lundi 28 décembre 2015

ROD STEWART 1971

Je vous souhaite de bonnes fêtes à tous, fidèles lecteurs, et pour l'heure, promenons-nous un peu histoire de digérer les agapes.

"Pour l’heure, ce troisième disque solo est une mine d’or de magnifiques chansons." 

ROD STEWART : Every Picture Tells A Story 1971

            La rivière disparaît en quelques derniers bouillons gris dans la mer, sous le pont le long de la jetée. Les grands quais de pierres couvertes de mousses visqueuses ceinturent les petites maisons de briques rouges. Un vieux camion Dodge toussote dans un nuage de fumée blanche. Il emprunte la route le long de la plage de sable gris recouverte de brins de bois vermoulus et d’écumes avant de monter sur la route serpentant sur la colline. La brume se lève sur la lande au-dessus de la petite ville portuaire. Dans les petits bocages fermés de murs de pierres sèches aux reflets anthracite, quelques moutons à tête noire broutent l’herbe verte et grasse. Les vagues grondent contre la jetée en un bruit sourd et continu.  Un homme sort du bar-tabac à la vitrine ourdie de vieilles boiseries usées par les vents. La clochette de la porte teinte avant que celle-ci ne claque sèchement en un bruit métallique. Il relève son col de manteau,  ajuste sa casquette de laine à gros carreaux écossais. Il allume une cigarette, tire dessus nerveusement, puis marche sur le trottoir de grès d’un pas rapide, les mains profondément enfoncées dans les poches de son manteau. Il se dirige vers les docks, et arrivé sur place, salue des collègues de travail de viriles poignées de main.  Il monte au bureau de pointage, et prend les informations de sa journée. Il décroche les clés de son camion au tableau, et souhaite bonne journée à Maggie, la secrétaire de la comptabilité.
            Il ouvre la portière de son Bedford, et allume le contact. La mécanique s’ébroue dans un claquement sec et enroué. Il fait tourner le moteur, et en profite pour vérifier l’arrimage du chargement. Il tire sur les sangles, jettent de petits coups de pied machinaux dans les pneus pour vérifier la pression, puis monte à bord en jetant son mégot de cigarette. Il débloque le frein, le camion soupire avant de quitter le quai et prendre la route de la baie. Le brouillard s’est levé dans l’arrière-pays, et un soleil pâle aux reflets d’opale perce les nuages. Lorsqu’il traverse la ville du comté voisin, il aperçoit des affiches annonçant le concert à venir de Rod Stewart et les Faces. L’homme aime bien les Faces. Il ira sûrement les voir avec les collègues, écouter de la musique et boire une pinte de bière. Ce sera bien, parce que Rod, il est un peu comme eux. Même si il a un look Glam et des cheveux blonds en pétard bien coiffé, il chante la Grande-Bretagne, la voix pleine de Blues, de Soul et de Folk. C’est un peu comme aller voir un pote, un frangin.
            Et puis c’est une sacré pointure, Rod. Il a joué avec pleins de musiciens supers dans les années 60, de Clapton à Winwood, avant de devenir célèbre en intégrant le Jeff Beck Group en 1967. Il a rejoint les Small Faces en 1969 après le départ de Steve Marriott. Il a ramené son pote Ronnie Wood à la guitare, qui jouait déjà de la basse dans le Jeff Beck Group. Ronnie, c’est un peu le même que Rod, mais en brun : même cheveux en pétards, même visage anguleux avec un grand pif. Les Small Faces deviennent les Faces, et ils laissent tomber le Rock Psychédélique pour un bon Blues-Rock râpeux un peu rustaud mais sacrément efficace. Rod lui, se lance dans une carrière solo parallèle, dans une veine assez identique, quoique enrichie de Folk. Lui qui rama pendant des années à la recherche d’un contrat discographique avait décidé de ne rejeter aucune opportunité. Il se retrouvait donc à sortir presque deux disques par an entre ses albums à lui et ceux des Faces.  