mercredi 31 décembre 2014

SPOOKY TOOTH 1969

"De toutes ces qualités musicales se déroule un voyage merveilleux entre campagnes anglaises, grisaille urbaine, et désert californien."
SPOOKY TOOTH : « Spooky Two » 1969

Le diamant craque sur le sillon de vinyl noir. Une batterie retentit, rythmique métronomique, souple et élégante. Le douce chaleur du feu de bois émane du poêle. Il fait bon dans la maison. Je respire l’odeur de vieux carton de la pochette. J’admire ces photos sépias, ce noir et blanc un peu passé, tournant vers le bleu-violet. Et cette photo avec ces visages sereins et souriants. Ce sont ceux d’une autre époque, sans doute plus prometteuse que la nôtre.
 Ce disque s’appelle « Spooky Two », il date de 1969, et son auteur est le groupe Spooky Tooth. Mon premier contact avec ce quintet anglais fut leur reprise de « I’m The Walrus » des Beatles. Je fus époustouflé par cette version Blues lourd. Entendue à la radio, je ne compris pas le nom du groupe. Il faut dire qu’à quinze ans, un blaze pareil.... J’achetai quelque temps plus tard ce disque, et devint un fan accompli de Spooky Tooth. Ce groupe n’est ni le plus virtuose, ni le plus heavy, ni le plus spectaculaire de son époque. Il se dégage pourtant de sa musique un incroyable charme, et une qualité musicale indiscutable.
Spooky Tooth fit partie des pionniers de la heavy-music avec Mott The Hoople et Vanilla Fudge. Plus tout à fait Blues, pas encore totalement Hard-Rock, ils furent de ceux qui mélangèrent Blues-Rock anglais et prémices du Rock Progressif, tout en alourdissant le son. Par la suite, il fallut choisir son camp entre Led Zeppelin et King Crimson, mais pour l’heure, nous en sommes encore à la croisée des chemins. C’est sans doute cela qui rend cette musique si unique, si originale, en perpétuelle évolution. 
Il y a en outre la qualité de chaque musicien. Tous ont une réelle personnalité musicale : Mike Harrison et sa voix profonde, Greg Ridley et sa basse puissante, Luther Grosvenor et ses accords Blues teigneux, Gary Wright et ses claviers inspirés et riches. Ce dernier chante également, parfait contre-point vocal de Harrison. Et puis il y a Mike Kellie. La batterie de Mike Kellie plus exactement. Ce type me fascine à chaque écoute. J’adore son jeu gracile, ses roulements francs, tout en nuances, et ce maintien permanent dans le tempo. L’homme a pourtant une frappe plutôt lourde, qui ouvre la voie de John Bonham. Les deux hommes se sont sans doute croisés sur quelque tournée, lorsque le futur batteur de Led Zeppelin officiait avec Joe Cocker. Mike Kellie semble porter à lui seul la musique. Il semble que quoi qu’il joue, le résultat sera bon. Il faut dire aussi qu’il m’arrive de rester totalement concentré sur son jeu, au point de ne plus entendre le reste. Je reste fasciné par la subtilité de cette violence contenue. On sent que tout pourrait exploser, mais chaque phrase est ponctuée d’enluminures de caisses contenues. L’homme joue sur la tension, totalement sur le fil du rasoir. On reste haletant, l’intérêt maintenu de bout en bout.
Musicalement, Spooky Tooth est un groupe de Blues-Rock imprégnant ses compositions de multiples influences délicatement intégrées : Folk, Gospel, musique classique.... Cela signifie qu’aucun morceau n’est outrageux ou vulgaire, plongeant ouvertement dans une interprétation démonstrative de jazz ou de musique baroque. Spooky Tooth est un groupe fin. Sa richesse ne se révèle qu’après de multiples écoutes. On retrouvera cette finesse non pas uniquement dans le Hard-Rock anglais, mais aussi dans le Blues-Rock américain porté par le Grease Band, le Allman Brothers Band, ou Neil Young. Le croisement anglo-américain était déjà en germe dans Spooky Tooth, puisque le groupe l’était, anglo-américain. En effet, Gary Wright est originaire du New Jersey. 
