mardi 14 mai 2013

SUNGRAZER

" Le riff est donc toujours épais mais les atmosphères toujours vaporeuses. "

L’hiver se prolonge en ce début de printemps. Il fait froid, et une brume nuageuse plane sur le ciel bleu, poussée par un vent du Nord glacial. Et depuis plusieurs jours une pluie triste comme chagrin s’abat sur les toits écarlates. Dans cet horizon mi-figue, mi-raisin, je retourne au travail avec bien peu d’entrain.
Je n’ai guère eu le cœur à rire ces derniers temps. Je pensais que les soucis matériels qui m’harassaient depuis plus d’un an en était la cause, mais alors que je sors la tête de l’eau, je me rend compte que ma mélancolie intérieure ne semblait toujours pas vouloir s’en aller.
Un mal étrange au plus profond de mon être me rongeait. Je n’eut guère de goût à rien. Pourtant tout semblait aller : ma vie de famille, mon travail, mais rien ne m’apportait de joie apte à combler ce mal-être. Même le whisky ne m’apportait plus de réconfort. Je ne m’étais pas senti aussi bas, aussi répugnant depuis bien des années. Depuis ma dépression il y a quinze ans en fait.
Une fois encore, la musique vint à mon secours. Par d’étranges circonstances, en cherchant des informations sur un groupe familier (The Machine), je me mis à tirer la ficelle qui relie toute une scène vivace de groupes dits Stoner entre Allemagne et Hollande. Sortirent alors du chapeau Heat, Samsara Blues Experiment, Kadavar, Terraplane, Colour Haze, et puis Sungrazer. J’achetai alors boulimiquement leurs albums, parfois complexes à dénicher. Et je me délectai de leur musique psychédélique, heavy, et formidablement moderne.
Sungrazer est l’une de mes grandes découvertes. Il est de ces groupes qui vous font espérer qu’il y a toujours des musiciens capables de sauver la musique d’un inexorable déclin à l’entrée du 21ème siècle.
Personnellement, l’écoute de cet album m’apporta davantage que cela. Elle fut l’incroyable médication sonique dont mon âme avait tant besoin. Je m’apaisai à son écoute. Je me sentis progressivement fuir ce monde de cuistres. Les gorgées de liqueur cuivrée que j’avalai prirent à nouveau la saveur du plaisir. Je me sentais à nouveau serein, mais différent. Je me sentais lointain. Les falaises le long de l’autoroute qui menait à mon travail se brouillaient de couleurs rouge, verte et bleue. Je sentais un air différent emplir mes poumons, je ne percevais plus mes collègues et mon entourage de la même manière. J’étais discret, sympathique, mais un peu distant. Et toujours empreint de révolte et de philosophie. Mon agressivité se jugula progressivement vers des horizons nouveaux. Durant une petite quarantaine de minutes, j’avais fait la paix avec moi-même. Je n’avais pas ressenti cela depuis des années. Toujours empreint d’agressivité, frustré par les galères de mon travail, du quotidien, les petits tracas conjugaux et familiaux, on finit par oublier que l’on a que 33 ans et le droit de s’évader. Certains trompent leurs femmes, se droguent ou boivent. Moi je plonge dans ce disque. Il est une came prodigieuse. Deux gorgées de whisky en plus en font une drogue dure.
Le Rock germano-hollandais est le digne héritier de Kyuss et son plus formidable prolongement, comme le fut Robin Trower avec Hendrix. Colour Haze ou The Machine sont des synthèses magistrales de Black Sabbath, Hendrix, Pink Floyd et Led Zeppelin. Mais Sungrazer va au-delà.
Il est un amateur de Heavy-Rock lourd et de psychédélie. Le riff est donc toujours épais mais les atmosphères toujours vaporeuses. La violence est toujours sous-jacente, même quand la Fender Telecaster résonne, gorgée de saturation. Sungrazer est né en 2009 à Limburg en Hollande. Rutgers Smeets est à la guitare et au chant, Hans Mulders à la batterie, et Sander Haagmans à la basse.
Ce qui fait la force de ce groupe, c’est cette batterie jazz couplée à l’épais jeu de basse Rickenbacker de Haagmans. Lourd, dense, menaçant, il est la réponse européenne d’un Scott Reeder. C’est lui qui gronde, étouffant, derrière les arpèges pyschés de Rutgers. La basse est le moteur lourd de ce trio. Leur musique éclate entre stries électriques saturées et arpèges gorgées de feedback « larsenant » en tourbillon. Les voix sont toujours douces et vaporeuses, comme l’ambiance apparente. Mais les éclairs de furie sont comme des coups de canon.