Rod trouva son public en Grande-Bretagne et aux USA grâce à ce disque, et la chanson « Maggie May », qui devint un tube. Il faut dire qu’elle ressemblait bien aux britanniques : ça sentait le pub enfumé, la stout, les grands rires dans la lumière jaune des lambris et des cuivres autour du comptoir. Elle se reflétait dans le pavé humide des rues de Londres comme de Birmingham. C’était du Rock anglais dans toute sa diversité et son prolétarisme. Et puis elle lui faisait penser à Maggie, au bureau. C’était pas de la musique d’intellos, jazzy, avec pleins de solos chiants dedans. Non, c’était du Rock qui allait à l’essentiel, avec cette voix éraillée caractéristique, la guitare de Ronnie Wood, toujours dans les bons coups avec Rod.
            Ce dernier n’avait pas eu la vie facile durant ses première années, et la chanson « Every Picture Tells A Story » narre les déboires du jeune Roderick en tant que beatnik au début des années 60. Fasciné par les récits de Jack Kerouac et les premières chansons de Bob Dylan, il prend la route. Il sera arrêté par la police parisienne pour vagabondage sur les quais de Seine, vivra de mendicité à St Tropez, séjournera à Rome puis en Espagne dont il sera expulsé après un passage par la prison pour vagabondage, encore. Sa sœur Mary le récupérera à l’aéroport, dans un état de maigreur et de clochardisation épouvantable.  Sermonné par son père qu’il respecte profondément, Rod opte pour le style Mod aux costumes impeccables. Il parcourt les festivals de Blues et de Jazz comme spectateur, et économise un peu d’argent en pratiquant de petits boulots comme fossoyeur ou encadreur. Il enregistre quelques titres de Rythm’N’Blues qui ne paraîtront qu’en 1976 une fois le succès internationale acquis.
            Cet album va être celui de la consécration. Sur ses deux premiers disques, Rod est un petit cockney londonien, Rod The Mod comme le surnomme Long John Baldry, qui enchaîne les galères. Parmi elles, deux projets de supergroupes Blues, Steampacket et Shotgun Express, qui prennent l’eau au bout de six mois sans rien enregistrer. Le Jeff Beck Group est un immense coup d’accélérateur, mais l’homme n’est pas encore connu comme artiste propre, plutôt comme sideman de talent. Le contrat solo avec le label Mercury est une fantastique opportunité. Mais c’est avec Every Picture Tells A Story , et « Maggie May », que Rod devient une star. Ce succès a des retombées sur la carrière des Faces qui décolle à l’internationale parallèlement à celle du chanteur. Le groupe deviendra d’ailleurs progressivement celui qui accompagne Rod. Il profite de son argent en s’achetant une propriété dans la banlieue de Londres, après avoir utilisé l’avance de Mercury pour faire l’acquisition de deux splendides bolides italiens. Rod veut vivre la grande vie, il ne supporte plus les galères, les appartements étriqués, les petits boulots sans avenir. Il n’en demeure pas moins, pour le moment, proche de son public : d’un côté avec les Faces, il joue un Blues-Rock  généreux, de l’autre en solo, il pratique un Folk-Rock subtil et inspiré, toujours en phase avec l’audience de lads qui le porte depuis ses débuts et dont il fit longtemps partie. L’intérêt de sa musique se perdra lorsqu’il rompra ce contact, en 1975.