Le premier album de Spooky Tooth, « It’s All About », est déjà un chef d’oeuvre. Il porte encore les gemmes de la psychédélie anglaise des années 66-67, celles-là même qui firent basculer le quintet du rythm’n’blues des VIP’s au Rock psyché de Art en 1967, avant la formation définitive avec le retour de Gary Wright de Spooky Tooth. On y trouve des pépites comme « Tobacco Road » ou « Sunshine Help Me ».

Trois musiciens se révèlent particulièrement sur cet album. En premier lieu, Greg Ridley et sa basse vrombissante. Des accords rebondissants et souples du rythm’n’blues, son jeu a gagné en épaisseur et en puissance. Même chose et en second lieu pour Mike Kellie et sa batterie. Son jeu s’alourdit tout en conservant sa fougue intrinsèque. l’homme semble effleurer ses peaux tout en produisant un boucan d’enfer. Le troisième homme est Luther Grosvenor. Voilà encore un homme dont le jeu me fascine. Sa guitare est un lézard électrique. Elle rampe dans la nuit de par ses chorus papillonnants, totalement échevelés. Et puis il y a ces riffs gras et acerbes. On entend chaque tonalité, le crépitement des amplificateurs, et cette hargne contenue. Rarement écouter un riff de guitare n’aura été aussi palpitant, à part peut-être celui de « Moby Dick » sur le « II » de Led Zeppelin, celui où on entend le médiator crisser sur les cordes. Luther Grosvenor semble jongler avec l’électricité traversant sa guitare. On y sent toute l’incandescence contenue, ce Blues exacerbé ne transpirant que par quelques notes et accords totalement furieux. C’est cette guitare incroyable qui traverse notablement les neuf minutes de « Evil Woman ». Cavalcade épique et abrupte, Grosvenor souffle sur les braises du Blues anglais. 
La vraie différence avec « It’s All About », c’est que l’écriture est bien plus aboutie. Des scories psychédéliques, Spooky Tooth est totalement passé dans ce que l’on peut qualifier le Blues Progressif. « Tobacco Road » ou « Evil Woman » en sont les étapes les plus évidentes, car en alourdissant le tempo et le climax, ce heavy-blues conduira directement au hard-rock de Led Zeppelin et Black Sabbath.
L’autre aspect remarquable est l’extraordinaire emphase poétique et lyrique de morceaux comme « Waitin’ For The Wind », « Feelin’ Bad » ou « Lost In My Dream ». Tout cela se mêle avec un son inspiré du Folk américain, celui de Bob Dylan, du Buffalo Springfield, des Byrds et du Band. Il se mêle les tempi cools des grands espaces et l’urgence d’un besoin de liberté inhérent à ces grandes villes tristes de Grande-Bretagne. 
Mais on y trouve une grandiloquence émotionnelle, notamment avec « Lost In My Dream » et ses choeurs féminins qui annonce le tragique majestueux de « Epitaph » de King Crimson sur son album majeur, « In The Court Of The Crimson King » qui paraîtra quelques mois plus tard. Spooky Tooth expérimente, tout en gardant ses fondations Blues-Rock. La fusion des voix de Gary Wright et Mike Harrison y atteint une qualité exceptionnelle. Les duos sur « Waitin’
For The Wind » et « Evil Woman » sont précis et font presque croire qu’un seul et unique chanteur aux multiples octaves réalisent ces tours de force.

De toutes ces qualités musicales se déroule un voyage merveilleux entre campagnes anglaises, grisaille urbaine, et désert californien. Que connaissaient ces cinq gamins issue de la banlieue londonienne du monde avant que leur groupe les emmène sur la route à travers le monde ? Pas grand-chose, mais Lovecraft n’a-t-il pas inventé tout son univers fantastique depuis le bureau de son appartement, trop farouche pour quitter son immeuble ? 
