les embardées de médiators, les envolées de manche, précises, techniques, inspirées. L’ensemble du groupe est mixé de manière très brute,  gardant l’intensité des morceaux interprétés en direct dans le studio. Le piano électrique de Max Middleton se fond à merveille avec la guitare, les deux se répondant avec une complicité exceptionnelle. Les deux instruments teintent comme des gouttes d’eau tombant, délicates, dans les eaux bleues d’un lac de montagne.
            Et des émerveillements, il y en a. Le superbe Blues « I’ll Be Staying Here With You » rappelle à la fois toute l’habileté de Beck à jouer ce style, faisant pleurer sa guitare, tout en lui en injectant un feeling Soul que l’on doit également à la voix riche de Bobby Tench. « Sugar Cane » est une composition aux accents Jazz que j’adore tout personnellement. J’aime ses dissonances, ses décalages d’humeur et de tonalités. Le piano acoustique de Middletone est une merveille sur ce thème simple, la wah-wah glougloutant sur le thème et les accords de Fender Rhodes. Le morceau s’achève comme un pur morceau de Soul grâce au travail vocal de Tench. « I Can’t Give You Back The Love I Feel For You » est un bel instrumental sur lequel Beck explore les possibilités du bottleneck. Cette approche tout à fait lyrique et pas du tout Blues sera indéniablement une source d’inspiration pour Ritchie Blackmore, qui n’hésitera pas à s’en inspirer sur les albums « Burn » et « Stormbringer » de Deep Purple, puis dans Rainbow. « Going Down » est la grosse affaire, le morceau le plus long du disque avec ses presque sept minutes de déchaînement de Hard-Blues teigneux. Ce titre de Don Nix sera repris par d’innombrables artistes : Deep Purple, Chicken Shack, Lynyrd Skynyrd et même Led Zeppelin. La version Hot’N’Nasty du Jeff Beck Group permet au guitariste de se lancer dans de superbes chorus lui permettant d’explorer toute la capacité de la Fender Stratocaster, guitare qui l’a troqué contre sa fidèle Les Paul Gibson, de manière pas totalement définitive néanmoins. Mais Beck aimait jouer avec le vibrato, déformer les notes, se lancer dans de rapides attaques de manche nerveuses, et seule la Stratocaster lui permettait une telle précision. Sur « Going Down », il est au sommet de son art, soutenu par un groupe impeccable, à commencer par Clive Chaman dont la basse est proprement stupéfiante de profondeur, et rivalise avec les meilleures productions Jazz-Funk de l’époque. « I Got To Have A Song » est une superbe chanson de Stevie Wonder : la mélodie est superbe, et le groupe, doté de tous ses instrumentistes, est à son service, d’une cohésion implacable. Bobby Tench est un grand chanteur de Soul, et c’est ce que tente sans doute aussi de prouver Steve Cropper. Néanmoins, Wonder et Beck avaient noué des liens amicaux et une admiration mutuelle, qu’entretins cet enregistrement. Par la suite, le pianiste composera un morceau pour le troisième Jeff Beck Group avec Tim Bogert à la basse, Carmine Appice à la batterie, et toujours Middleton au piano et Tench au chant le temps d’une tournée américaine et de premiers pas en studio en 1972. Cette chanson s’appelait « Superstition », mais Wonder la trouva tellement bien qu’il l’enregistra lui-même avant Jeff Beck, et obtint un immense hit international au détriment du guitariste, qui en fut longtemps déçu. Une blessure de plus de la part d’un ami pour Beck après celle de Jimmy Page et sa reprise de « You Shook Me » avec Led Zeppelin en 1969.
            L’album se poursuit avec le très Soul « Highways », enrichi de superbes parties de guitare, d’une infinie mélancolie. Il est pour moi un autre sommet divin de ce beau disque, qui met en exergue toutes les qualités de ce line-up, toute sa finesse, sa force rythmique. Le disque se clôt par le bel instrumental « Definitively Maybe », qui voit Tench se mesurer à Beck à la guitare, les deux hommes jouant en harmonie pour ce beau Blues-Funk mid-tempo à la douceur et à l’amertume prodigieusement denses. Chaque note est un mot, saisissant, fort. Seul Jeff Beck sait faire pleurer une guitare de cette manière. Il n’en retrouvera pas totalement toute l’intensité sur ses albums Jazz-Rock à venir dans la seconde moitié des années 70. Lui qui se plaignait tant des limites du matériel musical de l’époque, car elle lui empêchait de jouer réellement ce qu’il entendait dans sa tête, réussissait sur ce disque à extraire toute l’expressivité de la guitare électrique. En enregistrant son disque de la manière la plus brute et la plus simple possible, il venait de produire un disque d’une émotion et d’une humanité étincelante.

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