        Pour l’heure, ce troisième disque solo est une mine d’or de magnifiques chansons. Certes, les deux premiers albums étaient déjà magnifiques, mais portaient une obscurité saillante très particulière, et un Blues plus âpre. Every Picture Tells A Story est une explosion de saveurs, une grande fête entre copains du Rock Blues anglais : Maggie Bell de Stone The Crow vient chanter sur le morceau titre, Ronnie tient la guitare, Mickey Waller les baguettes, Andy Pyle et Danny Thompson la basse, et Ian MacLaghan des Faces les touches d’ivoire. Il y a de la bière, et des bonnes chansons, qu’elles soient originales ou des reprises amoureusement choisies comme « Tomorrow Is A Long Time » de Bob Dylan ou « (Find A) Reason To Believe » de Tim Hardin. Ce que l’on néglige souvent, c’est que Stewart était un sacré compositeur, inspiré, au style unique et immédiatement reconnaissable.
            Une fois encore, et comme sur ces disques précédents, on se laisse emporter par l’âme intense de lande anglaise de sa musique. « Seems Like A Long Time » est un superbe Rock’N’Soul au final Gospel extrêmement poignant, la reprise Country-Blues de « That’s Allright » d’Elvis Presley est délicieusement foutraque et généreuse. Ce qui fait la grande force de sa musique est l’incroyable capacité à fusionner des sonorités aux univers très différents : de la Soul noire américaine au Folk irlandais, sans transition. « Tomorrow Is A Long Time » mêle le Country-Rock américain et un violon aux couleurs celtiques. Dylan peut être fier de cette version saisissante d’âme, on y ressent l’amour profond de Stewart pour le compositeur américain et ses chansons.
            « Maggie May » est la grande chanson populaire du disque, numéro un des deux côtés de l’Atlantique. C’est une walking-song que l’on sifflote en allant bosser le matin, la clope au bec, les mains au fond des poches, la casquette à carreaux vissée sur la tête. Elle cache « Mandolin Wind », merveille de guitare d’acoustique et de pedal-steel que l’on doit au vieux camarade Martin Quittenton, subtil guitariste de Blues qui joua avec Steamhammer et accompagne Rod depuis ses débuts sur tous ses disques dès qu’une belle guitare acoustique teinté de Blues est nécessaire. « (I Know) I’m Losing You » est le pinacle électrique du disque : dantesque reprise Blues-Rock d’un morceau des Temptations, c’est une fulgurance, dotée d’une hargne et d’une âme profonde. Les Faces la joueront régulièrement, l’ajoutant sans effort à leur répertoire de scène. Le travail vocal de Stewart est titanesque entre rage, douceur, sanglot, colère, désespoir et fureur de vivre. C’est la version anglaise totale du chanteur Soul noir. Le groove de la batterie est d’une puissance magistrale, constante, portant le morceau avec le riff de guitare entêtant. Le court solo de batterie reprend le rythme du morceau, juste accompagné de la voix, lointaine, étranglée de fureur. La belle chanson de Tim Hardin qui suit se mue en belle ballade écossaise portée par le violon et l’orgue Hammond, et clôt superbement ce beau disque de Rock anglais charnu et fier.
            Ce ne sera pas le dernier, et avec cet album, Rod Stewart poursuit une belle carrière de chanteur talentueux, entre sa carrière solo et les Faces. Il ne ménagera pas sa peine, ayant produit en deux ans cinq disques impeccables dont il s’agit-là du premier au succès international. Et les anglais vont continuer à chérir le chanteur blond aux cheveux en pétard secondé de son fidèle second à la guitare, l’inénarrable Ron Wood. Les deux hommes vont même progressivement prendre la place des Rolling Stones dans le cœur des insulaires, la bande à Keith Richards passant un peu trop de temps dans les soirées mondaines et les scènes américaines à leur goût.