« Spooky Two » est une pierre angulaire du Rock de l’époque, carrefour ouvrant sur de multiples horizons, tout en conservant une formidable unité musicale. Et l’un des liens uniques qui traversent tous ces morceaux est la pulsation unique de Mike Kellie, le son de ses cymbales et de ses fûts, son jeu subtil et ferme. Il ne reste à ses camarades qu’à broder de superbes mélodies, les gorger de merveilleux accords, comme sur « Hangman Hang My Shell On A Tree », ses accords de guitare acoustique, ses cuivres, la
fuzz électrique de la Les Paul de Grosvenor, les choeurs d’Harrison et Wright.
 L’influence de la musique de Spooky Tooth fut considérable. The Move repris « Sunshine Help Me » sur scène, et Judas Priest repris « Better By You, Better Than Me » de ce disque sur « Stained Class » en 1978.
Par la suite, le quintet enregistra un de ces disques totalement singuliers dans l’histoire du Rock, à la fois géniaux et totalement schizophréniques, aux côtés de « The End Of The Game » de Peter Green ou « Speech » de Steamhammer. « Ceremony », paru fin 1969, fut composé comme une messe électronique par Gary Wright et le musicien contemporain Pierre Henry. Le résultat déçut Spooky Tooth, mais ce disque étrange est une œuvre totalement fascinante, étape suivante à une discographie captivante, plus Blues-Rock mais tout aussi fascinante.
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mardi 16 décembre 2014

ROBIN TROWER STATE TO STATE

 "Le trio n’aura de cesse de gagner en intensité."
ROBIN TROWER : « State To State – Live Across America 1974-1980 » 2013

Robin Trower fut pour moi un flash d’adrénaline prodigieux, dès les premières notes. C’était l’album « For Earth Below » et « Live ». Ce dernier enregistrement en concert possédait la magie de l’improvisation et de l’énergie de la scène. Totalement possédé, Robin Trower transcendait une musique qui l’était déjà sur disque. Mais elle gagnait encore en folie et en rage, tout en gardant intacte la puissance de sa guitare caractéristique et l’âme intense de la voix de Jimmy Dewar. 
Avec le temps, je devins un admirateur transi de tout ce que le Robin Trower Band fit paraître entre 1973 et 1983, en particulier toute chanson dotée de la voix de Dewar. « Long Misty Days », « In City Dreams » ou le fabuleux « Victims Of The Fury », tous possédaient de somptueux morceaux dont je rêvais secrètement ouïr une version en concert. Et puis ce live officiel de 1976 me parut trop court. A l’heure où tous les grands groupes faisait paraître au moins un double album en concert, voir deux dans la décennie, comme des bilans, Robin Trower, malgré la qualité incroyable de sa musique sur scène et son succès commercial durant les années 70, ne fit paraître de disque en concert que bien des années plus tard, en 2007. L’homme avait gardé son talent intact, et son groupe possédait suffisamment de qualités pour interpréter avec brio les vieux classiques. Mais il y avait un vide irréparable dans cette discographie, que ce double album vient combler en partie.
Le Robin Trower Band est tellement bon que ce n’est pas un double cd qu’il aurait fallu faire paraître, mais un coffret d’une dizaine de disques au moins. On se contentera de cette offrande, que même la totalité des enregistrements à la BBC n’avait pas égalé. Ici l’on retrouve un florilège de concerts entre 1974 et 1980, tous captés en terre US.
Rappelons que Robin Trower fut le guitariste du groupe Procol Harum, magnifique quintet dirigé par Gary Brooker, qui offrit non seulement l’inusable slow « A Whiter Shade Of Pale », mais aussi quelques très beaux albums de Rock soyeux comme « Home » ou « A Salty Dog ». Trower se sent progressivement à l’étroit dans cette formation. Il désire composer et s’exprimer davantage avec sa guitare. Il admire à la fin des années 60 la liberté d’expression des power-trios que furent Cream et le Jimi Hendrix Experience.