Jamais un groupe n’avait su à ce point faire du heavy-rock psychédélique avec autant de maestria, et surtout, sans le moindre plagiat. La Telecaster de Rutgers vibrionne comme un insecte fou, gorgée de wah-wah, de reverb et de fuzz.
Lorsque « If » démarre en petits accords blues syncopés, l’écho résonne, le cerveau est en alerte. La Telecaster crache alors un riff cradingue, se saturant progressivement jusqu’à la moëlle en se gorgeant de wah-wah . Et puis basse et guitare retombent dans des vapeurs inquiétantes. La rythmique est comme le balai des essuies-glaces de la voiture traversant les collines de la Drôme sous la pluie. Le rythme résonne à nouveau comme un éclair. On n’est pas là pour rien. Et puis à nouveau, la guitare résonne en écho, comme le vent dans les hautes herbes. Le ciel est la fois gris et bleu, entre menace et espoir. C’est ce qui fait la grande qualité de ce groupe. On est toujours entre deux espaces, entre violence et mélancolie. La voix est toujours douce, comme celle d’un druide halluciné, entre naïveté et folie sous-jacente. On navigue entre Blues saturé et Heavy-Rock saturé et grondant, mais toujours empreint de flotter sur de la poussière d’étoiles. Le jeu de basse de Haagmans est un délice, rebondissant entre fureur et lignes jazz. Il règne dans ce morceau espoir et mélancolie, distance et colère. J’écoute souvent ce morceau après une réunion avec notre nouvelle direction. Autocratique, brutale jusqu’à l’absurde, sans aucun sens ni de l’humain ni du service public, obnubilée par la rentabilité, et paradoxalement dotée d’ambitions aussi démesurées qu’irréalistes, ces assemblées sont à chaque fois des démonstrations de la bêtise humaine et technocratique.
« If » bénéficie d’une coda merveilleuse intitulée « Intermezzo ». Délicat riff psychédélique rebondissant sur une basse souple et une cymbale frondeuse rappelant celle de « Albatross » de Fleetwood Mac, ce merveilleux morceau sent les embruns, la mer. On distingue les falaises de craies blanches, le ciel gris bleu sous le soleil pâle, les grandes plages de sable après la marée, les vagues qui rebondissent sur les rochers. Et puis ce saxophone qui court en un solo délicat, rappelant le jazz de Soft Machine et John Coltrane. Vaporeux, amer, à la fois désenchanté et ouvrant sur un autre monde, plus serein, plus personnel.
La basse poursuit bientôt le périple avec un riff qui n’est pas sans rappeler Joy Division. L’arpège de guitare, plein d’échoplex, rappelle John Martyn. Les voix en choeur font souffler un air étrange de résignation. « Somo ». Et puis, une modeste inflexion vient injecter une pointe de colère : « Let me alone now, I got to go now ». Et puis le périple se poursuit en un bel arpège qui rappelle ces quelques pas dans la grande ville, entre deux heures de pointe. Là où la beauté du site se réveille sous le soleil se levant au-dessus du fleuve, et qu’enfin, le calme est revenu. Mais Sungrazer sait faire exploser la fureur, et le doux riff se gorge de saturation et de fuzz. « Let me alone now, I got to go now ». Le sens n’est plus le même. Le heavy-rock embrase l’air, il est étouffant.
« Zero Zero ». Je me suis senti ainsi durant plusieurs mois. Double zéro, un naze. Et la plaie n’est pas encore totalement refermée. Je me sens encore souffrir intérieurement. Et puis « Zero Zero » explose dans l’électricité. Il n’est plus question de refus mais de revanche. La fureur électrique est ici sublimée par ses choeurs.
Mais rien ne peut combattre « Common Believer ». Un riff teigneux, , frustré, qui se calque sur une rythmique lourde. La voix se fait plus teigneuse, On retrouve des sentiers plus hard. Sauf que le pont central se fait sur un arpège cristallin et maladif. Et l’électricité de rebondir en furie.
Cette furie, on la retrouve sur « Mountain Dusk ». Monumentale pièce de Stoner-Rock, gorgé de basse overdrivée rebondissant dans un calme incertain. Dans un démentiel festival mêlant Black Sabbath et Jimi Hendrix, le morceau éclate comme une bombe à fragmentation. Les vocaux chantent toujours en choeur, entre désespoir et mélodie.
Et de ce fabuleux disque ne reste que des scories, cendres vénéneuses. Fureur, magie électrique, chaque note est un impact brutal. Et de voir défiler dans la vitre latérale ce paysage sauvage côtoyant la puanteur urbaine. Folie, colère. Amertume. Et l’apaisement sonique, enfin. Pour une quarantaine de minutes, à peine.
 
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