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mardi 15 décembre 2015

THE MACHINE/SUNGRAZER 2013

"L’album se clôt sur un larsen après une dernière explosion électrique."

THE MACHINE & SUNGRAZER : The Machine/Sungrazer 2013

C'est la fin d'un monde. Il y aura un avant et un après. Ma vie aura pris un tournant. Celle du Rock aussi, sans rapport l’un et l’autre, bien entendu. L'immense Sungrazer, trio hollandais magique, auteur de deux prodigieux albums aura succombé à la misère musicale des années 2010. Soutenu par un vieux compagnon de route batave, The Machine, ils accoucheront de trois derniers morceaux définitifs réunis ici.
Le Monde s'est arrêté le jour de la sortie de cet album, le jour où je l'ai écouté pour la première fois. C’est ce que l'on appelle vulgairement un split-album, soit un disque partagé entre deux groupes, histoire de limiter les frais. Il y en a eu plusieurs. Des dizaines, même. Mais celui-ci est dantesque. Outre sa pochette sublime, il allie deux des plus brillants groupes dits Stoner-Rock, dont la musique, à la fois si singulière et si proche, a créé une vraie cohérence musicale. C'est tout simplement un vrai album de musique Rock comme il n'en existe plus. Tout le monde est passé à côté, totalement. Même les blogs les plus pointus, la presse Rock la plus hype, qu'elle soit française ou anglo-saxonne. Et même au Nord de l'Europe. Le mythique festival Roadburn aurait dû programmer ces deux groupes en tête d'affiche. Mais comme des punks, comme des cabots errants, le disque a glissé dans l'espace-temps, sans laisser la moindre trace, et Sungrazer disparut dans l'anonymat le plus total et le plus rageant qui soit. Monde de merde.
Cet album est celui qui me fit comprendre ce qu'était définitivement le Blues. Parce qu'il fut la bande-son d'une période terrifiante de ma vie dont les braises me brûlent encore. Atteint la trentaine, c'est souvent le moment d'un premier bilan. On a mille rêves totalement hypothétiques, et surtout, on se dit que l'on a le temps : celui d'attendre pour accomplir des choses, et celui pour faire des erreurs. Je me suis réveillé au bout de dix ans, exsangue, conscient que j'étais au bord de la mort, que ma vie n'avait plus de sens, qu'elle était un train de banlieue qui relie ses deux gares tristes tous les matins avec les mêmes gens tristes.
Soit l'on se résigne, soit l'on avoue son erreur, et on décide de reprendre le contrôle de sa vie, et lorsque l'on a tout laissé aller, la reprise en main est douloureuse et semée d'embûches. On n’accomplit pas forcément ses rêves de gosse, et lorsque l'on vieillit, on revoit ses ambitions vers quelque chose de plus réaliste. Humainement, on comprend davantage la souffrance, ce qu'est l'amour. On sait ce que l'on désire, et ce que l'on ne veut plus jamais revivre.
A ma petite échelle, j'ai fini par comprendre la douleur du Blues. Je n'ai pas été ouvrier dans un champ de coton, ni chanté dans des rades infâmes pour gagner un malheureux dollar de plus par semaine. Mais lorsque l'on ramasse, lorsque l'on connaît les trahisons, les galères de fric, et que l'on tente de se reconstruire en retrouvant la flamme de la vie, on saisit mieux la puissance du Blues. On est en capacité de comprendre la douleur lorsqu'on la respire vraiment. Peter Green expliqua un jour que sa descente aux Enfers après son départ de Fleetwood Mac en 1970 était de comprendre la douleur des bluesmen noirs, lui qui était né dans une famille juive de la classe moyenne anglaise sans histoire. Tout ce merdier m'aura fait comprendre ce qu'était la souffrance humaine, et ce qu'exprimait cette musique, au plus profond. Mais ma bande-son ne fut pas John Lee Hooker ou Lightnin' Hopkins, mais cet album.
Le Stoner-Rock est un jardin secret pour initiés. Nous sommes quelques milliers à aimer cette musique, à aller aux concerts, à vibrer pour ce monde obscur fait de délires psychédéliques, visuels comme sonores, de guitares vintages faisant résonner la pulsation de Mountain et Black Sabbath. Ma découverte en 2010 de The Machine et Sungrazer fut un moment d'enchantement total. J'avais trouvé le son de mes rêveries intérieures, à la fois sombres, mélancoliques et totalement surréalistes. Et puis en 2013, au bord du gouffre, j'étais dans l'expectative d'un nouvel enregistrement d'un de ces deux groupes : ce fut ce split-album. Mirador de Sungrazer en 2011 et Calmer Than You Are de The Machine en 2012 m'avaient époustouflé, j'étais impatient. La merveilleuse pochette apparut un jour sur la grande toile. Je commandai le disque dés sa sortie. Un pressentiment. Il fut au-delà de mes espérances.