Mais au début des années 70, cette formule musicale a fait son temps en Europe. Le Rock en est au Progressif orchestral, au glam-rock de Bowie, et encore un peu au Heavy-Metal de Led Zeppelin et Deep Purple. Le Blues-Rock ne fait plus recette en Albion, et seuls les Etats-Unis sont encore réceptifs à ce type de musique. A un tel point que certains groupes anglais trouvent refuge de l’autre côté de l’Atlantique, faute de succès probant en Europe. Ainsi Humble Pie, Jeff Beck, Black Sabbath, Ten Years After, et Robin Trower y tournent intensément et trouvent le public réceptif qu’ils cherchaient.
Les cinq concerts ici captés sur six ans montrent combien le Robin Trower Band s’y exprime avec liberté et plaisir. 
La première tournée date de 1974. Elle fut historique à plus d’un titre. En effet, elle regroupait Robin Trower, King Crimson et Ten Years After. Les trois jouaient dans cet ordre d’apparition, et dans l’ordre inverse de leur succès commercial respectif, le second album de Robin Trower, « Bridge Of Sighs » atteignant le Top 5 US. Bien que les trois groupes aient une approche fort différente du Rock, il n’était pas rare à cette époque de voir ce type d’affiche décalée, montrant l’éclectisme des programmateurs et du public. On verra même se croiser sur la même scène Crosby, Stills, Nash And Young, Miles Davis et Grateful Dead à la fin des années 60. Alors que King Crimson engage sa dernière carte pour enfin percer sur le marché américain, Robert Fripp, au bord de la dépression, reçoit de précieux cours de guitare par Robin Trower qui lui permettront de faire un pas de géant dans son approche musicale et créative. Il avouera même en 1996 que le virtuose du Blues lui avait sauvé la vie. Pas moins.
On retrouve à Philadelphie et en Californie de superbes versions pleine d’emphase et d’énergie de « Lady Love », « Too Rolling Stoned » ou « Little Bit Of Sympathy ». Les chorus de Trower sont imprégnés de grâce et de feeling. Les Blues « I Can’t Wait Much Longer » et « Bridge Of Sighs » atteignent des sommets de mélancolie cancéreuse, de désespoir intérieur. On est entre la folie du Blues possédé d’Humble Pie et le sortilège doom de Black Sabbath. Ecouter un disque de Robin Trower est et reste une expérience unique. Je ressens toujours cette brûlure intense de puissance et de poésie totalement intacte. Il est nécessaire d’inspirer profondément après les premiers accords, le cœur comme soulevé par l’émotion. La voix de Dewar, les roulements de toms et les friselis de cymbales cloutées de Lordan, et la guitare de Trower sont un alliage parfait, un sommet unique de virtuosité et de lyrisme artistique. 
Le trio n’aura de cesse de gagner en intensité. « For Earth Below » et « Long Misty Days » contiennent ce que le groupe produira de plus beau émotionnellement parlant, alors que les deux premiers disques semblaient déjà insurpassables. En 1976 , même les vieux classiques atteignent la stratosphère, comme cette version miraculeuse de neuf minutes de « Too Rolling Stoned » enregistrée dans l’Illinois. Les chorus de Trower sont d’une autre planète, poussé dans ses derniers retranchements par sa section rythmique totalement en embuscade. Il en est de même pour « I Can’t Wait Much Longer », chanté ici la mâchoire serrée par la douleur, et carbonisé par la pureté du riff, tourbillonnant à l’entêtement. Mais il y aussi cette superbe version de « Sailing ». Ce morceau initialement enregistré par Gavin Sutherland devint un tube mondial grâce à Rod Stewart en 1975. On pouvait s’interroger sur l’utilité que pouvait avoir le Robin Trower Band d’en enregistrer une reprise en 1976. la version studio balaya rapidement tous les doutes et cette version en concert encore davantage. Si le trio ne connut pas le même succès que Rod The Mod, il est parfaitement indiscutable de dire que la version de Robin Trower est d’une beauté romantique à couper le souffle. 