D'emblée The Machine attaque avec « Awe », un puissant Heavy-Rock d'une brutalité assez inhabituelle pour ces mordus de jams psychédéliques d'inspiration Kyussienne. Je ne leur connaissais pas un tel mordant, une telle violence noire. Ils sont sublimes. La musique transperce le cœur. Même le chant du guitariste de David Eering est étonnamment lyrique. La guitare vibre de mille échos liquides. Le court « Not Only » sert d'intermède à « Slipface », autre longue pièce électrique gorgée d'électricité inspirée par Kyuss, encore, et le premier Queens Of The Stone Age. Une merveille dont Josh Homme ferait bien de s'inspirer. Le morceau glisse lentement en une magnifique improvisation gorgée de wah-wah hululante, très Jazz-Rock, qui rappelle par moments John Abercrombie. Un piano électrique scintille d’ailleurs en soutien de la guitare. The Machine se montre plus concis qu’autrefois. Leurs trois albums étaient le théâtre d’improvisations certes imprégnées d’électricité, entêtantes, mais rêveuses, laissant autant la place à l’amertume qu’à l’espoir. Les trois morceaux présents sont davantage orientés vers une violence noire et sourde. Il y a de l’aigreur dans cette musique. La paix Stoner a laissé la place à une certaine forme de désenchantement. Ce qui faisait la force des trois albums du trio est toujours présent, mais la dynamique spatiale planante dotée d’une certaine forme de naïveté est en partie évaporée.
La seconde face laisse le champ libre à Sungrazer. « Dopo » en est le premier acte. Le son saturé, écorché de la Fender Telecaster est littéralement poussé au mur par la basse Rickenbaker. Des arpèges cosmiques sur le couplet, une voix douce, presque vaporeuse, avant le redémarrage du riff, et un chorus spatial, lente procession électrique tout simplement magique. La basse ne relâche pas son tempo ni sa mélodie. Thème obsédant dansant dans votre cortex comme un leitmotiv. Ma vie défile à l'écoute de ce morceau. Des dizaines d'images, de la douleur, des doutes, de la résignation, et puis un instant, juste cette musique qui vous tient à bout de bras, rien que mourir sans pouvoir écouter cela n'a pas de sens. Jamais, je dis bien jamais on aura joué un Heavy-Blues psychédélique aussi puissant, aussi riche, aussi captivant. Chaque note, chaque chorus, chaque rebondissement, chaque harmonie vocale parle quelque part en vous, impression aigre-douce imprégnée de furie. L’esprit se prend dans cet univers dense, nuageux, à la fois léger et lourd, entre flottement psychédélique planant et angoisse emplie de rage. La musique ne joue pas sur le gras du riff, mais sur une ambivalence entre la férocité du tempo et l’écho aérien des arpèges mélodiques. On se sent vivre dans un halo vaporeux, comme un cosmonaute marchant sur le sol lunaire. « Dopo » est ce sommet fulgurant de Rock électrique fuligineux, entêtant, d’une puissance émotionnelle démoniaque. Ce morceau est doté d’une hargne sourde, régénérante et amère à la fois.
« Yo La Tango » est un tout autre univers. Il est une promenade le long d’une plage sur la côte méditerranéenne, les pieds dans le sable tiède, les yeux perdus dans le soleil se couchant à l’horizon dans un halo de couleurs rougeoyantes. La mélancolie y est forte, et c’est ce sentiment doux-amer qui prédomine. On est touché par la douceur de la chaleur et la sérénité, mais il pèse comme une adversité dans l’esprit, comme un instant de répit. Comme ceux que l’on ressent après ces longs moments de douleur, comme abasourdi, assommé, le cerveau vidé de sa capacité à réagir. Rutger Smeets fait rugir sa guitare après les deux premiers couplets dans une incandescente montée d’adrénaline teintée d’une lumière troublante. Le morceau se poursuit dans un vol délicat au-dessus de la sierra, laissant l’âme se submerger de douceurs naturelles rappelant notre fragilité et notre futilité.
Le troisième morceau revient des terres plus familières pour peu que l’on connaisse la musique de Sungrazer. « Flow Through A Good Story » est un épais Heavy-Rock saturé, jouant en permanence sur un équilibre étroit de larsens. Le riff est machiavélique, et sa violence est contrebalancée par ce chant doux, presque enfantin. La basse est lourde, dense, soutenue par une batterie percutante, inondée de cymbales scintillantes. Il réside une tension prenante, qui s’accentue avec l’accélération du tempo, violente embardée électrique sur laquelle flotte ces voix douces, qui s’apparentent presque à de la psychopathie. Une menace noire plane sur ce morceau, obsédant, encore.
L’album se clôt sur un larsen après une dernière explosion électrique. Ainsi s’achève le dernier enregistrement en date de The Machine, et de l’histoire de Sungrazer. Le trio hollandais s’est dissous quelques mois plus tard, après une tournée commune des deux groupes. Le guitariste Rutger Smeets et le batteur Hans Mulder se retrouveront dans un quatuor nommé Cigale, au son moins puissant, moins Stoner-Rock. Cette nouvelle aventure musicale n’apaisait aucunement le regret de la séparation de Sungrazer, mais après tout, aucune explication tangible n’avait été avancée. Sans doute de simples divergences musicales, le manque de temps personnel à consacrer à la musique pour l’un d’entre eux. Ce manque de fric, aussi, qui finit par décourager, qui vient à bout de la flamme sacrée, malgré la passion. Et l’espoir qu’un jour le trio magique se reformerait, peut-être. Mais la vie sera à nouveau cruelle.
Rutger Smeets s’est éteint le 13 octobre 2015, à l’âge de trente-huit ans. Nous n’en saurons pas davantage sur les circonstances, pas plus que pour celles de la séparation de Sungrazer. Cet album avait donc la saveur de l’abîme. Il était définitif, unique. Il possédait en lui l’âme des pierres philosophales. Il n’était donc pas qu’un simple split-album de plus, il était un disque important, pour moi, comme pour la petite histoire du Rock.
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lundi 7 décembre 2015

MANFRED MANN'S EARTH BAND 1973


 "L’album Solar Fire s’achève ainsi, dans l’écho, la poussière, et une certaine amertume."


MANFRED MANN EARTH BAND : Solar Fire 1973

C’était une petite boutique sur la place du Marché Couvert à Albi. Elle faisait un angle, entre un bistrot, un coiffeur et un magasin de farces et attrapes. Elle se situait au rez-de-chaussée d’une grande maison de briques rouges. Il fallait monter deux marches en pierres, passer la porte vitrée qui forçait un peu, et l’on se retrouvait dans une pièce d’une trentaine de mètre-carrés. Au centre se trouvait des grands bacs de disques compacts sur des tréteaux. Sur le mur du fond, quelques étagères et au sol s’amoncelaient de grands bacs de disques vinyles. Immédiatement, l’odeur des vieux albums vous pénétrait les poumons de leurs saveurs délicieusement désuètes. J’avais seize ans, et je trouvais ce lieu formidable. Client régulier, la boutique faisait parti de mon circuit du samedi, voir du soir lorsque les cours me le permettaient, ou qu’une commande m’attendait. Il y avait alors dans la ville trois échoppes de disques hautement dignes d’intérêt, tous rapidement habitués à ma présence fréquente. Le fait qu’un gamin de mon âge soit fasciné par la découverte du Rock des années 70 était quelque chose qui semblait attirer une grande sympathie de la part de ces passionnés d’une quarantaine d’années, qui avaient tous la grande qualité de connaître tout ce qu’ils vendaient. Aussi, à ma question rituelle : « c’est bien ça ? » en montrant un disque sorti de son bac, j’avais toujours une réponse, plus ou moins objective de fan de musique, souvent suivie d’une écoute. La petite boutique aux murs de pierres et à la grande vitrine vibrait sous les riffs les plus diverses, Progressif, Heavy-Metal ou Jazz-Fusion, au plus grand étonnement des adolescents égarés, des passants, et provoquant un sourire entendu des quarantenaires de passage. Cela générait d’ailleurs des discussions spontanées avec certains amateurs en présence, ouvrant des débats musicaux passionnés. Il y avait toujours un hardos aux cheveux longs, un motard aux tempes blanchies, un amateur de Jazz ou un hippie vieillissant qui traînait là. Ils trouvaient alors en ces lieux un adolescent un peu passe-partout échangeant passionnément sur ce son qui n’était pas de son époque. C’était toujours des moments agréables et drôles. Je m’y sentais à mon aise, et y ressentait une vraie connexion. J’y emmenais parfois des copains de lycées, mais aucun n’habitait sur la ville même, et n’avaient donc que peu l’opportunité de m’accompagner. De toute façon, c’était mon monde à moi. J’y étais loin de tout, dans un univers que je ne partageais avec personne de mon âge. J’avais bien converti quelques amis à certaines de mes trouvailles, et ma réputation de fin connaisseur de musique était établie. Mais cela n’avait pas beaucoup d’intérêt dans la cour du lycée. A seize ans, écouter Judas Priest et King Crimson ne fait pas de vous quelqu’un d’estimable. Il faut avoir les bonnes fringues, regarder les bonnes émissions de télévision, jouer aux jeux vidéo, parler de scooters, et écouter la musique qui passe à la radio, sinon on est un tocard. Et comme je n’aimais absolument rien de tout cela, j’étais à l’écart. J’avais une petite bande de potes, avec qui discuter d’un peu tout, mais nous étions les ringards du lycée, ceux que l’on n’invite pas aux boums, ceux qui n’attirent pas les filles, ceux qui ne brillent pas particulièrement.

Un album symbolise cette période de découvertes musicales et de décalage culturelle adolescent, c’est Solar Fire de Manfred Mann Earth Band. Je m’étais converti depuis quelques mois aux délices du Rock Progressif, grâce à un disque qui fut un choc majeur de ma modeste culture musicale de l’époque : In The Court Of The Crimson King de King Crimson. Il était pour moi le symbole de la majesté artistique et de l’audace créatrice. Il était ce que j’avais entendu de plus beau musicalement, au sens propre du terme. Je trouvais cela totalement fou, foisonnant d’idées, repoussant les limites du genre Rock qui se limitaient alors pour moi à Led Zeppelin, les Who, Deep Purple, Jimi Hendrix et les Beatles. Je m’intéressai aussitôt au genre Progressif : Yes, Genesis, Pink Floyd, ou Jethro Tull. Mais rien ne me toucha aussi fortement que King Crimson. Parallèlement, je découvris quelques groupes liés au genre de plus ou moins loin, mêlant à ce style audacieux le Blues-Rock ou le Hard, comme Wishbone Ash par exemple. Deep Purple avait pour cela été une porte d’entrée majeure dans l’art de l’improvisation et de l’exubérance musicale.