Sur scène, en 1976, dans l’Illinois, le guitariste égrène des arpèges sursaturés tombant en pluie d’étincelles. Dewar chante avec emphase, et l’émotion est telle que le bassiste semble s’envoler en chantant et au début du troisième couplet, il s’étrangle presque d’un sanglot. Les trois hommes atteignent un pinacle d’intensité qui ne se clôt que sur un dernier accord rageur et saturé. 
L’enregistrement en Oklahoma de 1977 présentent une version du Robin Trower Band jamais entendu en concert sur disque, ainsi que deux morceaux de l’album « In City Dreams » tout aussi rares. Jimmy Dewar a abandonné sa basse pour se consacrer uniquement au chant, laissant les quatre cordes à Rustee Allen, ancien bassiste de Sly And The Family Stone. On le dit peu, mais « In City Dreams » est un magnifique album. Plus délicat que ses prédécesseurs, il ne connaîtra pas tout à fait le même succès commercial, bien qu’à nouveau disque d’or aux USA, s’éloignant du Heavy-Blues original. L’écoute de « Somebody Calling » et Bluebird » est littéralement trancendante. Le Funk y est obsédant, la mélodie lumineuse.
Robin Trower poursuit dans cette voie avec « Caravan To Midnight » en 1978, mais l’album n’ouvre pas sur une tournée mondiale. Le Robin Trower Band est en difficulté. Le disque se vend mal à l’heure du Punk, du disco, et du Rock AOR. Rustee Allen part, laisse le groupe sous la forme du trio initial. La Grande-Bretagne est alors secouée de soubresauts Rock avec la New Wave Of British Heavy-Metal. De jeunes lames comme de vieux couteaux reprennent les commandes de la scène musicale : Diamond Head, Iron Maiden, mais aussi Motorhead, Black Sabbath ou Budgie. Robin Trower revient à ce qu’il sait faire : du Heavy-Blues. « Victims Of The Fury » paraît début 1980, et le trio se lance dans une campagne internationale qui passe par le Missouri. La setlist fait la part belle aux nouveaux morceaux, tous taillés pour la scène. Brûlants d’électricité incandescente, « The Ring », « Jack And Jill » ou « Mad House » pulvérisent l’auditoire. Même la tentative plus New Wave qu’est la chanson éponyme et son riff fantomatique gagne en intensité. Le chant engagé de Dewar pousse au firmament la mélodie du morceau.
Il s’agira de la dernière tournée de Robin Trower avant cinq ans de silence scénique. Malgré deux albums avec Jack Bruce, et un dernier en 1983 avec Jim Dewar, aucun ne conduira le guitariste et son groupe sur la route. La santé déclinante de Dewar stoppera leur collaboration, Trower entrera dans une période musicale perturbée créativement parlant, le musicien se dirigeant vers des sonorités plus commerciales qui l’éloigneront un temps de sa vraie couleur musicale.
Indiscutablement, le Robin Trower Band fut un grand groupe de scène. Bien que peu démonstratif sur scène, la qualité intrinsèque de ses compositions et de ses musiciens domina de plusieurs têtes la production Rock de l’époque. Il est à espérer que Chrysalis, qui a la faculté de dévoiler des enregistrements d’archives live de grande qualité de ses artistes, nous offre bien d’autres albums de ce genre.
Il est en tout cas certain que celui ou celle qui ne connaît pas Robin Trower n’a pas encore compris ce que puissance de la musique veut dire.
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lundi 1 décembre 2014

THIN LIZZY 1973

 "Il faut un tube, sinon c’est la porte."