Et puis en fouillant dans un bac de disques, je tombai sur une série d’albums aux pochettes toutes plus mystérieuses les unes que les autres. Elles avaient toutes un point commun, un nom de groupe en rouge sur un fond de planète Terre : Manfred Mann Earth Band. Mon premier repère concernant un disque était sa date de publication. Pour ceux-ci, ils dataient tous des années 70 au début des années 80, ce qui était pour moi un bon présage. L’un d’eux me fascina totalement, c’était Messin de 1972 avec son masque à gaz. Je pris quelques renseignements auprès de mon désormais ami disquaire. Il s’agissait d’un groupe de Rock Progressif un peu à part. Il ne faisait partie ni de ceux auteurs de grands concept-albums pompeux, ni de ceux qui eurent le plus de succès commercial, du moins dans la première moitié des années 70. La seconde moitié vit le groupe se tourner vers un Rock plus mélodique et accrocheur qui fit le bonheur des radios, mais moins celui des amateurs de Rock Progressif. Ils en conservèrent néanmoins l’esthétique et la virtuosité. Je fus donc aiguillé vers les albums du début, et Messin en faisait partie. Il fut mon premier achat, pour la pochette. Je fus séduit mais pas conquis. Ma seconde acquisition fut celui-ci, et ce fut le bon.

Manfred Mann est un pianiste originaire d’Afrique du Sud, et exilé à Londres à cause de son engagement contre l’Apartheid. Il fonda un groupe de Rythm’N’Blues au début des années 60. Ce quintet qui portait son nom devint très populaire au milieu des années 60 en publiant plusieurs simples à succès, dont « Do Wah Diddy Diddy » en 1964 qui fut numéro des classements en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis. Comme beaucoup de groupes Pop de l’époque, ils furent incapables de prendre le virage de la fin des années 60 qui s’orientèrent vers le Psychédélisme et les albums 33 tours plutôt que les 45 tours à succès. Le groupe fut dissous, et en 1969, Manfred Mann fonda le Chapter Three avec Mike Hugg au chant, qui se tourna résolument vers le Jazz et une musique plus élaborée, totalement à l’opposé de ce qu’il publia précédemment. Deux albums parurent, fort intéressants au demeurant, et défrichant ce que va être le Earth Band.

En 1971, Manfred Mann réunit autour de lui Mick Rogers à la guitare et au chant, Colin Pattenden à la basse, et un batteur alors chevelu du nom de Chris Slade. Le quatuor s’engage dans une musique résolument Rock et Progressive, aux textes fortement inspirés par l’environnement et l’écologie. Bien que parfois assez développés, les thèmes musicaux restent limités à une petite dizaine de minutes maximum, là où Genesis et Yes se sont lancés dans de grandes suites tenant sur une face complète d’album vinyle. Autre particularité, le Rock Progressif de Manfred Mann’s Earth Band est plutôt Heavy. Nous ne sommes pas dans les cimes de Hard attitude d’un Led Zeppelin ou d’un Deep Purple, mais plutôt dans une approche similaire à Spooky Tooth. C’est un Heavy-Rock lancinant et obsédant, imprégné de mélodies planantes interprétées à l’aide des premiers synthétiseurs et de Moog. La guitare est également très présente, en riffs comme en chorus, et la rythmique est massive, que ce soit par le jeu de batterie puissant comme par la basse épaisse et profonde. Ce cocktail particulier donne une musique enivrante, capable d’attirer aussi bien les fans de Hard Music que de Progressif, comme pouvait le faire un Wishbone Ash. On sent aussi l’influence de disques de Pink Floyd comme Meddle.

Le Earth Band avait néanmoins une autre particularité qui va devenir une de ses marques de fabrique sur trois albums : la reprise de chansons de songwriters américains. Ici ce sera « Father Of Day, Father Of Night » de Bob Dylan. Les deux prochains disques verront le choix se porter sur un jeune inconnu : Bruce Springsteen. Autres influences de ce disque : la suite des planètes de Gustav Holst qui servira notamment de bases aux textes, et la musique expérimentale de Terry Riley. Cette drôle d’alchimie donne un album plus ambitieux que ses deux prédécesseurs. Ce qui me fascina est incontestablement cette sensation de planer en permanence dans l’espace, porté par je ne sais quel courant magnétique, par une force sourde mais vigoureuse imbriquée dans cette musique. Les morceaux sont plutôt mid-tempo, hormis l’embardée volcanique sur la seconde partie de « Saturn Lord Of The Ring/ Mercury The Winged Messenger ».

Des voix féminines lointaines résonnent dans l’espace. On semble flotter dans un halo de poussières galactiques, au-dessus de la planète Terre, doucement, au gré des vents spatiaux. Débute alors « Father Of Day, Father Of Night », un morceau de Bob Dylan, grandement réarrangé. S’écoulant doucement, entre nostalgie et inquiétude de l’inconnu, sur un mid-tempo lourd, imprégné d’orgue Hammond et de Mellotron,, Mick Rogers chante les paroles du Zim, dont la signification semble prendre un jour nouveau sous cette configuration cosmique. Sa guitare déroule un splendide solo, montant avec le thème avant d’exploser en un chorus tout de colère électrique. « In The Beginning, Darkness » poursuit le thème lourd, mais en une cavalcade de métal lourd et fier. La lente dérive au gré des courants sub-atmosphériques laisse place à un voyage galactique accéléré par les feux des étoiles se brisant en milliers d’éclats se rassemblant en constellations primaires.
La basse de Colin Pattenden est sublime, lourde, tendue. La photo de la pochette intérieure montre l’homme la tête en arrière, jouant sur une basse Gibson SG bleue nuit. Il se servait aussi souvent d’une Rickenbaker noire et blanche. Mais je me souviens que cet instrument m’avait rappelé la saveur du jeu de Jack Bruce de Cream transposé dans le contexte du Rock Progressif. Son style était simple, tout en accords épais, soutenant le rythme de la batterie. Le jeu de Chris Slade est alors fait d’un tempo dynamique et carré, enluminé de roulements de toms et de breaks rapides. On sent à la fois le swing et une empreinte rythmique forte, dense, rappelant le jeu de John Bonham au sein de Led Zeppelin. Rogers n’est pas un virtuose forcené, mais un instrumentiste au service de son groupe, tout comme Manfred Mann, jamais bavard. Cette cohésion musicale rend chaque morceau massif, dense, puissant. Chaque chorus emmène l’âme de l’auditeur loin, en quelques mesures inspirées.
« Pluto The Dog » est un jeu de mot entre la planète Pluton et le chien, personnage des premiers dessins animés de Walt Disney. Un cabot aboie entre chaque ponctuation du thème, intermède instrumental souriant mais annonçant le sommet qu’est « Solar Fire ». Il dispose de toutes les caractéristiques citées plus haut, mais avec une force teintée d’inquiétude qui prend au cœur. La rythmique tendue, extrême, les synthétiseurs chantant comme de grands oiseaux océaniques, la mélodie se posant sur ce solide ensemble : on survole les mers à une vitesse folle, l’air salé emplissant les poumons, entre émerveillement et angoisse. Rogers soulève le lourd tempo par un chorus montant dans des aigus déchirant, comme des sanglots.

« Saturn Lord Of The Ring/ Mercury The Winged Messenger » est un instrumental parfaitement progressif. Il est à la fois totalement dans l’esprit du disque, mais se découpe en deux parties musicalement très différentes et complémentaires. La première est une forme de Boogie aux chorus Blues et aux harmonies en tierce s’inspirant de Wishbone Ash. On y discerne une teinte rappelant Status Quo, celui de « Ma Kelly’s Greasy Spoon », voire « Piledriver ». Une transition à l’orgue et au moog, planante à souhait, annonce la suite du morceau : une envolée lyrique en forme de duel de claviers et de guitare. Le résultat est ébouriffant de dynamisme et de finesse. Mann joue avec les dissonances de son moog, Rogers tient la corde raide avec des chorus rustauds, tendus, serrés, proches de ceux de Ritchie Blackmore avec Deep Purple. C’est de loin le morceau le plus Hard’N’Heavy du disque. Ce fulgurant thème était suivi de « Earth, The Circle » en deux parties. Le prélude chanté est un prétexte à un nouveau développement de moog fuligineux. La rythmique est encore lourde, pour la dernière fois. La seconde partie est aérienne, teintée de mellotron, de piano, et d’un chant doux et léger. Quelques friselis de cymbales ouvrent le final à l’inspiration très Jazz, et au solo délicat et presque enjoué, comme un espoir, qui se perd bientôt dans l’écho de l’hyper-espace.

L’album Solar Fire s’achève ainsi, dans l’écho, la poussière, et une certaine amertume. Je la ressentis au plus profond de moi, et de mes seize ans. J’avais l’impression d’avoir vu un autre monde, d’être allé plus loin que quiconque. J’avais aperçu l’autre côté du mur de la musique mainstream commercial. Je savais désormais qu’il existait autre chose que le bousin infâme que l’on nous obligeait à ingurgiter. Et moi qui n’avais goût à rien de ce que la société me proposait, et qui me sentait si seul, j’avais enfin trouvé un monde à moi. Et je me sentais enfin un peu mieux dans ma peau.

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