THIN LIZZY : « Vagabonds Of The Western World » 1973

Une légère brise marine remontant de la Tamise flotte sur le pavé gris de cette petite rue londonienne. Une grande silhouette déguingandée progresse nonchalamment, les mains dans les poches de son jean pattes d’éléphant. Certains passants se retournent sur les pas de cet homme, métis de peau. Sa coiffure afro dénote encore dans le paysage pourtant cosmopolite de la cité britannique. L’homme est musicien, et il s’appelle Philip Lynott. Il est irlandais, né à Dublin d’une mère blanche, et d’un père inconnu noir, marin de son état. Le jeune homme, pétri de Rock électrique, celui de Cream et Jimi Hendrix, de Soul music et de poésie gaélique, est venu à Londres pour fonder son groupe avec son copain batteur, un certain Brian Downey. Ils croisent la route d’un guitariste de Belfast, ancien guitariste des Them, du nom de Eric Bell, et fondent leur propre trio de Blues-Rock. Il s’appellera Thin Lizzy, du nom d’une bande dessinée narrant les exploits d’une petite auto, Tin Lizzie.
La formation se fait une solide réputation sur scène, et signe fin 1970 avec le label Decca, celui des Rolling Stones. Ils vont enregistrer deux albums en 1971 et 1972, « Thin Lizzy » et « Shades Of A Blue Orphanage » au succès commercial mitigé. On y découvre les influences de ce groupe réellement original : Blues, Hard-Rock naissant, et Folk celtique. Ce qui frappe, outre la réelle compétence musicale des trois, c’est la voix de Philip Lynott. Gouaille funky, timbre souple et soyeux, jamais forcé, il est à mille lieux des hurleurs du hard-métal de l’époque, celui de Deep Purple et Led Zeppelin. Et puis il y a ce don poétique réel. Lynott est un songwriter magnifique, narrant des histoires poignantes,riches de l’imagerie celte, mais aussi de films de westerns et de livres d’aventure qu’il dévora durant son enfance.
Mais bien peu le savent. Encore un peu maladroit, Thin Lizzy brille sur scène mais peine à vendre des disques. Decca donne un ultimatum au trio : il faut un tube, sinon c’est la porte.
Comme nouveau simple, le trio décide de revisiter une chanson traditionnelle irlandaise : « Whisky In The Jar ». La chanson atterrira dans le haut du classement britannique, et va faire enfin connaître Thin Lizzy au monde civilisé. Hélas, l’album qui accompagne cette belle chanson ne connaîtra pas le sort du 45 tours.
L’album en question s’appelle « Vagabonds Of The Western World ». Il est incontestablement le disque de la maturité de cette première partie de carrière de la Mince Elisabeth.
Je me souviens l’avoir acheté dans une petite boutique de disques d’occasion après avoir lu plusieurs articles sur ce groupe hard-rock dont le leader est un métis. Mon choix se porta sur ce disque car il comportait « The Rocker », un classique que Thin Lizzy jouait toujours en concert, et ce jusqu’à son dernier souffle.
 Et puis il y avait cette superbe pochette type bande dessinée issue de l’imagination d’un ami de Phil Lynott : Jim Fitzpatrick. Ce dernier en dessinera plusieurs, ainsi que des affiches, dont celle du mythique « Jailbreak », et traduira parfaitement les influences héroic-fantasy du groupe, cette bande dessinée dont est si friand le grand Phil.
Je fus d’entrée ébouriffé par la slide magnifique d’Eric Bell en introduction du bluesy « Mama Nature Said ». Et puis il y a cette rythmique souple, agile, qui ronfle dans les enceintes. Le bottleneck dessine des arabesques de musique celte derrière le blues-rock évident au premier abord. Et puis il y a cette voix chaude, juste, majestueuse qui rentre de plein fouet dans l’oreille de l’auditeur imprudent. Le pas se fait plus léger, un sourire s’esquisse, la vie est plus belle. On sent aussi que les moyens mis à la disposition de Thin Lizzy par sa maison de disques pour enregistrer sont maigres. On entend que l’album a bénéficié d’une prise directe. On distingue une sourde résonance derrière le groupe, le peu d’overdubs donne l’impression que le groupe joue là, devant nous, dans le salon.
« The Hero And The Madman » met en œuvre tous les talents de conteur de Lynott. Il y ajoute une tonalité comique en modulant sa voix de manière un peu caricaturale pour entrer dans la peau de ses personnages de son western. Cette fois, c’est l’influence funk que l’on trouve ici, celle de Curtis Mayfield. 
 On retrouve le Blues classique anglais avec « Slow Blues ». Mais là encore la tonalité soul de Phil Lynott transpire et donne une vraie âme à ce morceau à la facture classique. « Broken Dreams », face B du simple « Randolph’s Tango » ajouté ici, est dans la même veine. On y retrouve cette personnalité, magnifié par un fantastique solo très claptonien de Eric Bell.
Cette soul, on la trouve à tous les niveaux : « The Hero And the Madman » bien sûr, mais aussi les très funk « Gonna Creep Up On You »et « Black Boys On The Corner ». Il faut ici davantage chercher du côté de Funkadelic et des Meters. Mais Thin Lizzy est résolument Rock, ce qui fait que cette musique est à la fois puissante et incroyablement entraînante.
Même « The Rocker », véritable brûlot de Hard-Blues, est en fait basé sur un thème funk. Eric Bell s’envole littéralement, jouant un superbe solo échevelé de longues minutes durant. Il interprète seul ce que ses successeurs Scott Gorham et Brian Robertson transformeront en duel fratricide bouclant tous les concerts du gang.
Du funk, de la soul... de l’âme. Il y en a dans la musique de Phil Lynott. Même la fameuse reprise de « Whisky In The Jar » en transpire totalement. On est bien en Irlande, mais pas seulement celle des pubs enfumés. Il y a aussi la lande frondant sous le vent du large, les petites maisons de briques des quartiers populaires, toujours ce Blues... C’est aussi celui de Rory Gallagher. Mais Lynott est un conteur et un fin observateur du monde qui l’entoure. Il peut nous plonger dans un monde imaginaire fait de cow-boys, de romantisme celte et de films policiers, ou nous narrer ces petites scènes de la vie. « Little Girl In Bloom » est de celles-ci. Profondément touchante, elle l’est d’autant plus qu’elle est inspirée de l’histoire de sa propre mère. Le solo de guitare de Bell est incroyablement fort, parfaitement en phase avec le texte de Lynott.
« Vagabonds Of The Western World » est véritablement l’achèvement de la première partie de la carrière de Thin Lizzy. Il est l’aboutissement de ce Blues-Rock rugueux teinté de funk et poésie celtique qui fut le premier matériau du groupe. Par la suite, Decca les virera sans ménagement, entraînant le départ d’Eric Bell.
Découragé, Phil Lynott retourne à Dublin. Mais un vieux copain guitariste du nom de Gary Moore, ayant officié dans un trio du nom de Skid Row, le persuade de continuer. Le nouveau Thin Lizzy doté de Moore, Lynott et Downey, composera notamment la chanson « Still In Love With You », et posera les bases du futur album « Nightlife ». Le versatile Moore parti, non pas un, mais deux guitaristes sont recrutés : Scott Gorham et Brian Robertson. Le quatuor magique et la formule gagnante de Thin Lizzy est née. Les deux six-cordistes vont utiliser la technique des twin-guitars mise au point par Wishbone Ash et en faire un emblème du Hard-Rock. Surtout, elle va donner une véritable dimension héroïque aux mélodies de Lynott, et permettre au groupe d’enfin s’imposer commercialement en Europe et aux Etats-Unis.
Malheureusement en route se perdra cette tonalité typiquement britannique, cette couleur que l’on retrouve dans les disques de Savoy Brown ou de John Mayall And The Bluesbreakers, celle du Blues anglais de la fin des années 60. Les garçons timides des débuts sont devenus des hommes, des bads boys bardés de cuir. Si Thin Lizzy conservera sa couleur irlandaise et si le songwriting de Lynott se magnifiera encore avec le temps, le désormais quatuor est devenu un aigle chromé.
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